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Points de vue

120 ans après 1905 : retrouver l’esprit de liberté qui fonde la laïcité

Rédigé par Nicolas Cadène | Mardi 9 Décembre 2025

           


© Conseil départemental de Haute-Garonne
© Conseil départemental de Haute-Garonne
Il y a 120 ans, la France accomplissait un geste politique majeur : tourner la page des conflits confessionnels pour bâtir un espace commun où chacun pourrait croire, ne pas croire, changer de croyance ou les critiquer toutes. La loi du 9 décembre 1905 n’était pas un compromis fragile, mais une promesse puissante : garantir la paix des consciences en séparant clairement les institutions publiques des organisations religieuses, afin de libérer les unes et les autres de toute emprise réciproque.

Cette loi ne fut jamais pensée comme une revanche. Briand la décrivait comme une « loi de liberté » ; Jean Jaurès y voyait, accolé à la République sociale, une condition de l’émancipation intégrale.

La laïcité, une méthode pour faire société

La laïcité n’a pas pour fonction de surveiller les individus ni de régenter les comportements : elle fixe un cadre neutre et impartial pour que toutes les convictions puissent coexister sans hiérarchie ni privilège. La laïcité n’a jamais été un outil d’ordre moral ; elle est une méthode pour faire société.

Pourtant, le débat actuel semble souvent l’avoir oubliée. La laïcité est invoquée à tout propos, parfois pour justifier l’exact inverse de ce qu’elle garantit. Là où le droit distingue nettement la neutralité de la seule administration publique et la liberté des citoyens, certains plaident désormais pour une neutralisation des individus eux-mêmes, comme si la visibilité d’une conviction constituait, en elle-même, une menace. Cette confusion n’est pas anodine : elle transforme un principe de liberté en injonction culturelle, et ouvre la voie à des discriminations contraires à l’esprit comme à la lettre de la loi.

Les dérives les plus préoccupantes ciblent fréquemment nos concitoyens musulmans, dont les pratiques ordinaires sont parfois interprétées comme des signaux de rupture. Une tenue, un signe, un prénom, un jeûne ou un simple mot suffisent à susciter la suspicion. Ce glissement essentialise une partie de la population, entretient l’idée d’un « problème » religieux et occulte les véritables enjeux : ségrégation socio-urbaine, discriminations persistantes, relégation territoriale, structuration imparfaite du culte, ingérences étrangères admises voire accompagnées par l’État, ou absence d’espaces publics réellement mixtes socialement.

Car les tensions dites « laïques » n’apparaissent presque jamais là où la République est présente, lisible et juste. Elles émergent là où les services publics sont fragiles, où les inégalités se cumulent, où l’école peine à jouer son rôle d’ascenseur social, où la mixité socio-culturelle se délite. Là où l’État ne se manifeste plus que par la sanction, la laïcité est perçue non comme une garantie de protection, mais comme un instrument de mise à distance.

Revenir à l’esprit de 1905 impose de réparer le lien entre laïcité et justice sociale

Ce malaise est accentué par l’affaiblissement de la pédagogie : formations réduites, repères juridiques brouillés, discours officiels contradictoires, polémiques médiatiques répétées. La suppression en 2021 de l’Observatoire de la laïcité, pourtant reconnu pour la précision de ses analyses et son accompagnement du terrain, a privé les acteurs publics d’un cadre stable.

Dans un climat saturé d’émotions, l’expertise juridique a cédé la place aux slogans. Or la laïcité ne peut être comprise que si elle est expliquée, contextualisée et montrée pour ce qu’elle est : un équilibre délicat entre libertés individuelles et cadre collectif.

Revenir à l’esprit de 1905 impose donc de réparer le lien entre laïcité et justice sociale. Jean Jaurès rappelait déjà que la République n’est pleinement laïque qu’à condition d’être sociale. Autrement dit : aucune politique de laïcité ne peut réussir si elle se limite à l’énoncé de normes et oublie le vécu quotidien des citoyens.

Pour une laïcité qui protège, pas qu’elle sanctionne

Lutter contre les replis identitaires suppose de renforcer la mixité scolaire et territoriale, de soutenir durablement le tissu associatif et l’éducation populaire, de garantir l’égalité d’accès aux services publics, de combattre les discriminations, d’accompagner l’autonomisation des cultes, notamment musulman, sans ingérence étatique.

À cela s’ajoute la nécessité de reconstruire un récit commun. La France s’est toujours pensée comme un ensemble pluriel, mais ce pluralisme doit être reconnu et assumé : dans l’enseignement de l’histoire, dans la représentation médiatique, dans les rites civiques, dans les espaces de participation démocratique. La laïcité ne gomme pas nos appartenances ; elle les rend compatibles au sein d’un cadre commun.

Enfin, il importe de mieux comprendre le rapport des jeunes à la laïcité : ils n’en rejettent pas le principe, mais attendent qu’il soit cohérent, juste, appliqué sans doubles standards. Ils veulent que la laïcité protège, pas qu’elle sanctionne ; qu’elle rende possible l’expression des convictions sans qu’aucune ne prenne le pas sur les autres. Leur demande est profondément républicaine : que la neutralité soit celle de l’État, et non celle des personnes.

La meilleure manière de célébrer la loi de 1905, c’est de la faire vivre avec précision, constance et courage

Au fond, la laïcité n’a pas changé. Ce qui a changé, c’est la manière dont certains tentent de la manipuler. Face aux dérives identitaires, aux paniques morales et aux instrumentalisations politiques, il est urgent de retrouver le sens premier de 1905 : garantir un espace où les désaccords existent sans violence, où les convictions se côtoient sans s’imposer, où la loi commune protège chacun sans distinction.

La laïcité n’est pas un bouclier identitaire, ni une arme rhétorique ou un catéchisme inversé. Elle est un principe de concorde qui protège les personnes, pas les dogmes ; les libertés, pas les peurs.

Cent vingt ans après, la meilleure manière de célébrer la loi de 1905 n’est pas de la remanier, ni de la durcir : c’est de la faire vivre avec précision, constance et courage. Le courage étant de traduire en actes la devise républicaine, et non de multiplier de nouveaux interdits liberticides et contre-productifs.

Tant que nous en préserverons l’équilibre, la laïcité demeurera ce qu’elle fut dès l’origine : un chemin vers la paix des consciences et un horizon pour notre avenir commun.

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Nicolas Cadène, expert-formateur sur la laïcité, est cofondateur de la Vigie de la laïcité et ancien Rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité. Il est auteur du livre En finir avec les idées fausses sur la laïcité (Rééd. 2025, éd. de l’Atelier).

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