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Points de vue

Le traitement de l’islam en France, illustration d’une crise du modèle républicain ?

Rédigé par Haoues Seniguer | Lundi 14 Novembre 2022 à 12:30

           


Le traitement de l’islam en France, illustration d’une crise du modèle républicain ?
Très récemment, Emmanuel Macron s’est rendu à la Grande Mosquée de Paris pour commémorer le centième anniversaire de cette institution. Si le président a prononcé un discours flatteur à l’attention de la communauté musulmane, le tournant pris par des secteurs de l’État français dans leurs relations avec l’islam interroge.

Dans un ouvrage paru récemment, j’ai tenté de décrypter et comprendre la manière dont se construit et se diffuse depuis les attentats de 2015 une tendance « moralisatrice, sécuritaire et identitariste » de la scène politique française, au premier chef de certains représentants de l’État, au sujet de l’islam et des musulmans.

Mon enquête montre qu’entre 2015 et 2022, des politiques et représentants étatiques (et donc non l’État dans son ensemble ni dans un absolu anhistorique) semblent ne plus viser simplement les terroristes dits islamistes sur des faits constitués ou bien encore des rigoristes sur le point de passer à l’acte violent, mais les discours et les comportements de musulmans apparemment trop conservateurs.

Ces derniers sont notamment visés quand ils formulent des critiques à l’endroit de certains discours et politiques publiques en leur direction. Mon travail de recherche questionne justement la légitimité de l’État à censurer et réprimer ce type de critique, ou à juger de « modes de vie ». Si des conservateurs religieux respectent la loi, un État libéral digne de ce nom, ou attaché aux libertés individuelles, doit-il tout de même chercher à réguler ce qu’ils pensent et ce qu’ils montrent ostensiblement de leurs appartenances religieuses, quelle qu’en soit la nature ? Un ordre moral rigide doit-il, au nom de la République, supplanter le polythéisme des valeurs à l’œuvre dans la société ?

Une progressive « intrusion de l’État »

Une gestion étatique centralisatrice et régulatrice était déjà à l’œuvre depuis au moins la fin des années 1980 et la naissance en 1989 du CORIF (Conseil de réflexion sur l’islam de France), sous la férule de Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur sous François Mitterrand. Mais il y a eu clairement un effet d’emballement avec les premiers attentats islamistes dans les années 1990 puis surtout ceux de 2015, dans des accents de moins en moins dialogiques et, au contraire, de plus en plus répressifs et sécuritaires. Notons qu’il y a cependant eu des phases de dialogue dans l’intervalle, suivant les moments et les ministres en exercice.

On constate néanmoins de manière de plus en plus prégnante « l’intrusion de l’État (…) dans les visions et styles de vie des musulmans », comme je l’écris dans mon livre, et qui se traduit par une « extension de la norme », autrement dit, au sens où l’entend le philosophe Michel Foucault (1926-1984), une « classification permanente des individus », musulmans en l’espèce, en « modérés », « républicains », « islamistes », « fondamentalistes », « séparatistes », etc. Je ne connais objectivement pas d’autres acteurs sociaux et de religion dans l’Hexagone rangés sous autant de qualificatifs, a fortiori dépréciatifs.

Ainsi, ce nouveau contexte de raidissement sur la question du fait islamique a semble-t-il connu un tournant avec le discours des Mureaux d’Emmanuel Macron en octobre 2020 et la Charte pour les principes de l’islam de France initiée également par l’Elysée fin 2020, dans le cadre de la préparation de « la loi contre les séparatismes ». Emmanuel Macron, conseillé notamment par quelques chercheurs, eut de plus en plus tendance à voir l’islamisme comme hégémonique sur l’islam de France et à supposer, ce faisant, que libéralisme religieux et encadrement plus étroit du culte islamique étaient la solution au « problème » musulman.

Vision critique et passage à l’acte ?

Ce changement d’attitude au sommet de l’appareil étatique a donc également été nourri par le concours actif de certains universitaires, réunis autour d’une conviction : l’existence d’une continuité entre une vision critique de la société au nom de la religion musulmane, comprise quelquefois de façon intégraliste par des musulmans, et le passage à l’acte violent, en surdéterminant le rôle des « valeurs républicaines ».

Ainsi, ce qui est maintenant sanctionné, ce ne sont plus seulement les actes violents ou ce qui y mènerait décisivement, mais les discours qui constituent supposément un terreau favorable à la mise en cause « des valeurs de la République », par exemple la misogynie, l’égalité entre les hommes et les femmes, etc.

Le changement majeur se situe à ce niveau-là : la mise en quarantaine de figures, individuelles ou collectives, susceptibles de nourrir une vision critique, acerbe de l’État, voire conservatrice de la société, ou de ne pas donner suffisamment de gages, de preuves tangibles de respect strict de la laïcité, moins en tant que principe d’ailleurs que valeur.

Prenons l’exemple du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), qui a été dissous par décret en Conseil des ministres fin 2020. Certes, l’association, du reste non confessionnelle, a été mise en cause à plusieurs reprises, mais l’accusation selon laquelle elle était « un organe de diffusion de l’islamisme et d’incitation à la haine de la France » a été jugée largement excessive par la Ligue des droits de l’Homme qui a évoqué une dissolution politique.

Des confusions entre plusieurs tendances

Des discours de représentants de l’État, de ministres, de préfets, actifs ou non, contribuent, tout en s’en défendant, à l’amalgame regrettable entre islam et islamisme, au travers justement de l’imprécision de la terminologie utilisée, et surtout de l’affirmation d’un continuum entre certaines pratiques religieuses jugées « rigoristes » (pratique religieuse assidue, port du voile dans l’espace public, etc.), politisation et radicalisation. Je songe ici directement aux propos emblématiques de celui qui fut ministre de l’Intérieur de l’actuel chef de l’État, Christophe Castaner, devant la représentation nationale, en octobre 2019.

Or pour ne pas donner dans l’amalgame, il faut distinguer trois phénomènes :

1/ Les musulmans aux pratiques conservatrices, c’est-à-dire attachés aux valeurs traditionnelles de la famille, de l’autorité, du rapport entre les sexes, etc., politisés ou non, qui peuvent quelquefois prendre la parole dans l’espace public en critiquant telle ou telle orientation politique, sans en appeler nécessairement à la sédition. Ces personnes ne sont pas toujours rattachées à un courant idéologique déterminé ou liées à un corpus islamique bien défini. Il ne faut donc pas spontanément surdéterminer la place de l’idéologie dans leurs comportements et visions du monde.

2/ L’islamisme que je qualifie de légaliste : celui-ci est incarné notamment en France par les néo-Frères musulmans, à l’instar de la fédération Musulmans de France. Ses membres respectent la loi, tout en ayant une vision très conservatrice de l’ordre social, des mœurs. Les néo-Frères estiment vital l’engagement social et politique au nom de leur foi religieuse, en fonction du contexte et des rapports de force. À notre connaissance, sur la période récente, aucun membre de cette organisation française n’a appelé à combattre les lois de notre pays ; elle a au contraire immédiatement ratifié la Charte des principes de l’islam de France. Il est vrai toutefois qu’à l’étranger les Frères musulmans, ou les héritiers de leur idéologie, ont pu dans l’histoire commettre des actes de violence et pratiquer le terrorisme, en Égypte, en Algérie, au Maroc, etc., notamment en contexte autoritaire et répressif. Mais certains d’entre eux ont peu ou prou évolué.

3/ Enfin, le terrorisme, l’islamisme radical qui lui passe par la voie des armes, les tentatives de meurtre, d’assassinat, d’intimidation, au nom d’une vision mortifère de l’islam.

Des critères flous

Les critères flous de définition publique de la radicalisation ont conduit, en particulier au lendemain de novembre 2015, à des erreurs et même à des fautes, relevées à juste titre par de nombreuses ONG de défense des droits humains et même par le Défenseur des droits. Les mesures initiées par l’État ont touché des individus et des familles, déclarés a posteriori innocents par la justice française, par des perquisitions donc injustifiées, des privations de liberté, alors même qu’il n’y avait aucun lien avéré avec des cellules ou activités terroristes.

Cette confusion conceptuelle entre conservatisme, rigorisme, radicalisation, séparatisme, islamisme et djihadisme est effectuée et entretenue sans même que les acteurs politiques et décideurs en aient toujours pleine conscience. Toutes ces confusions se traduisent aussi par l’immixtion dans les affaires privées des musulmans pour leur dire comment s’organiser sur le plan associatif, cultuel, culturel, comptable. Les récentes polémiques autour du voile en France et du soutien aux Iraniennes ont relancé ces questions.

Une crise du modèle républicain

Ce rapport heurté, malaisé à l’islam et aux musulmans de France de la part de certains secteurs de l’État, révèle pourtant quelque chose d’encore plus significatif. En effet, le traitement public de l’islam et des musulmans semble surtout refléter l’illustration paroxystique d’une crise du modèle républicain universaliste et « colorblindness », en d’autres termes indifférent aux couleurs et origines.

Je donnerai deux brefs exemples pour aller à l’essentiel. D’une part, au début des années 2000, le philosophe Alain Renaut mettait en exergue l’incapacité des gouvernants français de l’époque, Jacques Chirac et Lionel Jospin principalement, à consentir, à intégrer réellement le fait linguistique pluraliste de la France dans la Constitution ; ces derniers esquivèrent effectivement la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, au nom de la prééminence de la langue française, censément garante de l’unicité de la Nation.

D’autre part, en lien avec ce qui précède, les écrits du philosophe Jean Marc Ferry explicitent les ferments de la crise du modèle républicain ; dans sa difficulté à penser une « identité postnationale », qui n’est certainement pas la négation de l’idée nationale, mais son dépassement dans quelque chose de plus grand, une citoyenneté européenne à vocation cosmopolitique, dans laquelle les individus pourraient faire l’expérience « d’une reconnaissance de soi dans l’autre ».

On prétend donc traiter les citoyens en faisant abstraction de leurs appartenances culturelle, religieuse, linguistique, mais, dans les faits, les individus restent en quelque sorte toujours prisonniers de celles-ci.

Le discours républicaniste

Depuis 2015 s’est par conséquent développé un discours que l’on peut qualifier de « républicaniste », mystificateur en l’occurrence, qui entend affirmer et réaffirmer, par un durcissement de la loi ainsi qu’une surveillance et répression policières, l’attachement aux « valeurs de la République » ; et, dans le même temps, sanctionner les éventuels contrevenants.

En effet, certains représentants de l’État et acteurs associatifs qui cultivent une approche pour le moins policière, moralisatrice ou axiologique de la laïcité, promeuvent in fine une vision « unanimiste d’une nation que l’on rêve homogène dans ses valeurs et ses comportements ». En contravention flagrante avec la nature même de la démocratie et des droits humains.

Vers une discipline morale ?

Est-ce au président de la République, Emmanuel Macron, chef d’un État laïque, d’en appeler à un « islam des Lumières » ?

L’ensemble des indices succinctement évoqués dans cette contribution pointe les usages et surtout mésusages du référentiel républicain. Ce n’est pas la République qui est pointée du doigt mais ce qu’on lui fait dire et faire. Ce dévoiement du référentiel républicain assoit le doute sur « la loyauté » des musulmans à la République, et, ce faisant, justifie une espèce de discipline morale et comportementale de ceux qui seraient apparemment trop ostensiblement musulmans, trop visibles, et de surcroît auteurs de discours critiques des politiques publiques qui les touchent plus sensiblement.

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Haoues Seniguer est maître de conférences en science politique. Spécialiste de l’islamisme et des rapports entre islam et politique, Sciences Po Lyon, laboratoire Triangle, à l’École Normale Supérieure de Lyon, il est l’auteur de La République autoritaire. Islam de France et illusion républicaine (2015-2022), aux éditions du Bord de l’eau. Première parution de la contribution le 10 novembre 2022 sur The Conversation France.

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