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Points de vue

Tawhid/takfir : les poupées sans visage, l’illustration d'une angoisse obsessionnelle des salafistes

Rédigé par Dounia Bouzar | Mardi 25 Janvier 2022 à 16:55

           


Tawhid/takfir : les poupées sans visage, l’illustration d'une angoisse obsessionnelle des salafistes
Les wahhabites, aussi appelés à présent salafistes, ont transformé le principe d’Unicité divine (tawhid), premier pilier de l’islam, en concept si restrictif qu’il en devient une source d’angoisse quotidienne, qui les coupe in fine de toutes les sensations et des relations qui définissent l’être humain.

Par exemple, regarder une image reviendrait à considérer le dessinateur comme un créateur au même niveau que Dieu, et donc à entraver le tawhid. Cette angoisse de « faire du shirk » (associer quelque chose au même niveau que Dieu) devient permanente : le stade de paranoïa atteint son stade maximal chez un individu quand le groupe radical lui explique que, dans la mesure où la tentation « d’adorer » quelque chose d’autre que Dieu est partout, il peut pécher sans même s’en rendre compte.

Le jeune ne fréquente plus de musulman extérieur à ceux de cette mouvance, car il estime que celui-ci peut être polythéiste à son insu. Il en ressort une angoisse obsessionnelle qui se traduit par des comportements de rupture avec toute production humaine et donc culturelle, y compris arabo-musulmane ; puis avec toute personne qui ne coupe pas des productions humaines : le jeune brûle le pouf ou les rideaux ou seraient dessiné/gravé un chameau, déchire les photos de famille, refuse d’échanger des textos qui contiendraient des émoticônes, considère toute activité comme pouvant l’éloigner de Dieu, etc. Pourtant, c’est bien la culture qui fait de nous des êtres humains…

Aux origines de la redéfinition du tawhid

Cette interprétation du tawhid ne sort pas de nulle part. Elle s’inscrit dans l’histoire de l’islam où, dès le IXe siècle, Ibn Hanbal, qui a créé l’école hanbalite, s’oppose au mouvement libéral et moderne du mu’tazilisme. Ces derniers veulent inciter les croyants à s’appuyer non seulement sur les écrits sacrés du Coran (considérés comme la parole de Dieu par les musulmans), mais aussi sur la réflexion et la raison. Ibn Hanbal s’oppose à eux en estimant que la seule façon d’être musulman consiste à imiter les compagnons du Prophète.

La pensée rigide d’Ibn Hanbal est reprise quelques siècles plus tard par Ibn Tamiyya, professeur de la mosquée de Damas au XIIIe siècle. Ce dernier exprime que la décadence du monde musulman provient du fait que les musulmans ont cessé d’être de « purs musulmans ». Il crée le concept de « takfir » qui lui donne le droit d’excommunier un autre musulman considéré comme « non authentique » alors que, traditionnellement, le croyant est directement en lien avec son Créateur parce que l’islam considère que « seul Dieu sait ». C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il n’y a pas d’intermédiaire entre le croyant et Dieu.

Ibn Taymiyya, considéré hérétique par les autorités orthodoxes de l’époque, est alors incarcéré, condamné pour avoir appliqué les versets du Coran de manière trop littérale et pour anthropomorphisme, qui consiste à attribuer à Dieu des comportements humains. Cinq siècles défilent, jusqu’à ce qu’un certain Abd-al Wahhab se mette à lire à la fois Ibn Hanbal et Ibn Taymiyya. La pensée radicale de l’islam prend son vrai tournant à ce moment-là, lorsqu’Abd-al Wahhab rencontre la richissime famille Saoud, qui a besoin d’une autorité religieuse pour renverser le pouvoir en place. Les deux parties concluent alors le pacte de Najd, en 1744, où les Saoud sont tenus de défendre la doctrine d’Abd-al Wahhab tandis que les futures autorités religieuses légitimeront pour leur part le pouvoir politique des Saoud.

Ce pacte – contrôle de l’argent versus contrôle des âmes –, appelé par les musulmans modernistes « pacte du diable », n’a jamais été cassé par aucun de leurs héritiers respectifs. En 1932, cela aboutit à l’instauration officielle du Royaume d’Arabie Saoudite avec qui nous faisons de la diplomatie et à qui nous vendons nos armes…

Lire aussi : Le wahhabisme, ce côté obscur de la foi

Une volonté obsessionnelle de dresser une ligne infranchissable non seulement entre le croyant et le non-croyant

Pendant plus d’un siècle, le wahhabisme a été méprisé par la plupart des musulmans qui le voyaient comme un mouvement sectaire animé par des fanatiques, puis, à force de traduire des ouvrages interprétant l’islam à leur façon et de les diffuser gratuitement dans le monde entier, la mouvance, dorénavant appelée « salafisme », s’est progressivement implantée en Europe.

Le wahhabisme se distingue par la volonté obsessionnelle de dresser une ligne infranchissable non seulement entre le croyant et le non-croyant, mais aussi entre le « bon croyant » et le « mauvais croyant », ce qui mène à une rigidification du fameux concept de « takfir ». C’est Abd-al Wahhab qui a également redéfini la notion de tawhid telle qu’elle est reprise par le discours dit wahhabo-salafiste.

« L’unicité de Dieu » et « l’associationnisme » deviennent la pierre angulaire de l’approche anxiogène que les mouvances salafistes mettent en place, de manière à ce que le croyant se coupe de tout son entourage : amis, famille, loisirs, travail, sport, institutions éducatives, mosquées traditionnelles, comme le montre ce témoignage d’adolescente via l'association L'entre 2 :

« Ensuite, ils m’ont beaucoup parlé du tawhid (l’unicité de Dieu). Ils me disaient qu’il était interdit d’utiliser des émoticônes dans mes textos. Si je me permettais de représenter un visage, je me mettais au même niveau que Dieu, car lui seul pouvait créer. Un frère m’a dit que, si je dessinais des visages ou des animaux, le jour du Jugement Dernier, Dieu me demanderait de donner vie à mes dessins. Comme je serai incapable de le faire, Il me jugera comme une mécréante et Il me jettera en enfer. Le dessin était une grande passion pour moi, cela me permettait d’évacuer mes émotions, de partir dans un autre monde. J’ai tout arrêté du jour au lendemain. Ne serait-ce que dessiner un soleil, on me l’avait interdit, sous prétexte que c’était quelque chose que Dieu avait créé.

Pour supprimer les représentations humaines qui m’entouraient au quotidien, j’ai dû brûler des rideaux, des tentures et des photos que j’avais. J’avais peur de marcher dans la rue et de me laisser aller à regarder une publicité… Je ne quittais pas mes pieds du regard, et je renforçais mon niqab pour me protéger. J’ai également effacé toutes les photos de moi sans voile intégral que ma mère avait sur son ordinateur, jusqu’à ma naissance… J’avais peur que Dieu m’en veuille parce que j’étais complice de mécréants qui voulaient l’égaler. C’était moi qui avais autorisé ma mère à prendre la photo, c’était moi dans le cadre, donc c’était moi qui avais péché. Au final, j’ai détruit pratiquement tous mes souvenirs d’enfance. »

Une déshumanisation de soi qui précède la déshumanisation des autres

En coupant le jeune de toute culture, le discours radical opère une sorte d’« anesthésie » des sensations individuelles et empêche l’expérience du plaisir, l’incarnation de tout ressenti. C’est le début de la déshumanisation de soi qui précède la déshumanisation des autres. Non seulement cette approche diminue les sources d’émotions positives habituelles qui relaxent l’être humain (peinture et dessin, cinéma, philosophie, théâtre, relations amicales, etc.), mais il arrive à les transformer en activités anxiogènes (puisque perçues dorénavant comme susceptibles de trahir l’unicité de Dieu).

Cette disqualification du positif, qui introduit un dénigrement des activités habituelles agréables, place le jeune en posture d’auto-exclusion de manière à l’isoler complètement. Là aussi, il ne bénéficie plus d’interactions positives avec ses semblables et les perçoit comme des sources de danger qui le détourneraient de la Vérité. Cet évitement renforce à son tour l’anxiété si l’on admet que la rupture avec les activités habituelles et les personnes signifiantes est en soi anxiogène. Rapidement, un véritable sentiment de persécution se met en place. L’évitement d’autrui lui permet d’obtenir l’approbation et le renforcement positif de son groupe radical et, par conséquent, encore plus de temps passé avec des individus partageant les mêmes croyances et ainsi plus d’exposition aux croyances wahhabites.

Nommer ce processus de « communautarisme » est erroné : le communautarisme consiste à rester entre personnes de même culture, qui partagent les mêmes codes. Ici, l’idéologie wahhabite essaye de détruire tous les repères culturels, de manière à ce que tout ce qui provient de l’humain soit détesté et rejeté. Le sentiment de persécution qui émane automatiquement des individus liés à cette idéologie (logique puisqu’il y a de l’humain partout dans toutes les sociétés !) complique les réflexions sur la prévention que l’on pourrait mettre en place. Persuadés d’avoir accès au « vrai tawhid », ces individus vivent tout discours alternatif comme une tentative de les détourner du « droit chemin » et se coupent encore plus « des autres », y compris et surtout des « autres musulmans »

Plutôt qu’une stigmatisation ou qu’une approche répressive, il s’agit plutôt de réfléchir à des approches rassurantes qui leur permettent de « reprendre confiance en l’humain », d’introduire de la complexité dans leur pensée (et de lire autre chose que « leurs savants »), de les aider à prendre conscience que toute interprétation d’un texte, même divin, est le produit d’une subjectivité humaine… de manière à les libérer de cette angoisse phobique profonde.


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Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux, est présidente de l’association L’entre-2. Elle est aussi directrice scientifique de My Little Acts, et secrétaire de la Vigie de la laïcité.

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