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Points de vue

Le wahhabisme, ce côté obscur de la foi

Rédigé par | Samedi 26 Janvier 2019 à 09:00

           


Le wahhabisme, ce côté obscur de la foi
« (Le Diable) entra en Iraq et y satisfit ses (petits) besoins puis se rendit en Syrie et en fut chassé. Ensuite, il alla en Egypte où il pondit, couva et s'installa solidement. » (1) Ce hadith attribué au Prophète de l’islam est tiré d’une publication saoudienne faisant l’éloge de Mohammed Ibn Abd al-Wahhab dont la doctrine religieuse, le wahhabisme, forme l’ossature constitutionnelle de l’Arabie saoudite. Concernant le sens à donner à cette phrase, il est évident pour ceux qui se réclament de l’école wahhabite : le Messager de Dieu aurait prédit qu’il viendrait un temps, après sa mort, où le Diable déféquerait en Irak, en Syrie et en Égypte différentes hérésies, parmi lesquelles le mu’tazilisme et certaines formes du soufisme et du chiisme. Bref, les sectateurs du wahhabisme sont persuadés que ces écoles, qu’ils abominent, sont l’œuvre de Satan. Elles doivent être donc combattues avec la dernière énergie afin d’être réduites, à défaut d’être éliminées.

Est-ce là une interprétation excessive et, partant, dévoyée des enseignements de Mohammed Ibn Abd al-Wahhab ? A moins que celle-ci reflète effectivement la rigidité extrême de ce personnage, somme toute fort méconnu ? Une certitude : cet homme de conviction va profondément marquer l’histoire de la péninsule arabique en y faisant apparaître, au XVIIIe siècle, les prodromes d’une théologie éminemment sectaire dont les effets néfastes se feront cruellement ressentir deux siècles plus tard.

Retour sur l'histoire du prophète du wahhabisme

« (…) Il n’y a pas en lui la moindre des qualités requises pour exercer la jurisprudence. (…) La communauté (musulmane) tout entière l’interpelle d’une et une seule voix ; pas une seule ne trouve grâce à ses yeux. Au contraire, tous sont pour lui des incroyants (kuffar). Seigneur, ramène cet égaré sur le droit chemin. » (2) L’« égaré » en question n’est autre que Mohammed Ibn Abd al-Wahhab. Quant à l’accusateur, il s’agit de Sulayman Ibn Abd al-Wahhab, le propre frère de l’incriminé…

Le wahhabisme, ce côté obscur de la foi
C’est en 1703, dans une oasis du Nejd, région située au centre de l’Arabie, que naît Mohammed Ibn Abd al-Wahhab. Après avoir appris auprès de son père, savant reconnu, les fondements du hanbalisme, branche la plus intransigeante de l’islam sunnite, il quitte, vers l’âge de 12 ans, le cocon familial afin de parfaire ses connaissances religieuses. Pour cela, il sillonne l’Arabie, s’installe à Médine un temps, et parcours l’Irak.

Ses voyages lui font prendre conscience de l’influence, néfaste à ses yeux, du chiisme et des pratiques liées à l’islam populaire. D’ailleurs, c’est à Bassora, en Irak, qu’il aurait rédigé son ouvrage majeur, Livre de l’unicité, reprenant les opinions inflexibles du célèbre Ibn Taymiyya (1263 – 1328), exégète exécrant le chiisme au plus haut point comme on peut le voir à travers cette citation tirée de l’une de ses œuvres, Le chemin de la tradition prophétique : « Les (chiites) sont des hérétiques, athées et ennemis de l’islam. »

Mohammed Ibn Abd al-Wahhab, qui n’est pas un penseur mais un prédicateur dans l’âme, a bâti sa doctrine en réaction à un monde musulman qu’il jugeait égaré car éloigné de la saine orthodoxie comme l’écrira, avec emphase, son contemporain, l’historiographe Ibn Ghannam, acquis lui-même aux thèses du dévot : « Au début du XVIIIe siècle, la plupart des musulmans sont retournés aux ténèbres préislamiques. Ignorants, (…) privés de la lumière de la bonne direction, ils ont tourné le dos au livre de Dieu (…). Ils ont adoré des marabouts, morts et vivants, ils ont vénéré des arbres et ont substitué à Dieu de nouvelles idoles. » (3)

La dangereuse prétention d'une exclusivité dogmatique

Arrivé à ce stade, est-on fondé de penser que les positions de Mohammed Ibn Abd al-Wahhab sont simplement l’expression d’un hanbalisme exacerbé ? Non. Car ce messianique, qui a fait de l’unicité de Dieu la pierre angulaire de son apologétique, va introduire un élément marquant une réelle rupture théologique. En effet, contrairement aux tenants de l’islam classique, ce dévotieux affirmera qu’il est le seul détenteur de la vérité. Autrement dit, ceux qui ne le suivent pas se fourvoient dans l’erreur. Même les adeptes de l’école hanbalite n’iront pas jusqu’à une telle exclusivité dogmatique comme le fait remarquer la politologue Fatiha Dazi-Héni dans L’Arabie Saoudite en 100 questions (Édition Tallandier, 2017) : « Le wahhabisme se différencie (…) du hanbalisme en prétendant au monopole de la vérité dans le monde islamique, ce que le hanbalisme classique réfute. »

Le chercheur Nabil Mouline va encore plus loin dans sa réflexion : « Ibn ‘Abd al-Wahhab affirme que seule la religion qu’il professe est le véritable islam. Cette affirmation marque une rupture irréfragable avec l’histoire et le milieu d’origine. Dans ce cas, l’exclusion est la règle d’or et l’interaction avec les autres groupes n’est envisageable que dans le cadre de la conversion ou de l’affrontement. Ce sont là toutes les caractéristiques d’une contre-religion. »

Une « contre-religion » dont l’excès d’ascétisme va limiter les adhésions, en particulier chez ces musulmans, nombreux, qui attachent une grande importance à la vénération des saints et des monuments funéraires. Quant à certains émirs locaux, souvent rivaux, livrant l’Arabie à des guerres intestines sans fin, ils verront en ce sermonnaire une menace potentielle pour leur pouvoir politique. Résigné, le prosélyte devra s’exiler. Nous sommes en 1744.

Le politique pour asseoir le fanatisme doctrinal du wahhabisme

En dépit des vicissitudes de son sacerdoce, Mohammed Ibn Abd al-Wahhab, convaincu de son impérieux devoir, réussira à porter son message dans la péninsule arabique grâce à l’alliance qu’il contracte avec l’émir Mohammed Ibn Saoud. Devenu son protecteur, ce dernier, qui a embrassé la nouvelle religion, a bien compris le parti qu’il pouvait tirer de ce pacte théo-politique : une légitimité religieuse qui fait cruellement défaut aux autres roitelets arabes. Même constat pour l’apôtre du wahhabisme qui a vu dans le sabre de la tribu des Saoud l’indispensable outil à sa prédication. Et nous touchons là un point essentiel de la théologie wahhabite : le jihad. Arme redoutable dont va se servir Abd-al-Aziz Ier, le fils de Mohammed Ibn Saoud pour contraindre les chiites à abjurer leur foi.

Dès lors, ceux-ci n’auront d’autres choix que « le wahhabisme ou la mort » : « Abd-al-Aziz Ier envahit la Mésopotamie chiite à partir de 1801. Il (…) dévasta une première fois, en 1802, la ville de Karbala (…), ville sacrée pour les chiites qui abrite le tombeau de l’imam chiite Hussein. (…) Douze mille wahhabis mirent Karbala à sac, massacrant en à peine huit heures près de quatre mille hommes, femmes et enfants, accusés d’idolâtrie. » (4)

Le fanatisme doctrinal du wahhabisme, doublé d’une intolérance religieuse paroxystique, tiendra en souci les autorités ottomanes qui l’assimileront à une « perfidie » contraire aux fondements de l’islam, rapporte Henri Laurens dans L’Orient arabe – Arabisme et islamisme de 1798 à 1945 (Armand Colin, 2015) : « Ce qui s’est produit (en Arabie) (…) est fait de honte et d’infamie ; ce qui est arrivé aux peuples des deux excellentes villes (La Mecque et Médine) est marqué de perfidie et de destruction du fait de la secte (wahhabite) (…). (Le wahhabisme) est de la trahison et de l’offense envers (l’islam). »

Comme nous l’avions dit, « le caractère extrêmement rigoureux » du wahhabisme constitua un frein à sa progression « en dehors du territoire conquis par les armes des Al-Saoud ». (5) Une réalité qui poussera Mohammed Ibn ‘Abd al-Wahhab à nuancer son discours, en particulier dans le domaine de l’excommunication (takfir) des autres courants de l’islam. Après sa mort, en 1792, ses continuateurs s’organisent en clergé au sein d’un royaume devenu l’Arabie saoudite depuis l’arrivée au pouvoir du roi Abd al-Aziz Ibn Saoud (1902-1953) dans un contexte marqué par l’effondrement de l’Empire ottoman et la pénétration, tant physique que culturelle, de l’Europe au cœur de l’Orient arabe. Processus qui enclenchera l’irruption de ce que l’on nommera, plus tard, « l’islamisme ». Au passage, relevons que les deux phénomènes, « islamisme » et « wahhabisme » furent essentiellement des réactions ; la première, orientée vers « l’extérieur », contre un Occident perçu comme hégémonique ; la seconde, dirigée vers « l’intérieur », contre un monde islamique jugé décadent…

Tel un visionnaire, le voyageur français, Gervais-Courtellement, présent à la Mecque, s’inquiétait, en 1890 déjà, du risque lié à une propagation du « wahhabisme » via l’imprimerie naissante en Arabie : « Qui sait ce que ces presses imprimeront un jour, à l’heure de la guerre sainte si jamais elle éclate (…) ces vieilles races (arabes) endormies ne s’éveilleront-elles pas de leur torpeur séculaire ? J’exprime le vœu que ce soit lentement, car le réveil sera pénible pour nous s’il était brusque et violent. » (6)

Le wahhabisme contemporain, un fléau théologique

Devant un parterre de religieux, le grand mufti de l’Arabie saoudite insistait, en 2013, sur la nécessité « de détruire toutes les églises » de la péninsule arabique. Un appel d’autant plus terrifiant qu’à quelques lieux de là, le groupe takfiriste Daesh allait trouver dans cette funeste recommandation une justification religieuse à son projet de martyrisation des Irakiens de confession chrétienne…

Cela dit, il faut se garder d’identifier le wahhabisme actuel, aussi doctrinaire soit-il, à la théologie sanguinaire de Daesh. Pour preuve, des minorités chiites, certes discriminées, vivent en Arabie Saoudite. Il n’en demeure pas moins que ce pays, antre du wahhabisme, est bel et bien la matrice de l’extrémisme islamique contemporain dont la facette la plus spectaculaire est le phénomène jihadiste : « Aucune solution durable au fléau djihadiste, et (…) au néo-traditionalisme qui gangrène le monde musulman, ne peut donc être envisagée sans se pencher sérieusement sur le cas saoudien. De Saint-Denis à Mossoul, de Bruxelles à Raqqa, de Syrte aux autres régions aux mains d’al-Qaïda, Daesh et consorts, toutes les routes du djihad mènent à Riyad. » (7)

Autre caractéristique fondamentale du wahhabisme : le strict contrôle de l’espace public. En effet ; dans la pensée de Mohammed Ibn ‘Abd al-Wahhab, l’Homme, s’il n’est pas contraint par une sorte de « police des mœurs », tend à suivre sa pente. D’où la nécessité, au nom du respect de l’orthodoxie et de l’orthopraxie, de surveiller, avec zèle, les individus. Avec la prudence qu’il convient lorsque l’on opère par comparaison, il n’est pas déraisonnable d’affirmer que la vertu par la terreur, principe cher à Robespierre, sied à parfaitement aux théologiens wahhabites. Voilà, du reste, le portrait que dressa de cette inquiétante « police des mœurs » (muttawa), un voyageur du XIXe siècle, William Gifford Palgrave :

« Vingt-deux (…) fervents wahhabites, (forment) un conseil auquel (l’émir Faysal a confié) des pouvoirs absolus pour extirper l’impiété, d’abord à Riyad, puis dans tout l’empire. (…) Non seulement les (wahhabites) devaient dénoncer les coupables, mais ils pouvaient aussi (…) appliquer (…) la peine prononcée ; la nation entière fut mise, corps et biens, à leur merci (…). Ne pas assister cinq fois par jour aux prières publiques, fumer, (…) porter de la soie ou de l’or, parler ou avoir de la lumière dans sa maison après l’office du soir, chanter, jouer de quelque instrument de musique, (…), en un mot tout ce qui semblerait s’écarter de la lettre du Coran et du rigide commentaire de (Mohammed Ibn ‘Abd al-Wahhab) devint un crime sévèrement puni. » (8)

Le wahhabisme, ce côté obscur de la foi
Les mutawwa, c’est ainsi qu’on nomme aujourd’hui ces zélotes, veillent scrupuleusement à l’homogénéisation religieuse de la société saoudienne en s’appuyant sur le principe du Commandement du bien et l’interdiction du mal, élevé au rang d’une institution par décret royal, le 10 septembre 1926. Abhorrée par la jeunesse saoudienne, cette milice défraya la chronique après la mort tragique de 15 jeunes saoudiennes, le 11 mars 2002. En effet, les mutawwa, jugeant non conformes les tenues des adolescentes tentant de fuir leur école en feu, obligèrent les malheureuses à retourner dans l’enceinte du bâtiment afin de récupérer leur habits religieux. Ces dernières seront dévorées par les flammes.

Aujourd’hui, partout dans le monde musulman, cette surveillance de l’espace public par des groupes salafisants est devenue une réalité tangible. Jusqu’en dans nos quartiers, en France et en Europe, où des femmes sont sommées ici de se vêtir correctement, là de se faire discrètes. D’ailleurs, pour l’islamologue Rachid Benzine, dans une interview au Point, « le wahhabisme est devenu le modèle même de l'orthodoxie sunnite ». C’est dire l’influence de ce courant hétérodoxe de l’islam sunnite qui a su s’imposer à la faveur d’une « diplomatie wahhabite » appuyée par les « moyens financiers colossaux » de l’Arabie saoudite. La conséquence est terrible puisque ce littéralisme coranique aliénant amplifie le processus de vitrification de l’islam et, plus grave, alimente les dérives religieuses extrémistes dont l’un des aspects est le profond mépris de l’altérité, qu’elle soit chrétienne, juive, athée, homosexuelle...

Ainsi donc, cette monstruosité théologique, le wahhabisme, né dans l’esprit d’un homme pieux mais exalté, a su s’adapter au gré des circonstances, parfois difficiles, et se propager dans un contexte particulier, celui notamment de la Guerre Froide, qui lui sera favorable. Et pour cause, l’ennemi irréductible pour l’Occident était, à cette époque-là, l’ogre rouge, entendez l’Union soviétique confrontée, en Afghanistan, à des jihadistes enhardis par le wahhabisme et perçus aux États-Unis comme des « combattants de la liberté ».

Selon le chercheur Nabil Mouline, l’Arabie saoudite, en dépit des timides efforts des autorités pour circoncire l’extrémisme religieux, ne parviendra pas à dé-wahhabiser le pays car l’Église wahhabite a montré son indéniable capacité d’acclimatation. La page du wahhabisme est donc loin d’être tournée. Hélas.

(1) Ahmed Ibn Hajar Abou Tamy, L’imam Mohammed Ibn Abd al-Wahhab : ses croyances, sa réforme, Publication du Ministère des Affaires Islamiques, des Waqfs, de l’Appel et de l’Orientation, Arabie Saoudite, 2000, p. 114.
(2) Mirani Moulay Rachid, La géopolitique du conflit confessionnel au Moyen-Orient : LE WAHHÂBISME ET LE CHIISME DUODECIMAIN, Thèse, Université Bordeaux IV, 2014, p. 146.
(3) Nabil Mouline, Les clercs de l’islam – Autorité politique et pouvoir politique en Arabie Saoudite, XVIIIe – XXIe siècle, P.U.F, 2011, p. 66.
(4) Rigoulet-Roze David, « Les chiites de la province saoudienne du Hasa : une minorité <<nationale>> stratégique au cœur des enjeux ethno-confessionnels régionaux », Hétérodote, 2009/2 (n° 133), p. 180-135.
(5) Olivier Da Lage, Géopolitique de l’Arabie Saoudite, Éditions Complexe, 1996, p. 35.
(6) Hamadi Redisi, Une histoire du wahhabisme – Comment l’islam sectaire est devenu l’islam, Édition du Seuil, 2007, p. 15.
(7) Sabrina Mervin & Nabil Mouline, Islams politiques – Courants, doctrines et idéologies, CNRS Éditions, 2017, p. 70.
(8) Sabrina Mervin & Nabil Mouline, op. cit., p. 49.

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Malik Bezouh est physicien de formation. Spécialiste de questions sur l'islam de France, de ses représentations sociales dans la société française et des processus historiques à l’origine de l’émergence de l’islamisme, il est auteur de Crise de la conscience arabo-musulmane pour la Fondation pour l'innovation politique (Fondapol) et France-islam : le choc des préjugés. Notre Histoire, des croisades à nos jours (Plon, septembre 2015).


Malik Bezouh
Malik Bezouh est physicien de formation. Spécialiste de questions sur l'islam de France, de ses... En savoir plus sur cet auteur



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