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Société

Vers une interdiction du voile au travail ? Pourquoi la décision de la Cour de justice européenne inquiète

Rédigé par Imane Youssfi et Samba Doucouré | Mardi 14 Mars 2017 à 12:42

           

Le Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a rendu un arrêt mardi 14 mars qui fait date. Suite à la saisine des deux femmes musulmanes, l'une belge, l'autre française, la juridiction a validé la possibilité pour une entreprise d'inscrire dans son règlement intérieur l'interdiction du port visible de signes religieux, politiques et philosophiques. Une décision qui inquiète des associations de lutte contre les discriminations.



Cour de justice de l'Union européenne (CJUE)
Cour de justice de l'Union européenne (CJUE)
Est-il discriminatoire de licencier une salariée pour port du voile ? C’est en ce sens que la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) - à ne pas confondre avec la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) - a rendu son verdict mardi 14 mars. L’institution, saisie par les Cours de cassation belges et françaises, a été appelé à statuer sur les cas d'Asma Bougnaoui en France, et de Samira Abchita en Belgique. Les deux femmes ont été licenciées pour port du voile sur leur lieu de travail respectif et ont saisies les autorités compétentes pour dénoncer leur licenciement.

Embauchée en tant qu’ingénieur chez Micropole Univers en 2008, Asma Bougnaoui a été licenciée un an plus tard sans indemnités. Son employeur prétextait que son voile gênait un de leur client chez qui elle intervenait et que cela entravait le développement de l’entreprise. Les prud’hommes ont indemnisé la jeune femme pour absence de préavis, une décision confirmée par la cour d’appel en 2013.

En Belgique, la situation est à peu près similaire pour Samira Abchita. Après son embauche à un poste de standardiste dans la société G4S Secure Solutions en 2006, la jeune femme décide de porter le voile. Son employeur, qui ne lui imposait pas d’uniforme, l’informe qu’une règle non écrite au sein de l’entreprise ne l’autorise pas à la porter. La salariée refuse de retirer son voile et est alors virée. Après son licenciement, son ancien employeur a adopté une règle écrite dans le règlement intérieur. Samira Abchita poursuit alors son employeur pour discrimination. La justice belge avait alors estimé que cette règle ne repose pas sur des préjugés et respecte le principe de proportionnalité.

Une décision « porteur de très lourdes conséquences » en Europe

L'avocate générale de la CJUE avait pourtant rendue un avis en juillet 2016 dans lequel elle jugeait l'interdiction du voile dans le secteur privé comme une discrimination.

Plusieurs mois après cet avis, la CJUE estime, dans les deux cas, qu'« une règle interne d’une entreprise interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux ne constitue pas une discrimination directe ». Concernant l'affaire Abchita, « une telle discrimination indirecte peut être objectivement justifiée par un objectif légitime tel que la poursuite par l'employeur, dans ses relations avec ses clients, d'une politique de neutralité politique, philosophique et religieuse », estime l'institution.

Elle renvoie le dossier à la Cour de cassation belge pour trancher afin qu'elle vérifie, d'une part, « si l’interdiction vise uniquement les travailleurs de G4S qui sont en relation avec les clients » auquel cas « l’interdiction doit être considérée comme strictement nécessaire pour atteindre le but poursuivi » ; d'autre part, s’il était possible pour G4S de proposer à la plaignante « un poste de travail n’impliquant pas de contact visuel avec ces clients, plutôt que de la licencier ».

Quant au cas Bougnaoui, elle indique que « la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits du client de ne plus voir ses services assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de la directive ». Comme pour le cas Abchita, la Cour de cassation française devra se prononcer en définitive.

Si les interdictions des signes religieux ne sont possibles que sous conditions selon le CJUE, des associations se sont inquiétées de sa décision, qui pourrait être un premier pas vers une harmonisation des pratiques des employeurs dans l'ensemble de l'Union européenne qui irait dans le sens d'une interdiction du port des signes religieux dans les entreprises. Pour le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), qui a accompagné Asma Bougnaoui dans sa démarche, l’arrêt est « porteur de très lourdes conséquences en ce qu’il interroge directement l’avenir des concepts de discrimination et de liberté en général, sur tout le sol européen ».

Vers une interdiction du voile au travail ? Pourquoi la décision de la Cour de justice européenne inquiète

Vers un permis de discrimination pour les employeurs ?

« Ainsi, la CJUE a considéré qu’inscrire dans le règlement intérieur d’une entreprise une clause imposant la neutralité religieuse dans le domaine privé était "légal". Or, une discrimination est jugée comme telle justement parce qu’elle est fondée sur un critère dont la prise en compte est prohibée (religion, conviction, handicap, âge, orientation sexuelle) », indique l'association, estimant que « cette décision n’est pas fondée selon une logique de promotion des droits fondamentaux, mais plutôt sous celle de crispations de certaines franges des sociétés européennes ».

Le réseau européen contre le racisme (ENAR) a jugé, pour sa part, que l'arrêt « légitime les discriminations à l’égard des femmes musulmanes ». « Cette décision force les femmes musulmanes portant le voile, les sikhs ayant le turban et les juifs portant la kippa à choisir entre leur expression religieuse, qui est un droit fondamental, et leur droit à l’accès au marché du travail », indique l’organisation dans un communiqué.

« Avec cet arrêt, la CJUE néglige ouvertement le contexte sociétal auquel sont confrontées les femmes musulmanes en Europe. Elles éprouvent déjà d'importants obstacles à trouver et à conserver un emploi et cette décision ne fera qu'empirer les choses, en donnant aux employeurs un permis de discrimination », conclut l'ENAR.






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