L’enquête réalisée par l’Ifop, bien qu’elle appelle une lecture critique, ici développée, sur certains de ses présupposés méthodologiques et interprétatifs, conserve une portée d’utilité publique indéniable. Elle contraint en effet la société française à reposer le débat sur l’islam dans une perspective de temps long, loin des polémiques conjoncturelles et des instrumentalisations médiatiques.
Refuser d’en discuter sous prétexte de ses limites serait une erreur stratégique : elle met en lumière, avec une acuité rare, les dynamiques internes qui traversent les populations de confession musulmane en France depuis les années 1980 – discontinuités générationnelles, fractures culturelles, recompositions identitaires – et révèle l’absence d’homogénéité que recouvre trop souvent l’expression commode de « Français de confession musulmane ».
Refuser d’en discuter sous prétexte de ses limites serait une erreur stratégique : elle met en lumière, avec une acuité rare, les dynamiques internes qui traversent les populations de confession musulmane en France depuis les années 1980 – discontinuités générationnelles, fractures culturelles, recompositions identitaires – et révèle l’absence d’homogénéité que recouvre trop souvent l’expression commode de « Français de confession musulmane ».
Sortir du zonage, intégrer l’espace du commun
Sortir des essentialisations dont les musulmans font l’objet suppose, en premier lieu, que les musulmans eux-mêmes acceptent d’engager une introspection lucide. Il est nécessaire de distinguer rigoureusement la religion (ensemble de croyances et de textes fondateurs) de la religiosité (ensemble des pratiques, normes et représentations qui en découlent dans un contexte historique donné). Nombre de pratiques contemporaines – consommation halal généralisée, codes vestimentaires spécifiques, revendications de séparations genrées, rapports au droit, à l’État, à la nation, à l’histoire – ne relèvent pas de prescriptions coraniques intangibles mais de constructions historiques, culturelles et, parfois, politiques. Les appréhender comme telles, c’est déjà les humaniser et les rendre négociables.
Les revendications, souvent légitimes, de normalisation du fait religieux musulman dans l’espace public ne doivent pas masquer une réalité symétrique : cette normalisation ne peut être à sens unique. Dans une démocratie pacifiée par la force du droit, la loi reste le cadre commun ; mais tous les conflits sociaux ne se résolvent pas systématiquement devant un tribunal. La multiplication des contentieux – ce que certains acteurs désignent sarcastiquement comme le « jihad des prétoires » – nourrit, chez la majorité de l’opinion, le soupçon que l’objectif n’est pas tant l’égalité citoyenne que l’imposition progressive d’une norme islamique concurrente de la norme républicaine.
Pour les promoteurs d’une vision radicale ou identitaire de l’islam, l’enjeu n’est d’ailleurs pas de gagner une bataille judiciaire ponctuelle, mais de consolider un capital symbolique : celui d’une « communauté qui résiste » face à une société perçue comme hostile et cherchant à « museler » les musulmans.
Ce paradoxe mérite d’être souligné : la sécularisation, en réduisant l’espace institutionnel du religieux, a paradoxalement offert aux mouvements islamistes un terrain d’expansion à l’intérieur même des communautés musulmanes. L’extension du domaine du halal, le développement d’un enseignement confessionnel parallèle, la promotion de codes vestimentaires présentés comme obligatoires relèvent d’une stratégie de réislamisation qui contourne l’espace public sécularisé en investissant l’espace privé et communautaire.
Des normes autrefois secondaires ou contextuelles sont érigées en marqueurs identitaires absolus, définissant les contours d’une oumma exaltée et d’un « Nous » exclusif. Ce « Nous » cultuel broie les affiliations culturelles, les singularités linguistiques, les trajectoires individuelles et les héritages nationaux au profit d’un culte désincarné, détaché de toute culture historique. Le propre des mouvances islamistes – qu’il s’agisse des Frères musulmans ou d’autres courants salafistes – est précisément de construire un univers mental où le musulman n’est plus un sujet libre mais une particule intégrée à un magma communautaire supranational.
Le discours islamiste efface délibérément les histoires des peuples et les ancrages territoriaux pour réinscrire les musulmans dans un temps et un espace uniques : ceux, magnifiés, de la Révélation originelle. Sur les réseaux sociaux, des vidéos interminables alternent culpabilisation morale et promesses eschatologiques pour convaincre les jeunes générations que s’affranchir des appartenances nationales et des particularismes culturels équivaut à revenir au « vrai islam » des pieux ancêtres (salaf). Cet islam originel est présenté comme un bloc monolithique, indivisible, où aucune séparation des ordres (religieux/politique, privé/public, cultuel/culturel) n’est tolérée. Cette indivisibilité nourrit inévitablement une logique sectaire de pureté du groupe, incompatible avec la pluralité inhérente à toute société démocratique.
Sortir du zonage communautaire implique donc une réappropriation décisive de l’espace du commun. Cette tâche est d’abord historique, intellectuelle et théologique. Elle incombe, en premier lieu, aux savants musulmans, aux responsables associatifs, aux intellectuels et aux imams de France. Un travail d’aggiornamento comparable, toutes proportions gardées, à celui qu’a représenté le concile Vatican II pour l’Église catholique en 1962-1965 s’impose.
Les revendications, souvent légitimes, de normalisation du fait religieux musulman dans l’espace public ne doivent pas masquer une réalité symétrique : cette normalisation ne peut être à sens unique. Dans une démocratie pacifiée par la force du droit, la loi reste le cadre commun ; mais tous les conflits sociaux ne se résolvent pas systématiquement devant un tribunal. La multiplication des contentieux – ce que certains acteurs désignent sarcastiquement comme le « jihad des prétoires » – nourrit, chez la majorité de l’opinion, le soupçon que l’objectif n’est pas tant l’égalité citoyenne que l’imposition progressive d’une norme islamique concurrente de la norme républicaine.
Pour les promoteurs d’une vision radicale ou identitaire de l’islam, l’enjeu n’est d’ailleurs pas de gagner une bataille judiciaire ponctuelle, mais de consolider un capital symbolique : celui d’une « communauté qui résiste » face à une société perçue comme hostile et cherchant à « museler » les musulmans.
Ce paradoxe mérite d’être souligné : la sécularisation, en réduisant l’espace institutionnel du religieux, a paradoxalement offert aux mouvements islamistes un terrain d’expansion à l’intérieur même des communautés musulmanes. L’extension du domaine du halal, le développement d’un enseignement confessionnel parallèle, la promotion de codes vestimentaires présentés comme obligatoires relèvent d’une stratégie de réislamisation qui contourne l’espace public sécularisé en investissant l’espace privé et communautaire.
Des normes autrefois secondaires ou contextuelles sont érigées en marqueurs identitaires absolus, définissant les contours d’une oumma exaltée et d’un « Nous » exclusif. Ce « Nous » cultuel broie les affiliations culturelles, les singularités linguistiques, les trajectoires individuelles et les héritages nationaux au profit d’un culte désincarné, détaché de toute culture historique. Le propre des mouvances islamistes – qu’il s’agisse des Frères musulmans ou d’autres courants salafistes – est précisément de construire un univers mental où le musulman n’est plus un sujet libre mais une particule intégrée à un magma communautaire supranational.
Le discours islamiste efface délibérément les histoires des peuples et les ancrages territoriaux pour réinscrire les musulmans dans un temps et un espace uniques : ceux, magnifiés, de la Révélation originelle. Sur les réseaux sociaux, des vidéos interminables alternent culpabilisation morale et promesses eschatologiques pour convaincre les jeunes générations que s’affranchir des appartenances nationales et des particularismes culturels équivaut à revenir au « vrai islam » des pieux ancêtres (salaf). Cet islam originel est présenté comme un bloc monolithique, indivisible, où aucune séparation des ordres (religieux/politique, privé/public, cultuel/culturel) n’est tolérée. Cette indivisibilité nourrit inévitablement une logique sectaire de pureté du groupe, incompatible avec la pluralité inhérente à toute société démocratique.
Sortir du zonage communautaire implique donc une réappropriation décisive de l’espace du commun. Cette tâche est d’abord historique, intellectuelle et théologique. Elle incombe, en premier lieu, aux savants musulmans, aux responsables associatifs, aux intellectuels et aux imams de France. Un travail d’aggiornamento comparable, toutes proportions gardées, à celui qu’a représenté le concile Vatican II pour l’Église catholique en 1962-1965 s’impose.
Réinscrire la foi dans l’épaisseur du réel qui englobe une histoire nationale commune
Un tel chantier civilisationnel nécessiterait de trancher, avec autorité et clarté, les questions qui alimentent les crispations récurrentes : port de tenues présentées comme « islamiques », extension du halal, mixité sociale et scolaire, soins médicaux, rapport à la citoyenneté, à la nation, au drapeau et à l’hymne nationaux, rapport à la mémoire historique française et définition claire de l’islamisme comme courant politique incompatible avec les principes républicains et de l’islam.
Des avancées significatives existent déjà – travaux de juristes musulmans, fatwas contextualisées, déclarations de principes – mais leur portée reste limitée faute de consensus large et, surtout, de validation par des autorités religieuses éminentes. Seule une telle légitimité collective permettrait de desserrer l’étau des normes les plus isolantes et de proposer aux croyants une religiosité apaisée, pleinement compatible avec l’appartenance à la nation française.
Il est urgent de mettre fin à la constitution de sociétés parallèles où certains musulmans consomment à part, s’habillent à part, fréquentent des établissements à part, se mobilisent exclusivement pour des causes communautaires et stigmatisent comme « vendus » ou « traîtres » ceux des leurs qui affichent leur attachement à la nation française.
L’islam, en tant que grande tradition spirituelle et civilisationnelle, a toujours été porté par des cultures et des histoires plurielles. Le réduire à un code d’interdits minutieux, à un ensemble de rituels standardisés vidés de toute profondeur culturelle, relève d’une régression anthropologique sans précédent.
Aux nouvelles générations de musulmans de France revient la responsabilité de refuser cette réduction et de réinscrire leur foi dans l’épaisseur du réel qui englobe une histoire nationale commune, une citoyenneté partagée et un espace public où la différence religieuse n’est ni ostentatoire ni exaltée, mais simplement reconnue comme une composante parmi d’autres de l’identité plurielle des citoyens.
*****
Hamid Derrouich est docteur en science politique.
Lire aussi :
Sondage Ifop sur les musulmans : un dispositif rhétorique pour objectiver l'angoisse de la société majoritaire
Sondage Ifop sur les musulmans de France : une étude orientée aux nombreux biais méthodologiques
Face aux failles du sondage Ifop sur les musulmans de France, des CDCM font appel à la justice
Des avancées significatives existent déjà – travaux de juristes musulmans, fatwas contextualisées, déclarations de principes – mais leur portée reste limitée faute de consensus large et, surtout, de validation par des autorités religieuses éminentes. Seule une telle légitimité collective permettrait de desserrer l’étau des normes les plus isolantes et de proposer aux croyants une religiosité apaisée, pleinement compatible avec l’appartenance à la nation française.
Il est urgent de mettre fin à la constitution de sociétés parallèles où certains musulmans consomment à part, s’habillent à part, fréquentent des établissements à part, se mobilisent exclusivement pour des causes communautaires et stigmatisent comme « vendus » ou « traîtres » ceux des leurs qui affichent leur attachement à la nation française.
L’islam, en tant que grande tradition spirituelle et civilisationnelle, a toujours été porté par des cultures et des histoires plurielles. Le réduire à un code d’interdits minutieux, à un ensemble de rituels standardisés vidés de toute profondeur culturelle, relève d’une régression anthropologique sans précédent.
Aux nouvelles générations de musulmans de France revient la responsabilité de refuser cette réduction et de réinscrire leur foi dans l’épaisseur du réel qui englobe une histoire nationale commune, une citoyenneté partagée et un espace public où la différence religieuse n’est ni ostentatoire ni exaltée, mais simplement reconnue comme une composante parmi d’autres de l’identité plurielle des citoyens.
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