Le dernier sondage IFOP sur le rapport des musulmans de France à l’islam et à l’islamisme a été commandé par Écran de Veille, une revue inconnue du grand public, émanant du site Global Watch Analysis qui se déclare dédié « à la résistance aux extrémismes et aux fanatismes sous toutes leurs formes » mais qui se concentre surtout sur les dangers de « l'entrisme islamiste » des « Frères musulmans » en Occident. Le ton est donné. Ce sondage s’appuie sur un large échantillon de 1 005 personnes déclarant « avoir la religion musulmane ». D’un point de vue purement technique, il présente une apparence de sérieux, comparable à l’enquête réalisée en 2016 par le même institut de sondage pour le compte de l’Institut Montaigne.
De nombreux biais qui nous invite à la vigilance
Les sondeurs ont posé une série de questions sur les pratiques religieuses (des comportements proprement cultuels ou des comportements culturels plus ou moins liés à la religiosité) ainsi que sur des opinions (dans des termes souvent vagues). Interroger sur les conduites ne pose pas de problèmes particuliers, elles sont facilement objectivables, mesurables.
En revanche, tous les chercheurs en sciences sociales savent que le recueil d’opinion dans le cadre d’un sondage est soumis à de nombreux biais, les principaux étant que 1) tous les répondants n’interprètent pas les questions de la même façon, ou 2) l’interprètent de façon à envoyer un message qui n’est pas directement lié avec la question posée, ou encore 3) se sentent obligés de répondre à un type de questionnement qu’ils n’ont jamais eu, « bricolant » hâtivement une réponse… Le sociologue Pierre Bourdieu, dans un article devenu classique intitulé « L'opinion publique n'existe pas », a bien montré l’existence de ces difficultés méthodologiques (Bourdieu, 1973).
Une grande partie du rapport de 60 pages de l’Ifop, celle qui prétend prouver une influence croissante de l’islamisme chez les musulmans de France, doit donc être prise avec beaucoup de précautions.
Les enquêteurs de l’Ifop ont aussi construit un « échantillon miroir » de 526 personnes pour pouvoir comparer les comportements et opinions des musulmans avec ceux des « adeptes des autres religions ». La façon dont ce sous-échantillon « miroir » a été composé pose question : il n’a pas été extrait du même échantillon représentatif des 14 244 personnes qui a servi à constituer le sous-échantillon des 1 005 musulmans interrogés par l’Ifop, mais à partir d’un autre échantillon représentatif de 1 005 personnes. On ne connaît pas la question précisément utilisée pour construire ce groupe des « adeptes des autres religions », sans doute la même que celle utilisée pour construire l’échantillon des musulmans, « Pouvez-vous me dire quelle est votre religion si vous en avez une ? »
Or, selon la dernière enquête solide sur les affiliations religieuses déclarées par les Français (European Values Studies, 2018 ), 21 % se disaient « athées convaincus », 37 % se disaient « sans religion mais pas athées », 19 % « catholiques non pratiquants », 13 % « catholiques pratiquants réguliers ou occasionnels ». Outre 6 % de musulmans, cette enquête comptait 4 % de « autres religions » (protestants luthéro-réformés ou évangéliques, Témoins de Jéhovah, juifs, bouddhistes et hindouistes).
Donc, si on prend ces chiffres pour base de l’extraction des « adeptes d’une religion autre que musulmane » de cet échantillon représentatif de 1005 personnes, il ne devrait compter que 250 personnes, même en y intégrant les « catholiques non pratiquants ». D’où viennent les 276 autres ?
Il s’agit sans doute d’une grande partie des « sans religion mais pas athées », des personnes qui ont une certaine spiritualité mais ne pratiquent aucune religion institutionnalisée. Ces personnes sont plus proches du pôle des indifférents en matière religieuse que des pratiquants. On ne peut donc pas comparer ce groupe finalement peu religieux avec celui des musulmans, contrairement à ce qu’affirme le document de l’Ifop.
En revanche, tous les chercheurs en sciences sociales savent que le recueil d’opinion dans le cadre d’un sondage est soumis à de nombreux biais, les principaux étant que 1) tous les répondants n’interprètent pas les questions de la même façon, ou 2) l’interprètent de façon à envoyer un message qui n’est pas directement lié avec la question posée, ou encore 3) se sentent obligés de répondre à un type de questionnement qu’ils n’ont jamais eu, « bricolant » hâtivement une réponse… Le sociologue Pierre Bourdieu, dans un article devenu classique intitulé « L'opinion publique n'existe pas », a bien montré l’existence de ces difficultés méthodologiques (Bourdieu, 1973).
Une grande partie du rapport de 60 pages de l’Ifop, celle qui prétend prouver une influence croissante de l’islamisme chez les musulmans de France, doit donc être prise avec beaucoup de précautions.
Les enquêteurs de l’Ifop ont aussi construit un « échantillon miroir » de 526 personnes pour pouvoir comparer les comportements et opinions des musulmans avec ceux des « adeptes des autres religions ». La façon dont ce sous-échantillon « miroir » a été composé pose question : il n’a pas été extrait du même échantillon représentatif des 14 244 personnes qui a servi à constituer le sous-échantillon des 1 005 musulmans interrogés par l’Ifop, mais à partir d’un autre échantillon représentatif de 1 005 personnes. On ne connaît pas la question précisément utilisée pour construire ce groupe des « adeptes des autres religions », sans doute la même que celle utilisée pour construire l’échantillon des musulmans, « Pouvez-vous me dire quelle est votre religion si vous en avez une ? »
Or, selon la dernière enquête solide sur les affiliations religieuses déclarées par les Français (European Values Studies, 2018 ), 21 % se disaient « athées convaincus », 37 % se disaient « sans religion mais pas athées », 19 % « catholiques non pratiquants », 13 % « catholiques pratiquants réguliers ou occasionnels ». Outre 6 % de musulmans, cette enquête comptait 4 % de « autres religions » (protestants luthéro-réformés ou évangéliques, Témoins de Jéhovah, juifs, bouddhistes et hindouistes).
Donc, si on prend ces chiffres pour base de l’extraction des « adeptes d’une religion autre que musulmane » de cet échantillon représentatif de 1005 personnes, il ne devrait compter que 250 personnes, même en y intégrant les « catholiques non pratiquants ». D’où viennent les 276 autres ?
Il s’agit sans doute d’une grande partie des « sans religion mais pas athées », des personnes qui ont une certaine spiritualité mais ne pratiquent aucune religion institutionnalisée. Ces personnes sont plus proches du pôle des indifférents en matière religieuse que des pratiquants. On ne peut donc pas comparer ce groupe finalement peu religieux avec celui des musulmans, contrairement à ce qu’affirme le document de l’Ifop.
Une simplification caricaturale des styles de religiosité et des positionnements idéologiques
Ces remarques nous amènent aux critiques de fond que l’on peut faire à ce sondage. D’abord, il est construit pour opposer le groupe des musulmans avec les autres croyants et le reste de la société française (en suggérant ainsi implicitement que les personnes musulmanes ne font pas partie de celle-ci).
Quant à l’orientation idéologique du commanditaire de l’étude, très hostile à l’islamisme en général et aux Frères musulmans en particulier, cela le conduit à présenter artificiellement les musulmans comme forcement positionnés sur un continuum allant d’une pratique peu intense et privée (qui serait donc acceptable) à une pratique intense et publique (qui serait par nature dangereuse car forcément la dernière étape avant une radicalisation islamiste potentiellement violente). Cette simplification caricaturale des styles de religiosité et des positionnements idéologiques des musulmans résidant en France révèle un manque d’équipement théorique sociologique (la méthodologie d’une enquête par sondage ne se limite pas à la taille et à la représentativité d’un échantillon).
Les différentes dimensions du religieux (culturelle, politique, spirituelle), qu’il faut « distinguer sans séparer », sont par exemple confondues dans la formulation des questions, leur regroupement et plus encore leur analyse. Comme toute pratique culturelle, la religiosité est scientifiquement explicable par de nombreux facteurs sociaux dont il faut dénouer les imbrications plutôt que vouloir essentialiser les comportements.
Cette orientation et ces présupposés sont d’autant plus dommages que les éléments recueillis par cette enquête suggèrent au contraire l’extrême diversité des religiosités musulmanes et des positionnements politiques et idéologiques des croyants de confession musulmane… comme c’est le cas dans les autres traditions religieuses.
Quant à l’orientation idéologique du commanditaire de l’étude, très hostile à l’islamisme en général et aux Frères musulmans en particulier, cela le conduit à présenter artificiellement les musulmans comme forcement positionnés sur un continuum allant d’une pratique peu intense et privée (qui serait donc acceptable) à une pratique intense et publique (qui serait par nature dangereuse car forcément la dernière étape avant une radicalisation islamiste potentiellement violente). Cette simplification caricaturale des styles de religiosité et des positionnements idéologiques des musulmans résidant en France révèle un manque d’équipement théorique sociologique (la méthodologie d’une enquête par sondage ne se limite pas à la taille et à la représentativité d’un échantillon).
Les différentes dimensions du religieux (culturelle, politique, spirituelle), qu’il faut « distinguer sans séparer », sont par exemple confondues dans la formulation des questions, leur regroupement et plus encore leur analyse. Comme toute pratique culturelle, la religiosité est scientifiquement explicable par de nombreux facteurs sociaux dont il faut dénouer les imbrications plutôt que vouloir essentialiser les comportements.
Cette orientation et ces présupposés sont d’autant plus dommages que les éléments recueillis par cette enquête suggèrent au contraire l’extrême diversité des religiosités musulmanes et des positionnements politiques et idéologiques des croyants de confession musulmane… comme c’est le cas dans les autres traditions religieuses.
Une production sondagière qui reprend les discours les plus alarmistes
Au lieu d’exploiter le riche potentiel du sondage, son interprétation (et en particulier la « synthèse » de 14 pages intitulée « Analyse-Ifop », destinée aux journalistes pressés) se focalise sur les risques de radicalisation des jeunes musulmans et sur l’influence supposée de la mouvance frériste. L’enquête présente aussi des indices composites très contestables, par exemple « au moins un musulman sur trois (33 %) affichent de la sympathie pour au moins une mouvance islamiste ». Or ces « mouvances islamistes » sont extrêmement différentes, la plupart peu ou très mal connues, cette addition des « sympathies déclarées » n’a guère de valeur empirique.
Pour appuyer leurs analyses, les auteurs de cette synthèse citent un nombre restreint de spécialistes de l’islam en France, ceux qui tiennent les discours les plus alarmistes, sans faire mention des travaux d’autres chercheurs plus nuancés. Manquant de pluralité dans les perspectives d’analyse, cette production sondagière contribuent ainsi à cautionner l’affirmation avancée par le rapport du gouvernement publié en mai 2025 sur l’islamisme politique selon laquelle le champ académique serait particulièrement clivé sur ces questions, alors qu’en fait, il ne l’est pas plus que sur d’autres questions scientifiques.
Commander des sondages est une façon, pour ceux qui en ont les moyens, d’orienter le débat public, par une mise à l’agenda de certaines thématiques et par la façon d’encadrer lexicalement et cognitivement ce qui est pointé comme un « problème public ». En utilisant par exemple le mot « réislamisation » pour des jeunes gens qui par définition construisent leur propre rapport à la religion (le terme d’« affiliation religieuse » est plus juste), ou encore la « charia » en lieu et place de « jurisprudence musulmane », laquelle est d’ailleurs divisée entre plusieurs écoles et courants juridiques.
Il est curieux qu’un institut de sondage réputé comme l’Ifop ait accepté de réaliser un tel outil de propagande. Espérons qu’il consente à mettre l’ensemble des données collectées à la disposition d’autres chercheurs, de façon à en faire une analyse secondaire rigoureuse et à les exploiter de manière plus informative pour notre société.
*****
Vincent Goulet, sociologue du religieux, est chercheur associé au Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles (LinCs) à l’Université de Strasbourg.
Lire aussi :
Face aux failles du sondage Ifop sur les musulmans de France, des CDCM font appel à la justice
Pour appuyer leurs analyses, les auteurs de cette synthèse citent un nombre restreint de spécialistes de l’islam en France, ceux qui tiennent les discours les plus alarmistes, sans faire mention des travaux d’autres chercheurs plus nuancés. Manquant de pluralité dans les perspectives d’analyse, cette production sondagière contribuent ainsi à cautionner l’affirmation avancée par le rapport du gouvernement publié en mai 2025 sur l’islamisme politique selon laquelle le champ académique serait particulièrement clivé sur ces questions, alors qu’en fait, il ne l’est pas plus que sur d’autres questions scientifiques.
Commander des sondages est une façon, pour ceux qui en ont les moyens, d’orienter le débat public, par une mise à l’agenda de certaines thématiques et par la façon d’encadrer lexicalement et cognitivement ce qui est pointé comme un « problème public ». En utilisant par exemple le mot « réislamisation » pour des jeunes gens qui par définition construisent leur propre rapport à la religion (le terme d’« affiliation religieuse » est plus juste), ou encore la « charia » en lieu et place de « jurisprudence musulmane », laquelle est d’ailleurs divisée entre plusieurs écoles et courants juridiques.
Il est curieux qu’un institut de sondage réputé comme l’Ifop ait accepté de réaliser un tel outil de propagande. Espérons qu’il consente à mettre l’ensemble des données collectées à la disposition d’autres chercheurs, de façon à en faire une analyse secondaire rigoureuse et à les exploiter de manière plus informative pour notre société.
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Vincent Goulet, sociologue du religieux, est chercheur associé au Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles (LinCs) à l’Université de Strasbourg.
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