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Points de vue

Comment réaffilier et renationaliser les enfants de Daesh sans la famille élargie ? (3/3)

Rédigé par | Lundi 4 Mars 2019 à 08:00

           


A lire : Comprendre la manipulation des enfants opérée par Daesh pour mieux les aider (1/3)

Est-il possible de prendre en charge les enfants de Daesh dans le contexte du traumatisme national français ? Doit-on inventer des nouvelles formes de prise en charge ou tout simplement les intégrer aux dispositifs habituels spécialisés de l’enfance ? Qui est le mieux placé pour les réintégrer/réconcilier avec la société ?

Tous les enfants ayant vécu sur zone ne reviennent pas traumatisés car quelques-uns ont été tant bien que mal protégés par leurs parents. Mais savoir diagnostiquer un traumatisme auprès des enfants revenant d’une zone de guerre apparaît indispensable à leur prise en charge, d’autant qu’ils sont tous brutalement séparés de leur mère lorsqu’ils atterrissent à l’aéroport de Charles de Gaulle.

Des souffrances au-delà de blessures physiques

Pendant que les parents sont placés en détention, une évaluation de leur état de santé physique et psychique est immédiatement réalisée à leur arrivée, ici présentée : « Dès leur descente d’avion, les mineurs sont examinés par le médecin de l’aéroport avant de passer quelques jours plus tard un bilan pédiatrique. Rares sont ceux à souffrir de pathologies physiques graves mais tous sont dans un état de fatigue avancé, lié aux conditions de leur retour en France ou à un séjour prolongé en centre de rétention. Le bilan psychologique est, en revanche, plus long. "Au début, ces enfants sont en crise, ils viennent d’être séparés de leur mère sans bien comprendre pourquoi. Il nous faut trois mois environ pour faire un bilan complet", précise le Pr Thierry Baubet, chef d’un des services de pédopsychiatrie qui les suivent. Une thérapie adaptée à plus long terme est ensuite proposée en fonction de leurs besoins. »

Les traumatismes dont souffrent les enfants vont au-delà des blessures physiques et du danger de mort inhérent aux zones de conflit, comme le souligne Mouzayan Osseiran-Houballah, dans L’enfant soldat (Odile Jacob, 2003) : « Les enfants souffrent non seulement de troubles secondaires aux traumatismes provoqués par les violences auxquelles ils sont confrontées, mais aussi de troubles liés au confinement, aux difficultés de se déplacer, aux interdits multiples qui frappent les individus, à la perte de la sécurité de base, notamment celle liée à l’habitation, à la cohésion familiale (emprisonnements, engagements dans les milices, arrestations de membres de la famille) et sociale (le recrutement de combattants parmi les enfants d’âge scolaire a empêché un grand nombre d’enfants d’être scolarisés). » Les constatations faites, suite aux premiers retours des enfants de Daesh, montrent des traumatismes de nature diverse.

Comment réaffilier et renationaliser les enfants de Daesh sans la famille élargie ? (3/3)
« Outre le choc lié à la séparation, beaucoup ont été endeuillés d’un parent, parfois de plusieurs membres de la famille », détaille à Sud Ouest un psychiatre, responsable d’un service chargé de leur suivi en Ile-de-France. Sans parler de « la fuite avec leur mère, dans des contextes dramatiques, les bombes, les incarcérations ». Parmi les plus jeunes, certains ont passé la « moitié de leur vie en détention ». Plusieurs ont « vu des images violentes ».

« Autant de traumatismes qui donnent lieu à divers symptômes. Certains souffrent de stress post-traumatique, d’autres manifestent des troubles de l’attachement, des syndromes dépressifs, des retards de développement. Des troubles souvent "très proches" de ceux que les professionnels ont l’habitude de rencontrer chez les enfants exposés à de graves violences. Mais pour les travailleurs sociaux, leur situation est inédite : "Ce qui est particulier, c’est l’histoire familiale, ce n’est pas n’importe quels parents", explique ainsi une responsable de l’ASE ».

De manière générale, « les enfants exposés à la violence, que ce soit en tant que victimes ou témoins de violence, peuvent développer des problèmes d’apprentissage, émotionnels et comportementaux (anxiété, dépression, réactions agressives). Ce qui est moins connu, c’est que ces enfants peuvent également faire l’expérience d’altérations physiques cachées dans leur corps (maladies du cœur, maladies métaboliques, maladies immunitaires, accident vasculaire cérébral, ainsi que des risques de démence), impactant leur santé tout au long de leur vie. Certains chercheurs considèrent que, si tous les malheurs des enfants étaient éradiqués, les troubles psychiatriques seraient réduits de près de 30 % (Kessler et al. 2010) ». (1)

Savoir diagnostiquer et reconnaître un traumatisme

Il est fort probable que certains enfants et adolescents qui rentrent de Syrie aient assisté à des événements traumatiques. Mouzayan Osseiran-Houballah rappelle que « l’événement » est à l’origine du traumatisme. « Dans le domaine de la psychanalyse, on définit le trauma ou traumatisme (psychique) comme un "événement de la vie du sujet qui se caractérise par son intensité et l’incapacité où se trouve le sujet d’y répondre adéquatement" (Jean Laplanche et J.B. Pontalis, Vocabulaire de la Psychanalyse, Paris, PUF, 1967, p. 499.) L’appareil est alors mis dans l’incapacité de liquider une surcharge pulsionnelle ; le principe de plaisir, dont le rôle serait d’évacuer cet excès de tension, se trouve mis hors-jeu par la violence et la soudaineté d’un trauma. L’événement en psychanalyse est donc soudain, violent, intense. Il va soumettre l’appareil psychique à une contrainte qui produira un choc à l’entretien de celui-ci : c’est le traumatisme. Dans ce cas, le traumatisme est la non-réponse du psychisme bloqué », rappelle-t-elle dans L’enfant soldat, (Odile Jacob, 2003).

Au fond, le choc est si grand que la personne qui le subit ne comprend pas le sens qu’il a : « On peut dire que l’événement traumatique se caractérise par le fait d’être innommable. Le sujet se trouve figé, interdit devant une chose pour laquelle il ne dispose d’aucun signifiant. Ce qui est impossible à nommer échappe ainsi à la symbolisation. »

A l’instar de ce que recommande le Réseau de sensibilisation à la radicalisation (RAN) de l’Union européenne, il semble donc fondamental que les travailleurs sociaux qui suivent les enfants de Daesh puissent diagnostiquer et reconnaître un traumatisme. Cela est fondamental pour deux raisons principales :

o L’enfant qui a subi un trauma ne s’en souvient généralement pas et développe donc des symptômes qui peuvent être mal compris et mal soignés ;

o L’accompagnement des mineurs va consister à les rassurer sur leur entourage qu’ils ont appris à considérer comme leur adversaire. Ils doivent apprendre à faire confiance en l’humain et progressivement en la société et son système démocratique basé sur les lois humaines. Les enfants arrivent donc avec un double handicap : une idéologie qui leur a appris à se méfier des « Autres » et un traumatisme éventuel qui leur a fait perdre la confiance en l’adulte. Car il faut bien comprendre que, lorsqu’un individu est traumatisé, « l’extérieur contient une menace indéfinissable par rapport à laquelle le sujet adopte une attitude défensive », selon Mouzayan Osseiran-Houballah. Le sentiment de paranoïa consécutif au traumatisme s’ajoute au sentiment de paranoïa consécutif à l’endoctrinement.

o Il y a une troisième dimension qui se superpose : la séparation brutale d’avec la mère peut aussi se révéler traumatique. « La séparation brutale avec leurs mères dès l’arrivée en France accentue ce traumatisme. "Ce sont des enfants en proie à un fort conflit de loyauté, on peut questionner l’endroit où ils ont vécu, le système de valeurs de leurs parents mais ils ont été aimés et n’ont pas subi de maltraitances" », précise une directrice de l’ASE dans une interview réalisée par 20 Minutes.

Comment réaffilier et renationaliser les enfants de Daesh sans la famille élargie ? (3/3)
La triple méfiance de l’enfant (résultat de l’idéologie, du traumatisme et de la séparation d’avec la mère) doit donc être désamorcée pour qu’une prise en charge puisse s’amorcer. C’est aussi l’avis du psychiatre Serge Hefez qui suit ce type d’enfants : « L'urgence est de considérer que ce sont des enfants qui ont été séparés de leurs parents, dont certains sont morts, dont les liens affectifs ont été brutalement endommagés. L'impératif est qu'ils puissent nouer des liens de confiance avec leur famille d'accueil, les psychologues, les éducateurs, qu'ils se sentent en sécurité, et qu'ils puissent s'exprimer sur ce qu'ils ont vécu. »

Le rapport du RAN le précise également : « Il est nécessaire de bien comprendre que certains enfants sont incapables de coopérer quand ils se sentent menacés. »

Identifier l’existence d’un trauma est donc la condition nécessaire à tout travail d’accompagnement psychologique et éducatif, pour la réhabilitation d’un enfant endoctriné (et parfois entraîné) par l’idéologie dite « jihadiste ».

Si ces soins ne sont pas mis en place, le sentiment d’être en danger permanent et la méfiance de l’enfant augmenteront à tel point qu’il mettra en place des stratégies de contrôle et d’évitement pour éviter toute sensation susceptible de lui rappeler l’évènement. Cela peut le mener à s’enfermer dans son agressivité ou à s’auto-mutiler pour contrôler les effets de la souffrance, à se droguer pour échapper à la réalité, à développer des phobies pour se focaliser sur autre chose, etc

Apporter une réassurance chez ces enfants sur qui on ne projette que nos peurs et nos angoisses

Un débat s’ouvre actuellement sur la nature des acteurs qui sont le mieux placés pour effectuer l’accompagnement de ces enfants. Le placement systématique en institution ou en famille d’accueil lors de l’arrivée en France se révèle-t-il une bonne solution ? La famille élargie non radicalisée est-elle la mieux placée pour aider l’enfant à redevenir un individu épanoui ? Comment travailler le conflit de loyauté des enfants vis-à-vis de leurs parents si ces derniers incarcérés sont encore dans l’idéologie dite « jihadiste » ? Comment rétablir la filiation envers la famille et envers leur pays ? Comment déconstruire leur vision du monde où ils considèrent que « les autres » sont leurs ennemis et leur veulent du mal ? Comment leur redonner confiance ?

Dans son livre analysant les parcours de vie des anciens enfants-combattants lors de la guerre civile du Liban, Mouzayan Osseiran-Houballah analyse avec justesse que « les enfants-combattants sont des enfants qui ont peur au fond d’eux-mêmes et qui font peur ». Il en est de même pour les enfants de Daesh : il va être nécessaire d’apporter une réassurance chez ces enfants sur qui on ne projette que nos peurs et nos angoisses.

Les enfants qui rentrent de Daesh sont directement placés. Pour le moment, seuls les enfants kidnappés par l’un des deux parents à l’insu de l’autre ont été rendus à leur famille élargie. Pourtant, pour la fondation Quilliam (Les enfants de Daech, Collection inculte, 2016) expérimentée : « En priorité, il faut faire en sorte que l’enfant puisse retourner chez un membre de sa famille non radicalisé ou qu’il puisse les fréquenter pour ne pas avoir de sensation d’abandon. (…) Un travail thérapeutique seul ne suffit pas à lui assurer une place de semblable au sein de la communauté mais cela permettra de soigner psychiquement les enfants-combattants et d’essayer de les éduquer et de les réinsérer dans leurs univers d’origine. »

Le rôle fondamental de la famille élargie et notamment des grands-parents non radicalisés

Le sentiment d’abandon n’est pas la seule conséquence négative d’une séparation familiale. L’étayage familial sera aussi une aide lorsque les travailleurs sociaux commencent à mener l’enfant ou l’adolescent à questionner ses certitudes sur la définition de son groupe (ceux qui vont sauver le monde) et la définition des « autres » (les mécréants qui veulent éliminer les musulmans parce qu’ils savent qu’ils détiennent la solution pour sauver le monde).

Comment réaffilier et renationaliser les enfants de Daesh sans la famille élargie ? (3/3)
Que l’on appelle cela « déradicalisation », « désengagement », « travail de libre arbitre », « autonomisation du jeune », peu importe ... Toujours est-il que le travail psycho-éducatif interroge la vision du monde inculquée au mineur qui sous-tendait sa présence en Syrie, les actes violents des adultes, et maintenant l’incarcération des parents. Le rôle de la famille élargie et notamment des grands-parents non radicalisés s’avère fondamental pour le processus de « réaffiliation ». Cela concerne principalement le rappel des anciens repères effacés par l’embrigadement : repères affectifs, historiques, mémoriels...

Nous avons démontré, comme exposé dans le livre « Français radicalisés, L’enquête, Ce que révèle l’accompagnement de 1000 jeunes et leurs familles » (Ed de l’Atelier, novembre 2018), que l’embrigadement a provoqué un changement cognitif qui passe par l’effacement du passé. Le discours « jihadiste » opère une désaffiliation de l’individu en le plaçant dans une communauté de substitution et en lui donnant l’illusion d’appartenir dorénavant à une filiation mythique sacrée. Si toute la famille ne bascule pas ensemble dans cette nouvelle identité, le discours radical multiplie les arguments pour créer une rupture avec la famille originelle.

Pendant le suivi du jeune, la famille élargie non radicalisée occupe donc une place symbolique privilégiée pour restaurer les anciens repères identitaires malmenés par l’embrigadement et raviver les éléments fondateurs de l’histoire du jeune.

Sachant que le discours « jihadiste » a dilué l’individu dans le collectif paranoïaque, qu’il a opéré une sorte d’«anesthésie » des sensations individuelles, qu’il a coupé le jeune de toute culture pour lui interdire l’expérience du plaisir et l’incarnation de tout ressenti, la présence des grands-parents constitue une aide précieuse pour le ramener à son corps et à son histoire. Alors que la déshumanisation visée par les « jihadistes » passe par la désincarnation et la désaffiliation, la « déradicalisation » passe par la réincarnation et la « réaffiliation ».

(1) Terrie E. Moffitt and the Klaus-Grawe 2012 Think Tank, Childhood exposure to violence and lifelong health: Clinical intervention science and stress biology research join forces, ici

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Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux, est directrice scientifique du Cabinet Bouzar-Expertises-Cultes et Cultures et directrice du Centre de prévention des dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI). Elle est l’auteure de Français radicalisés - L’enquête, ce que nous révèle le suivi de 1 000 jeunes et de leurs familles (Éditions de l’Atelier, novembre 2018).

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Dounia Bouzar
Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux, est directrice scientifique du Cabinet... En savoir plus sur cet auteur


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