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Points de vue

L’islam en procès : une dérive intellectuelle au service du pouvoir

Rédigé par Omero Marongiu-Perria | Lundi 7 Juillet 2025

           


Le document relatif à « l’entrisme » des Frères musulmans, échappé aux limbes du secret d’État, a fait l’objet de critiques pour la pauvreté de son appareil méthodologique et son inclination idéologique manifeste. Mais un dessein politique semble néanmoins atteint : qualifiant le rapport d’« édifiant », Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur, n’a pas attendu la communication de l’Élysée pour multiplier les formules à l’emporte-pièce. sur le fait que les Frères musulmans seraient en passe de faire basculer la France dans « la charia ». Le ministre évoque ainsi un « islamisme à bas bruit qui se répand en tentant d’infiltrer les associations sportives, culturelles, sociales ou autres ».

On est en droit de s’étonner de telles sorties de piste de la part du locataire de la place Beauvau, mais finalement il poursuit et étend, d’une façon particulièrement dangereuse, la voie glissante tracée par ses précurseurs. Le dernier en date, Gérald Darmanin, prédécesseur immédiat de Bruno Retailleau, évoquait par exemple, à la réunion des ministres européens de l’Intérieur, le 19 octobre 2023, un « jihadisme d’atmosphère » permettant la radicalisation et le « passage à l’acte ». Ce n’était pas là sa première utilisation de l’expression, reprise de l’ouvrage de Gilles Kepel Le prophète et la pandémie, publié en 2021.

Le paradigme képélien de « l’entrisme » musulman

Depuis des décennies, il y a pourtant pléthore de financements de projets de recherches, de thèses soutenues et d’ouvrages publiés qui ont permis d’étoffer la connaissance de l’islam. Une grande partie de ces productions sont disponibles sur le net ou via des ouvrages, y compris à destination du grand public.

De même, les politiques impulsent eux-mêmes des recherches ; c’est le cas du Bureau central des cultes du ministère de l’Intérieur qui, depuis 2015, a, au bas mot, lancé plusieurs dizaines d’appels à projets de recherche auxquels ont répondu des laboratoires de sciences humaines divers et variés. Pourtant, la préoccupation sécuritaire domine de façon indécente les débats publics, alimentant toutes sortes de fantasmes sur la supposée « cinquième colonne » musulmane.

Aussi, depuis plusieurs années, une inquiétante porosité s’est installée entre certains cercles de recherche sur l’islam et les sphères du pouvoir politique. Là où l’on attendrait une certaine rigueur scientifique et un recul critique, on voit se développer une production intellectuelle construite pour nourrir des récits sécuritaires et justifier des politiques de suspicion généralisée à l’égard des musulmans.

Gilles Kepel, chercheur on ne peut plus présent sur les plateaux des grands médias, est passé maitre en la matière. À titre d’exemple, en 2012, il publiait successivement deux ouvrages. Le premier, Banlieue de la République, présentait le compte-rendu solidement argumenté d’une recherche conduite par plusieurs chercheur·e·s sous sa direction, avec un regard critique sur six grands thèmes qui traversent la vie des grands ensembles urbains : la rénovation urbaine, l’éducation, l’emploi, la sécurité, la politique et la religion. La même année, le chercheur se sentait toutefois obligé de publier un deuxième livre, intitulé 93 qui, se prévalant d’être issu de la même recherche, proposait cette fois, une plongée dans les « stratégies d’implantation » de l’islam en Seine-Saint-Denis. Ce second ouvrage, par son caractère beaucoup plus polémique et à charge, éclipsera rapidement le premier, pour son caractère excessivement alarmiste.

Depuis cette date, Gilles Kepel a poursuivi cette veine alarmiste, trouvant un écho croissant dans une partie de la classe politique radicalisée, notamment de ministres qui reprennent in extenso leur discours accusatoire et stigmatisant de plein fouet les musulmans. Le personnage a accédé à la notoriété publique grâce à une série d’ouvrages construits selon un modèle bien éprouvé ; ses essais empruntent à la fois au registre du récit de vie et du roman, avec un narratif construit sur la base d’une intrigue anxiogène qui doit constamment tenir le lecteur sous tension. Car c’est bien ainsi qu’il faut lire ses livres : ce sont de belles trames romanesques dans lesquelles l’islam-isme est dépeint, au gré du moment, à son apogée, puis à son déclin, puis sous la forme du Phenix qui renaît de ses cendres et, enfin, sous les traits de l’Hydre de Lerne à l’haleine terrible, capable d’insuffler dans tout l’Argolide hexagonal le venin jihadiste pour contaminer l’ensemble des citoyens.

Selon l’essayiste, l’ère des personnages charismatiques est maintenant révolue : désormais, la menace se déploie sous les traits d’« entrepreneurs de colère » musulmans qui, via les réseaux sociaux par exemple, désignent des cibles à la vindicte des justiciers de l’ombre. Et, à l’image du docteur Jonathan Crane, cet horrible Épouvantail armé de son gaz terrifiant (!), ils auraient la capacité de terroriser nombre de musulman·e·s pour les pousser à l’acte meurtrier. Il faut avouer que, sur ce plan, les Comics et autres Marvel sont des sources d’inspiration intarissables. On ne peut donc s’étonner des dernières sorties médiatiques kepéliennes, sorte d’apothéose de sa théorie des Envahisseurs musulmans ; en 2023, il n’hésitait pas, en effet, à affirmer que, « entre le port de l'abaya à l'école et les exactions que nous avons observées, il y a un continuum. (…) Ça ne veut pas dire que toutes celles qui portent une abaya vont passer à l'acte, et vice-versa, mais il y a une continuité intellectuelle et mentale dans cette affaire ». Des adolescentes musulmanes sont ainsi très tranquillement transformées en soldates d’une curieuse armée de l’ombre dirigée par de puissants fréro-islamo-salafistes en phase avancée de propagation au sein de la nation.

Lire aussi : L’abaya, les jeunes et l’autorité : jusqu’où ira-t-on ?

Les territoires conquis du complotisme

Ce narratif, porté par des chercheurs qui, naguère, nous donnaient à lire des choses bien plus sérieuses, est terriblement dangereux. Il s’attaque en effet d’une manière quasi indistincte à tout·e musulman·e, quel que soit finalement son rapport à l’islam, puisque c’est l’islam en tant que tel qui est la cible sous-jacente de toutes les critiques.

À l’instar de Gilles Kepel, la dérive de Bernard Rougier, ces dernières années, est significative de la fièvre complotiste qui gagne une partie de la recherche sur l’islam. En 2020, ce dernier publiait en effet un ouvrage collectif sous le titre très racoleur – et aux antipodes du sérieux qui sied aux ouvrages académiques – des Territoires conquis de l’islamisme. Se prévalant d’une vaste recherche de terrain, le livre monte en épingle des « observations » et des « entretiens » dont le lecteur est incapable de retracer les contextes, pour les agencer en une vasque fresque s’apparentant à un pseudo-journalisme d’investigation où le sensationnel le dispute à l’inepte. Le titre lui-même n’est que l’écho des Territoires perdus de la République, ouvrage publié en 2002 par un collectif d’enseignants qui prétendaient déjà que l’école publique était en passe de s’effondrer sous les coups de boutoir de « jeunes musulmans ».

Tous ces ouvrages sont construits peu ou prou sur la même trame : des observations et des entretiens sont présentés comme étant représentatifs d’une réalité générale puis, par un tour de passe-passe qui envoie à la corbeille le difficile processus de généralisation et les concepts sociologiques, le lecteur est abreuvé de néologismes creux et de mots anxiogènes qui s’imposent comme des évidences. Un peu comme Marcel Vincent qui, sur les chemins aux alentours de Marseille, voyait de ses propres yeux le couscoussier des Envahisseurs. Sur ce plan, les Inconnus peuvent être considérés comme de grands précurseurs !

Mais la palme d’or, toutes catégories confondues, revient sans aucune contestation à Florence Bergeaud-Blackler. Après des recherches notables sur le marché halal, la chercheuse a sombré progressivement dans l’abîme complotiste jusqu’à s’y noyer. Elle s’est notamment illustrée par la publication, en 2023, de son ouvrage Le frérisme et ses réseaux. Dans cet essai, elle réussit l’exploit inégalé d’inventer un « frérisme par capillarité ». On ne trouve plus ici de données empiriques : plus d’entretiens ni d’observations de terrain directes, juste des recoupements fallacieux. Sont ainsi mis en cause, pêle-mêle, les musulmans trop visibles et ceux qui sont bien plus dangereusement invisibles, les élus et les collectivités qui facilitent la pratique cultuelle musulmane, la quasi-totalité des chercheur·e·s qui ne partagent pas ses vues, et toute personne qui ne voit pas dans l’essence même de l’islam un danger potentiel pour la République.

En guise de recherche, elle nous décrit des méchants musulmans fréristes, aux traits sournois, malicieux, décrits avec des analogies animales, chose qui apparaitrait comme inimaginable pour toute autre communauté de foi. La pratique religieuse islamique est décrite sous des traits pathologiques, comme si les musulmans pratiquants étaient dépeints comme à la limite de la maladie mentale. Bien au-delà d’un Kepel et d’un Rougier, Florence Bergeaud-Blackler pose un nouveau cap en se posant comme prescriptrice de nouvelles normes et injonctions ; il faut non seulement abroger des pans du texte coranique, mais seul un·e musulman·e qui transgresse publiquement la normativité islamique peut espérer, peut-être, échapper à son opprobre.

La présidentielle de 2027 en vue

Les chercheurs mentionnés et bien d’autres contempteurs de la même veine bénéficient d’une couverture médiatique sans équivalent, en particulier au sein des médias proches de l’extrême droite, et ils sont loin d’être isolés. Cette fois, on peut supposer qu’un véritable écosystème s’est mis en place, avec pour ligne de mire une forme de diabolisation à dessein des musulmans. Le 30 avril dernier, quelques jours à peine après le meurtre d’Aboubacar Cissé, le ministre de l’Intérieur était ainsi déjà affairé à pointer du doigt la supposée stratégie d’entrisme des Frères musulmans : « L’année prochaine, il risque d’y avoir des entrées dans les listes municipales avec ce discours : “Si vous nous prenez, nous apporterons un paquet de voix” ». « Tout ça pour ça ! » comme dirait l’autre ; sous couvert d’« entrisme municipal », il est fort à parier que nombre de musulmans des classes moyennes et supérieures, ceux qui ont le mieux réussi leur intégration républicaine, sans forcément rompre avec la pratique cultuelle, soient sacrifiés sur l’autel des ambitions politiques les plus viles.

Les élections municipales de 2026 marqueront une étape décisive vers la présidentielle de 2027 et certains semblent déjà prêts à sacrifier les musulmans sur l’autel de leurs ambitions. Cependant, à force de brandir un « entrisme » qui surgit des entrailles de leur imagination, les flagorneurs de l’extrême droite risque aussi de se retrouver piégés par leur construction fantasmatique. En prétendant ainsi les « neutraliser », on met en effet en lumière un fait incontestable : les Français musulmans représentent désormais des acteurs lucides et déterminés qui pèseront dans tout jeu politique à venir, et la France ne se construira pas sans eux.

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Omero Marongiu-Perria est sociologue et spécialiste de l'islam français. Il a notamment co-écrit « Qu’est-ce qu’un islam libéral ? » (Atlande, mai 2023).

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