Mercredi 21 mai 2025, le président de la République a convoqué un conseil de défense sur « l’entrisme des Frères musulmans en France ». Au programme, la discussion d’une « version expurgée » d’un rapport rendu au ministre de l’Intérieur, l’an dernier, par le diplomate François Gouyette et le préfet Pascal Courtade. Cette version a fuité la veille et Le Parisien a dévoilé des aspects du « sévère recadrage » d’Emmanuel Macron en direction de ses ministres, à la fois sur le fond des propositions et sur la communication du gouvernement. Le ministre de l’Intérieur, en effet, n’a pas hésité à donner, auprès des médias, des interprétations très libres et agressives de ce qu’il considère comme relevant du « frérisme » et de « l’entrisme ».
Le document de 76 pages indique, dans son introduction, que les spécialistes de l’islamisme et des Frères musulmans ont des analyses divergentes. La « vision pessimiste » considère toute participation des Frères musulman à la vie de la société comme la mise en œuvre d’un plan de transformation de la France en un État islamique. La « vision empathique » – on notera le qualificatif dépréciatif – considère que les personnes issues de la mouvance sont dans une logique de réelle intégration à la société et d’ajustements des pratiques de l’islam. Or, la suite du rapport développe un argumentaire complètement à charge, à la fois contre les Frères musulmans mais aussi, en partie, contre les pratiques islamiques elles-mêmes.
Le document de 76 pages indique, dans son introduction, que les spécialistes de l’islamisme et des Frères musulmans ont des analyses divergentes. La « vision pessimiste » considère toute participation des Frères musulman à la vie de la société comme la mise en œuvre d’un plan de transformation de la France en un État islamique. La « vision empathique » – on notera le qualificatif dépréciatif – considère que les personnes issues de la mouvance sont dans une logique de réelle intégration à la société et d’ajustements des pratiques de l’islam. Or, la suite du rapport développe un argumentaire complètement à charge, à la fois contre les Frères musulmans mais aussi, en partie, contre les pratiques islamiques elles-mêmes.
Une « menace globale » fantasmée
On ne peut douter du fait que le rapport initial rendu par les deux rapporteurs devait être suffisamment dense et nuancé. En revanche, le document disponible assène un ensemble d’affirmations, non sourcées ni étayées par des éléments contextuels, donnant l’impression que les Frères musulmans seraient en passe de faire basculer la société française dans un écosystème gouverné par la charia. Rien de moins… mais allons droit au but et intéressons-nous au noyau du réacteur nucléaire frériste.
Venus en France, pour certains, au cours des années 1970 et structurés en fédération associative en 1983, une organisation affiliée aux Frères musulmans égyptiens aurait recruté des membres et développé, de manière planifiée, coordonnée et systémique, une vaste opération d’influence avec pour objectif, à long terme, de prendre le pouvoir et d’instaurer la loi islamique en France, voire en Europe. L’histoire du poisson marseillais se profile déjà à l’horizon, mais attendons tout de même de voir si notre pauvre sardine va de nouveau boucher le Vieux-Port.
Reprenons : au bout de près de 50 ans de structuration et de planification digne des plus grands maréchaux, les Frères musulmans alignent, face à l’État et à la société française, un bataillon constitué de… 400 à peut-être 1 000 militants chevronnés, pour l’estimation (très) haute, dont une partie a déjà bien entamé sa vie de retraité sans jamais avoir écrit un seul ouvrage doctrinal ou même l’ébauche d’une pensée en langue française. Dans une grande partie de leurs mosquées et de leurs centres, qui consitueraient 7 % de l’ensemble des lieux de culte musulman, ils n’ont pas réussi à renouveler leurs équipes dirigeantes et à y intégrer les nouvelles générations de musulmans. Leur budget national, en termes de puissance de feu, est de l’ordre de 500 000 euros par an.
Alors, de deux choses l’une, soit les Frères musulmans possèdent une armée de Siths ayant maitrisé tous les recoins du côté obscur de la Force sous la direction du Grand Cheikh Palpatine Ben Cosinga, soit ils agissent par l’opération du Saint-Esprit.
Venus en France, pour certains, au cours des années 1970 et structurés en fédération associative en 1983, une organisation affiliée aux Frères musulmans égyptiens aurait recruté des membres et développé, de manière planifiée, coordonnée et systémique, une vaste opération d’influence avec pour objectif, à long terme, de prendre le pouvoir et d’instaurer la loi islamique en France, voire en Europe. L’histoire du poisson marseillais se profile déjà à l’horizon, mais attendons tout de même de voir si notre pauvre sardine va de nouveau boucher le Vieux-Port.
Reprenons : au bout de près de 50 ans de structuration et de planification digne des plus grands maréchaux, les Frères musulmans alignent, face à l’État et à la société française, un bataillon constitué de… 400 à peut-être 1 000 militants chevronnés, pour l’estimation (très) haute, dont une partie a déjà bien entamé sa vie de retraité sans jamais avoir écrit un seul ouvrage doctrinal ou même l’ébauche d’une pensée en langue française. Dans une grande partie de leurs mosquées et de leurs centres, qui consitueraient 7 % de l’ensemble des lieux de culte musulman, ils n’ont pas réussi à renouveler leurs équipes dirigeantes et à y intégrer les nouvelles générations de musulmans. Leur budget national, en termes de puissance de feu, est de l’ordre de 500 000 euros par an.
Alors, de deux choses l’une, soit les Frères musulmans possèdent une armée de Siths ayant maitrisé tous les recoins du côté obscur de la Force sous la direction du Grand Cheikh Palpatine Ben Cosinga, soit ils agissent par l’opération du Saint-Esprit.
De quel rapport parle-t-on ?
Si c’était une plaisanterie, on pourrait en rire, mais malheureusement le sujet est bien trop sérieux pour le prendre à la légère. L’histoire et les modes d’action des Frères musulmans sont connus, renseignés, ils font l’objet de rapport et d’analyses de terrain qui sont traitées par des agents de l’État compétents. L’action du Bureau central des cultes du ministère de l’Intérieur est par exemple à saluer, notamment pour les appels à projets de recherches qu’il conduit chaque année depuis 2015. Mais il semble que certains politiques n’en ont cure et qu’ils soient désormais prêts à sacrifier la cohésion nationale sur l’autel de leurs ambitions.
Le rapport initial classifié, remis l’an dernier, a déjà fait l’objet d’un premier remaniement. Il fallait en effet une version « simplifiée » de ce qui apparaissait comme trop complexe, ou peut-être trop nuancé aux yeux du ministre de l’Intérieur. Le document qui a fuité le 21 mai 2025 représente donc une troisième version « expurgée » cette fois, à laquelle devrait faire suite une nouvelle, si l’on en croit la présidence de la République, qui sera cette-fois augmentée. Il eut été plus simple de laisser le document initial tel quel, avec toutes ses nuances, en l’anonymisant. C’est une pratique assez courante et beaucoup plus pertinente. Sinon, on pourrait, à la limite, confier directement aux imams cette ultime variante canonique ; ayant l’habitude de gloser sur les annotations des commentaires des résumés des exégèses, s’ils possèdent eux aussi la Force des Jedis, ils pourront nous faire pénétrer dans les méandres de l’esprit politique obscurci.
Le rapport initial classifié, remis l’an dernier, a déjà fait l’objet d’un premier remaniement. Il fallait en effet une version « simplifiée » de ce qui apparaissait comme trop complexe, ou peut-être trop nuancé aux yeux du ministre de l’Intérieur. Le document qui a fuité le 21 mai 2025 représente donc une troisième version « expurgée » cette fois, à laquelle devrait faire suite une nouvelle, si l’on en croit la présidence de la République, qui sera cette-fois augmentée. Il eut été plus simple de laisser le document initial tel quel, avec toutes ses nuances, en l’anonymisant. C’est une pratique assez courante et beaucoup plus pertinente. Sinon, on pourrait, à la limite, confier directement aux imams cette ultime variante canonique ; ayant l’habitude de gloser sur les annotations des commentaires des résumés des exégèses, s’ils possèdent eux aussi la Force des Jedis, ils pourront nous faire pénétrer dans les méandres de l’esprit politique obscurci.
L’imaginaire du « puissant ennemi de l’intérieur »
Car, finalement, c’est bien de cela qu’il s’agit : tout un écosystème situé à l’extrême droite de l’échiquier politique et intellectuel français a pu démultiplier son entrisme, ces dernières années, notamment à coup de millions d’euros injectés par quelques milliardaires nostalgiques d’une « certaine France ». Le mot d’ordre adressé à ses thuriféraires repose sur l’exagération et la désincarnation des musulman·e·s : les Frères musulmans sont partout, ils sont « infiltrés », ils « polluent l’atmosphère d’un gaz frériste » pour contaminer les musulmans et la société ; ils disposent déjà de députés au parlement (sic !) pour « chariatiser » les lois françaises ; agissant localement, ils ont déjà fait quasiment fait basculer des quartiers entiers sous la charia, etc.
Ces élucubrations se doublent d’une haine viscérale de l’islam et des pratiques religieuses musulmanes, renvoyées dans le champ de l’altérité irréductible : les musulmans ne partagent pas « notre » culture, « notre » histoire, « nos » valeurs ; ils n’ont jamais contribué de manière significative au développement économique de la France, ni à sa libération ; leur apport à l’essor intellectuel de l’Europe a été résiduel ; leur religion n’a rien à voir avec la filiation judéo-chrétienne. Ajoutons à cela l’inflation de néologismes tautologiques sensés posséder, par leur simple énoncé, valeur explicative : nous avons eu droit, ces dix dernières années, outre l’islamisme et le salafisme, au djihadisme, au frérisme, au communautarisme, au séparatisme et maintenant à l’entrisme.
Dans ce décor, le musulman lambda n’existe plus, laissant la place à une ombre, une forme désincarnée qui se matérialise sous deux formes : situé dans une religiosité rigoriste ou conservatrice, il est « séparatiste » ; ouvert sur la société, il est « entriste ». La figure amorphe de cet Étranger ne se résume qu’un un mot : il est l’ennemi intérieur à invisibiliser en le tuant socialement. Les sorties virulentes à l’encontre des figures musulmanes qui sont des modèles d’intégration et de réussite sociale en disent long à ce propos.
Ces élucubrations se doublent d’une haine viscérale de l’islam et des pratiques religieuses musulmanes, renvoyées dans le champ de l’altérité irréductible : les musulmans ne partagent pas « notre » culture, « notre » histoire, « nos » valeurs ; ils n’ont jamais contribué de manière significative au développement économique de la France, ni à sa libération ; leur apport à l’essor intellectuel de l’Europe a été résiduel ; leur religion n’a rien à voir avec la filiation judéo-chrétienne. Ajoutons à cela l’inflation de néologismes tautologiques sensés posséder, par leur simple énoncé, valeur explicative : nous avons eu droit, ces dix dernières années, outre l’islamisme et le salafisme, au djihadisme, au frérisme, au communautarisme, au séparatisme et maintenant à l’entrisme.
Dans ce décor, le musulman lambda n’existe plus, laissant la place à une ombre, une forme désincarnée qui se matérialise sous deux formes : situé dans une religiosité rigoriste ou conservatrice, il est « séparatiste » ; ouvert sur la société, il est « entriste ». La figure amorphe de cet Étranger ne se résume qu’un un mot : il est l’ennemi intérieur à invisibiliser en le tuant socialement. Les sorties virulentes à l’encontre des figures musulmanes qui sont des modèles d’intégration et de réussite sociale en disent long à ce propos.
Le poison de la mentalité préfasciste
Cet écosystème évolue ainsi d’une façon particulièrement désinhibée, en jetant en pâture des noms de personnes musulmanes, d’associations, de responsables politiques et institutionnels, d’intellectuel·le·s et de chercheur·e·s, tous et toutes accusées d’être les complices de l’islamisation de la France. Fascinés par les régimes autoritaires qu’ils érigent en modèles, ils s’attaquent également à la séparation des pouvoirs en accusant les juges et les magistrats de laxisme et en poussant le politique à s’affranchir des règles de droit.
Parallèlement, ils s’appuient sur une vision autoritaire de la laïcité pour inciter l’État à adopter une posture extrêmement dirigiste à l’encontre des organisations musulmanes en abusant, d’une façon qui confine à l’hystérie, du qualificatif de « séparatisme ». Bien heureusement, nous ne sommes pas confrontés à ce que d’aucuns appellent, de manière non appropriée, une islamophobie d’État, pas encore en tout cas. Les digues et le socle démocratique de notre société n’ont pas cédé. Mais il convient de qualifier les signaux d’alerte à leur juste mesure ; le bateau français tangue au milieu de la marée tumultueuse d’une mentalité préfasciste qui s’instille jour après jour dans l’esprit et le discours d’une partie de la classe politique, intellectuelle et des médias. L’expression est suffisamment chargée pour l’utiliser avec précaution et aussi bien les philosophes que les historiens, après le désastre de le Seconde Guerre mondiale, ont décortiqué les signaux d’une société qui bascule.
Le terme, chez eux, ne désigne pas une personne ou un groupe en particulier, mais un contexte au sein duquel, à un moment donné de l’histoire, un groupe peut faire l’objet d’une stigmatisation spécifique, jouer le rôle de bouc émissaires des peurs et des hystéries collectives, sur fond de désincarnation. C’est un contexte dans lequel un seul élément, comme le mentionne le philosophe italien Umberto Eco, comme le nationalisme, le populisme, la xénophobie, le culte de la tradition ou de la pureté, peut prédisposer une société à s’orienter vers un autoritarisme nationaliste et violent.
C’est dans ce moment assez pénible qu’il convient de mettre les politiques face à leurs responsabilité, les rappeler à la lucidité, avant le point de non-retour. Nos concitoyens qui ont vécu le « détail de l’histoire », cher à un homme politique bien connu, le savent très bien. C’est qui est à l’œuvre, actuellement, c’est une lente mais constante dégradation de notre espace démocratique, sous couvert de lutte contre les extrêmes, avec des citoyens français assignés à une altérité radicale parce qu’ils et elles sont muslman·e·s. Si la République commence à douter de ses propres enfants, ce n’est pas eux qu’elle affaiblit, c’est elle-même qu’elle fracture, mais c’est toute la société qui, au final, en subira les conséquences délétères.
*****
Omero Marongiu-Perria est sociologue et spécialiste de l'islam français. Il a notamment co-écrit « Qu’est-ce qu’un islam libéral ? » (Atlande, mai 2023).
Lire aussi :
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Parallèlement, ils s’appuient sur une vision autoritaire de la laïcité pour inciter l’État à adopter une posture extrêmement dirigiste à l’encontre des organisations musulmanes en abusant, d’une façon qui confine à l’hystérie, du qualificatif de « séparatisme ». Bien heureusement, nous ne sommes pas confrontés à ce que d’aucuns appellent, de manière non appropriée, une islamophobie d’État, pas encore en tout cas. Les digues et le socle démocratique de notre société n’ont pas cédé. Mais il convient de qualifier les signaux d’alerte à leur juste mesure ; le bateau français tangue au milieu de la marée tumultueuse d’une mentalité préfasciste qui s’instille jour après jour dans l’esprit et le discours d’une partie de la classe politique, intellectuelle et des médias. L’expression est suffisamment chargée pour l’utiliser avec précaution et aussi bien les philosophes que les historiens, après le désastre de le Seconde Guerre mondiale, ont décortiqué les signaux d’une société qui bascule.
Le terme, chez eux, ne désigne pas une personne ou un groupe en particulier, mais un contexte au sein duquel, à un moment donné de l’histoire, un groupe peut faire l’objet d’une stigmatisation spécifique, jouer le rôle de bouc émissaires des peurs et des hystéries collectives, sur fond de désincarnation. C’est un contexte dans lequel un seul élément, comme le mentionne le philosophe italien Umberto Eco, comme le nationalisme, le populisme, la xénophobie, le culte de la tradition ou de la pureté, peut prédisposer une société à s’orienter vers un autoritarisme nationaliste et violent.
C’est dans ce moment assez pénible qu’il convient de mettre les politiques face à leurs responsabilité, les rappeler à la lucidité, avant le point de non-retour. Nos concitoyens qui ont vécu le « détail de l’histoire », cher à un homme politique bien connu, le savent très bien. C’est qui est à l’œuvre, actuellement, c’est une lente mais constante dégradation de notre espace démocratique, sous couvert de lutte contre les extrêmes, avec des citoyens français assignés à une altérité radicale parce qu’ils et elles sont muslman·e·s. Si la République commence à douter de ses propres enfants, ce n’est pas eux qu’elle affaiblit, c’est elle-même qu’elle fracture, mais c’est toute la société qui, au final, en subira les conséquences délétères.
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