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Points de vue

Partir ou rester : à quoi bon la France ?

Les récits de Bent Battuta

Rédigé par | Jeudi 27 Octobre 2016 à 08:00

           


Partir ou rester : à quoi bon la France ?
Cambridge. − Cambridge et ses salles de cours et « collèges » au décor romanesque. Cambridge et ses traditions ancestrales. C’est dans cette célèbre et prestigieuse université britannique que je l’ai retrouvée. Épanouie, transfigurée presque. Nora était une nouvelle personne, c’en était fini de cette étudiante discrète, de cette camarade un peu torturée que j’avais laissée sur les bancs de nos cours d’arabe à l’école Normale sup, université d’excellence française. (La prochaine fois que l’on vous dit que l’arabe est la langue du terroriste, fuyez !)

J’en avais rencontré des étudiants brillants, de bons élèves produits dans nos lycées de centre-ville, des enfants à qui on répète depuis le collège que seules les classes préparatoires sont dignes d’eux. Je dois avouer qu’ils m’avaient fait peur tous ces enfants de profs, ces enfants de cadres supérieurs un peu trop sûrs d’eux, ils m’avaient agacée tous ceux pour qui la littérature ne pouvait se réduire qu’à des citations d’œuvres « classiques » pour agrémenter des copies pédantes et pompeuses.

Nora était d’une autre catégorie, de celle qui ne feint pas la modestie, de celle qui avait vraiment saisi le sens de la formule socratique : « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien. »

Nora était différente. Elle était normalienne, un avenir brillant s’ouvrait à elle. Pourtant, après cette première année en Grande-Bretagne, Nora n’est plus jamais rentrée en France.

Elle aussi avait donc décidé de quitter la France, de se barrer pour être autre. Pour devenir elle-même. C’est ce que j’avais cru comprendre au détour d’une de nos conversations. La France l’angoissait, l’oppressait. Ce pays ne parvenait plus à conjuguer ses histoires, ses mémoires, ses identités plurielles. L’harmonie ne marchait plus.

Alors Nora est partie. Elle venait s’ajouter à ces proches qui, depuis une décennie, quittaient le navire. Pour des raisons diverses et variées.

Le premier a été mon frère. Alors qu’il était un étudiant brillant, seule une université britannique avait voulu de son projet de chercheur. Unique figure basanée de sa promotion ; seul à se heurter à cette discrimination structurelle qui gangrène et pourrit notre contrat social.

Une décennie plus tard, rien ne change. La réalité est là ; le discours, en revanche, a changé. Le dernier en date m’a donné envie de gerber. Fini le temps où l’on dénonçait les discriminations pour ce qu’elles sont : intolérables pour ce qu’elles sont par essence. Non, aujourd’hui, chercheurs et médias nous expliquent pourquoi la discrimination doit être enrayée : parce qu’elle coute cher ! Et si elle nous faisait gagner de l’argent, on la maintiendrait ?

Depuis une décennie, les Deborah, Illana, Nadia, Nora, Asma, Mehdi se sont barrés. Les uns après les autres. Alors, oui, vous me direz, notre génération vit dans un village global. Et, oui, ceux qui le peuvent s’en vont et font rayonner le savoir français ailleurs.

La France est non pas une terre d’émigration mais davantage d’immigration, même si, aujourd’hui, à Tunis ou à Rabat, les jeunes manient davantage la langue de Shakespeare que celle de Molière en rêvant davantage de Harvard que de la Sorbonne.

C’est à se demander à quoi peut bien servir une administration de la francophonie. Visiblement pas à enrayer le déclin progressif de la langue française dans le monde. C’est là un autre sujet.

L’actualité récente ne nous a pas non plus épargnés. Raphaël, trentenaire hyperactif, entrepreneur social, a deux enfants scolarisés dans une école juive. Depuis quelque temps, il prépare son départ. Il refuse que ses enfants soient une génération née derrière des barrières. Mehdi n’en peut plus d’être regardé comme un potentiel délinquant ou un potentiel terroriste. Ou un potentiel gadget de la diversité pour colorer des entreprises, médias et mouvements politiques trop blancs.

Lors d’un de mes derniers périples français, je me suis retrouvée en Mayenne. À Laval, une ville moyenne sans attraits particuliers. À la fin de ma session avec des lycéens, l’une des professeurs s’est rapprochée de moi. Agacée. Sans raison apparente. La session s’était pourtant bien déroulée. Enfin, je croyais... Après quelques minutes, le couperet tombe. Celui que je n’ai eu de cesse d’entendre ces dernières années. Celui de la visibilité.

Dans la bouche de certains (jusqu’au président de la République), les musulmans sont devenus trop visibles. Hélas, les musulmans français ne sont plus de simples ouvriers, ils ne sont plus uniquement des étrangers, destinés un jour à s’en aller, ne sont pas un bloc monolithique. Oui, ils parlent, manient le verbe, soignent, éduquent, sont comme tous… Leur présence s’est presque normalisée en moins d’un siècle. Et la seule ligne de démarcation − qui devient critère profondément stigmatisant − restent la religion et son expression publique et privée.

Je constate trop souvent chez nombre de personnes de bonne foi cette incapacité à regarder la France telle qu’elle est. Ni identité malheureuse ni identité heureuse. Juste une identité réelle, au plus proche du quotidien. Une identité faite de diversités convictionnelles, ethniques, culturelles. Une diversité qu’il faudrait taire, bannir, effacer, soit au nom d’une laïcité à qui on tord le cou, soit au nom d’un passé assimilationniste que l’on définit comme bon nous semble.

À chaque échéance électorale, inexorablement, on débat de notre passé (fantasmé) de Gaulois. Pendant ce temps, certains se barricadent dans une contre-identité, d’autres font le choix du départ.

Il y a des jours où, perdue dans mes pensées dans une gare ou un hall d’aéroport, moi aussi je pense au départ. Comme Nora et les autres, je fantasme sur un ailleurs. Pourtant, mes pas me ramènent toujours ici. Chez moi. Là où peut-être je me sens la plus utile. Là où mes engagements et mes actions plaideront pour une identité apaisée, réconciliée.

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Samia Hathroubi est déléguée Europe de la Foundation for Ethnic Understanding.



Samia Hathroubi
Ancienne professeure d'Histoire-Géographie dans le 9-3 après des études d'Histoire sur les débuts... En savoir plus sur cet auteur



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