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Société

Islam : la crise de légitimité de l’Exécutif des musulmans de Belgique exaspère les musulmans

Rédigé par | Mercredi 16 Mai 2012 à 00:28

           

Une nouvelle fois, l’Exécutif des musulmans de Belgique (EMB) est en pleine tempête judiciaire. Son siège a été perquisitionné le 9 mai dans le cadre d’une plainte déposée par plusieurs membres de l’EMB, dont la vice-présidente Isabelle Praille. Ces derniers, membres de l’Alternative démocratique de musulmans de Belgique (ADMB), se sont plaints de leur éviction par l’EMB lors de l’Assemblée générale du 13 janvier 2012. Plus qu’une querelle de personnes, c’est bien la volonté de l’ADMB de réformer le système de représentation des musulmans de Belgique qui ne passe pas du tout auprès des fédérations musulmanes qui contrôlent l'EMB. Un problème qui perdure depuis des années maintenant à tel point que l'Etat belge a décidé de ne plus reconnaître l'instance depuis janvier. L’islamologue belge Michael Privot, un converti également membre du CA de la mosquée de Verviers, la plus grande officiellement reconnue en Wallonie, nous explique l’actuelle crise que traverse l’EMB et les moyens d’y remédier.



L'Exécutif des musulmans de Belgique (EMB) traverse une crise interne depuis trop d'années.
L'Exécutif des musulmans de Belgique (EMB) traverse une crise interne depuis trop d'années.

Saphirnews : Pouvez-vous expliquer pourquoi des perquisitions ont eu lieu et dans quel contexte elles s'inscrivent ?

Michael Privot : Depuis 2004, l’EMB ne parvient pas à sortir d’une crise de légitimité qui s’articule principalement autour de deux axes. D’un côté, son mode de sélection a tendance à ne pas faire émerger les compétences nécessaires à la gestion d’un « organe chef du culte », dont le mandat est non pas véritablement de représenter les musulmans de Belgique, mais d’assurer la gestion du temporel du culte comme le traitement des dossiers de reconnaissance de mosquées et d’imams pour l'obtention d’un subside étatique ou la sélection des professeurs de religion islamique dans les écoles des aumôniers en prison.

D’un autre côté, les difficultés d’émancipation des tutelles des pays d’origine, en particulier le Maroc et la Turquie, impliquent que celles-ci font tout pour maintenir une autorité forte sur leurs communautés religieuses respectives. Et ce, avec la bénédiction implicite des autorités politiques belges, qui jugent toujours préférable d’« outsourcer » le contrôle « soft » des communautés musulmanes de Belgique aux Etats d’origine.

Les deux questions sont profondément liées, car, lors des dernières élections de 2005 qui prétendaient déjà régler une partie de ces problèmes, les réseaux de mosquées proches des ambassades ont mobilisé massivement leurs ouailles avec pour résultats de faire émerger des individus relativement peu compétents en matière de gestion administrative de dossiers complexes, mais parfaitement à l’écoute des injonctions des pays d’origine – toujours officieuses, voire superflues en raison de la servile docilité de nombreux responsables communautaires.

L’EMB issu des élections de 2005 avait également pour mandat de proposer, avant la fin de son terme, une formule de sélection qui permette de régler ces problèmes, tout en étant soutenue par un large consensus communautaire. L’EMB fut vite secoué par des affaires judiciaires qui conduisirent en 2009-2010 au remplacement de la première équipe par une seconde issue de la même assemblée générale.

Michael Privot, islamologue
Michael Privot, islamologue

C’est après, en 2011, que s’est créée l’Alternative démocratique de musulmans de Belgique (ADMB). Quelles sont ses revendications ?

M. P. : L’EMB s’est très rapidement trouvé divisé entre une majorité de membres proches des ambassades et une minorité qui s’est rassemblée au sein de l’ADMB, qui se veut porteuse – au sein de l’EMB – de la voix de la majorité silencieuse des musulmans de Belgique qui ne font pas partie des grandes fédérations de mosquées.

L’ADMB insiste en particulier sur la nécessaire prise en compte de tous les groupes minoritaires et sensibilités des communautés musulmanes (femmes, chiites, alevis, ahmadiyya, soufis de toutes obédiences, toutes les obédiences jurisprudencielles, les minorités ethniques, en particulier africaines, convertis, musulmans balkaniques…).

Le groupe majoritaire n’a eu de cesse de proposer un modèle de sélection de l’EMB fondé sur les grandes fédérations de mosquées, toutes alignées sur les pays d’origine, mais qui ne rassemblent même pas la moitié des +/- 360 mosquées identifiées en Belgique, reconnues officiellement ou non. Dans un tel système, pas de véritables élections en vue, mais des fédérations toutes puissantes qui feraient la pluie et le beau temps en matière de décisions administratives pour l’ensemble de la communauté musulmane, avec un impact décisif, par exemple, sur le contenu des cours de religion islamique dispensés aux enfants dans l’enseignement officiel. Cela ne manque pas de susciter de sérieux doutes sur le fait que l’on puisse donner aux petits musulmans de Belgique les meilleurs outils pour grandir en harmonie avec leur environnement dans un tel contexte.

De son côté, l’ADMB n’a cessé d’appeler à la nécessité du suffrage démocratique et ouvert à toute personne musulmane pour élire les membres de l’EMB, tout en introduisant de multiples correctifs pour éviter les travers rencontrés jusqu’à présent. Leur proposition vise en tous cas à maintenir l’aspect représentatif de l’institution tout en mettant en place de moyens pour en garantir l’efficacité administrative.

Mais aucun accord pour réformer l’institution n’a été trouvé. Quelle en fut la conséquence ?

M. P. : Faute d’accord entre les parties, le ministère des Cultes a essayé de mettre en place une tentative de médiation dans le cadre du mandat de chaque partie prenante. Ce fut un échec face à l’absence totale de volonté de discussion constructive de la part du groupe majoritaire de l’EMB. Face à ce constat d’échec, son mandat a pris fin le 31 décembre 2011.

Une assemblée générale fut convoquée le 13 janvier 2012 pour tenter de proposer de nouvelles pistes au ministère des Cultes. Contre toute attente, et apparemment de manière illégale, cette assemblée générale a décidé de débarquer les membres de l’EMB rassemblés au sein de l’ADMB. Une véritable purge des opposants à la ligne des ambassades, dont la vice-présidente, Isabelle Praille, représentant par ailleurs les chiites et les convertis de Belgique. A la suite de ce putsch, les membres de l’ADMB ainsi évincés de l’EMB ont déposé plainte en justice pour faux, usage de faux et abus de confiance à l’encontre de la nouvelle équipe de l’EMB élue le 13 janvier.

Cela a eu pour effet de suspendre toute tentative d’avancement du dossier de refonte de l’EMB, en attendant que tout soit tiré au clair. Les récentes perquisitions ont eu lieu dans le cadre de cette enquête visant à établir le bien-fondé ou non des accusations portées à l’encontre de l’EMB.

Quel bilan dressez-vous de l'EMB depuis sa création ?

M. P. : On pourrait dire que cette institution, en dépit de ses errements, a le mérite d’exister – ne soyons donc pas complètement négatifs à son propos. Il faut aussi reconnaître la difficulté inhérente à ce genre de processus où l’on essaye de faire cohabiter ensemble une multitude d’intérêts différents, qui se rejoignent peu ou prou, ainsi qu’une palette très complexe de cultures organisationnelles, de sensibilités culturelles, idéologiques et théologiques… Et ce au sein d’un espace institutionnel non prévu pour gérer cette diversité, car conçu initialement pour répondre aux besoins structurels de catholicisme romain en Belgique – modèle auquel ont dû s’adapter toutes les convictions officiellement reconnues avec plus ou moins de fortune. La structuration du protestantisme n’a pas été une mince affaire non plus et ne s’est stabilisée que très récemment.

Outre sa diversité proverbiale, la communauté musulmane fait face au problème supplémentaire des ingérences extérieures qui ont constitué jusqu’à présent le frein principal à sa structuration. Le message des musulmans aux Etats d’origine devrait être : « Lâchez-nous les baskets et laissez-nous vivre notre life ! » S'ils pouvaient l'entendre, cela permettrait sans nul doute de faire avancer le schmilblik.

Comment les musulmans de Belgique considèrent-ils aujourd'hui cette structure ?

M. P. : L’immense majorité des musulmans a cessé depuis longtemps de s’intéresser aux soubresauts de l’EMB. On n’y comprend rien, c’est difficile à suivre et on a l’impression de n’entendre parler de cette structure qu’au travers des scandales ou des nouvelles de perquisition. L’EMB actuel n’a aucune légitimité, malheureusement. Et ce désintérêt des musulmans profite à ceux qui tentent d’instrumentaliser cette structure au profit de leur fédération plutôt qu’au bénéfice de l’ensemble de la collectivité.

L'ADMB est née d'une scission de l'EMB. Pensez-vous qu’elle ferait mieux ?

M. P. : Il me faut vraiment préciser que l’ADMB n’est pas une nouvelle instance : c’est une association qui regroupe quelques membres de l’EMB, mais aussi différents experts en matières institutionnelles ainsi que des représentants communautaires et des militants de terrain. En un sens, l’ADMB, c’est aussi l’EMB.

La différence fondamentale avec le reste de l’EMB, c’est l’énorme travail de terrain, de consultation et de sensibilisation de la communauté que mène l’ADMB de manière totalement volontaire et sans autres moyens que les fonds propres de ses membres. Au cours des deux dernières années, l’ADMB a organisé de nombreuses rencontres dans différentes villes du pays, essayant de rencontrer les différentes communautés, les associations travaillant dans le domaine cultuel et culturel, les associations d’enseignants de religion islamique… L’EMB qui avait pour mandat de mener à bien ce travail, avec le soutien possible de fonds publics, n’a mené aucune action dans cette direction.

Le rapport de force est cependant très asymétrique entre des fédérations très structurées, minoritaires sur le terrain, mais représentées majoritairement au sein de l’EMB grâce à leur pouvoir de mobilisation, et l’ADMB qui tente, sans l’appui d’aucune structure, de rassembler les voix de la majorité des associations sur le terrain qui ne sont pas affiliées aux différentes fédérations en présence. Jusqu’à présent, l’ADMB s’est très bien positionnée médiatiquement et a pu faire passer son message tant auprès de la population majoritaire qu’auprès de la communauté, ainsi que d’un bon nombre de parlementaires de tous les partis qui suivent très activement ce dossier.

Comment l’Etat perçoit ces problèmes institutionnels, qui sont aussi financiers aujourd’hui ?

M. P. : Tout le monde est fatigué par ce dossier et la complexité des intérêts en présence. Le ministère des Cultes souhaiterait aboutir au plus vite à une solution, mais ne peut agir activement en la matière pour éviter toute ingérence dans le culte. Il ne cesse de renvoyer la balle dans le camp de la communauté musulmane, ce qui est certainement légitime. Cependant, il utilise le seul levier pour faire pression, à savoir réduire drastiquement les subsides de l’institution à tel point que même la « continuité de service » qui doit être offerte à la communauté musulmane en matière de processus de reconnaissance des mosquées ou de nomination des imams est aujourd’hui sérieusement mise en danger.

Dans l’attente d’une décision judiciaire concernant la plainte déposée par l’ADMB, toutes les discussions avec le ministère sont suspendues. Il serait intéressant de voir si tous les membres de l’EMB (ADMB et fédérations) sauront saisir cette pause pour essayer de renouer le dialogue pour le bénéfice de l’ensemble de la communauté.

L'Etat ne reconnaît donc plus l'EMB depuis janvier et a arrêté de le financer. Est-ce une manière pour lui de dire son soutien à l'ADMB et à sa volonté de réformer le système ?

M. P. : Je ne crois pas que la réduction drastique du financement de l'EMB et sa non-reconnaissance par le ministère soit une tentative de faire pression pour qu'il considère un peu mieux les options avancées par l'ADMB, car l'ADMB a dû aller chercher ce résultat avec les dents. A ce stade, le ministère serait quasi prêt à avancer avec la partie qui pourrait rassembler effectivement un bon nombre de mosquées.

La pression des Etats d'origine reste également très forte, et l'on sait que les différents ministres des Cultes ont toujours eu une oreille attentive à leurs exigences. Je crois surtout que l'ADMB a bien fait comprendre que le terrain devenait très marécageux et que l'actuelle ministre ferait mieux d'y regarder à deux fois avant d'engager des discussions plus approfondies avec une équipe à l'encontre de laquelle les accusations de faux, usage de faux et abus de confiance pourraient être avérées.

Comment l'EMB peut-il sortir de l'impasse ? Que préconiseriez-vous ?

M. P. : Il n’y aura de sortie de l’impasse que si les fédérations renoncent à leur prétention à représenter l’ensemble de la communauté et acceptent de s’engager dans un dialogue constructif avec l’ADMB pour trouver une solution qui puisse convenir à tous. Je sais que l’ADMB a fait déjà des amendements substantiels à sa proposition d’origine pour prendre en compte les préoccupations légitimes des fédérations. La réciproque ne me semble pas être au rendez-vous d’après les différents documents qu’il m’a été donné de parcourir.

Si chacun s’obstine à camper sur ses positions, il n’y en effet aucun espoir de sortie par le haut de cette crise. La Belgique est célèbre pour son sens du compromis institutionnel, mais cela requiert des femmes et des hommes capables de voir un peu plus loin que le cadre étriqué de leurs intérêts organisationnels et de prendre leurs responsabilités en conséquence. Je doute malheureusement que de tels profils soient pour le moment rassemblés autour de la table. Quoiqu’il arrive, la solution à ce bazar devra et ne pourra être trouvée qu’au sein de la communauté. Il n’y a plus d’autres options envisageables.




Rédactrice en chef de Saphirnews En savoir plus sur cet auteur


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