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Points de vue

Arabie Saoudite : Mohammed Ben Salmane et l’invention de la tradition

Rédigé par Chiara Pellegrino | Mercredi 27 Juin 2018 à 00:02

           

Depuis le 24 juin 2018, les femmes saoudiennes sont enfin autorisées par décret royal à conduire elle-mêmes un véhicule. Victoire sur l’ultraconservatisme du royaume ? Pourtant, difficile de voir ce qu’entend Mohammed ben Salmane lorsqu’il parle d’un « retour » à l’islam modéré pour l’Arabie Saoudite. Car ce pays, même avant 1979, a toujours connu une forme d’islam conservateur.



Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, avec, au-dessus, le portrait du roi Salmane.
Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, avec, au-dessus, le portrait du roi Salmane.
En octobre 2017, quelques mois à peine après avoir été nommé prince héritier de l’Arabie Saoudite, Mohammed ben Salmane (MBS) déclarait aux médias du monde entier qu’il voulait ramener le royaume ultraconservateur à un islam modéré.

Depuis, en plus d’une occasion, MBS a évoqué l’Arabie Saoudite d’avant 1979, époque où, à ses dires, les Saoudiens vivaient une vie semblable à celle des autres pays du Golfe : les femmes conduisaient et travaillaient et on allait au cinéma. Vu que le jeune prince, né en 1985, n’a pas d’expérience directe de cette période, l’existence d’un fantomatique Islam saoudien modéré bâillonné par les événements de 1979 ne résiste pas à l’épreuve des faits.

L’Arabie Saoudite est née en effet avec le wahhabisme et aucun des trois Émirats-États qui se sont succédé depuis 1744 jusqu’à aujourd’hui n’a jamais fait l’expérience d’une forme d’islam différente.

Année zéro ?

Certes, 1979 représente une année-charnière pour tout le Moyen-Orient. Car la révolution islamique iranienne marque le début de l’affrontement entre Islam révolutionnaire et Islam conservateur : pour se protéger des effets de la révolution, l’Arabie Saoudite va répondre, dans les années qui suivent, en réactivant la composante anti-chiite inscrite dans le wahhabisme.

C’est en 1979 également, quelques mois à peine après la révolution iranienne, que la situation saoudienne se complique aussi sur le front interne : le 20 novembre, un groupe de révolutionnaires, les Ikhwân de Juhaymân al-‘Utaybî, occupe la Grande Mosquée de La Mecque, lançant ainsi ce que l’on considère aujourd’hui encore comme l’opération la plus dramatique dans l’histoire de l’islamisme militant saoudien.

La prise de la mosquée doit être lue dans l’optique messianique de Juhaymân, qui croyait en l’avènement imminent du Mahdî, le Messie musulman. L’objectif final de l’opération, en effet, était de consacrer Mahdî l’ami et compagnon de Juhaymân, Muhammad al-Qahtânî. La date de l’opération n’était pas elle non plus un hasard : elle correspondait au premier jour du XVe siècle du calendrier islamique, puisque « au début de chaque siècle, affirme un dit du Prophète, Dieu enverra à sa communauté un rénovateur » (Sunan Abî Dâwûd, Kitâb al-malâhim).

Le siège dura deux bonnes semaines, et seule l’intervention des forces spéciales françaises, appelées par le roi, y mit fin. Cette décision du souverain suscita, elle aussi, l’opposition d’une partie consistante des islamistes saoudiens, qui contestaient la présence d’étrangers sur la terre la plus sacrée de l’islam.

Pour tenter d’éloigner du royaume la frange la plus extrémiste des islamistes, potentiellement subversive, la monarchie exploita alors à ses propres fins un autre front qui venait de s’ouvrir : le 24 décembre 1979, l’invasion soviétique de l’Afghanistan venait de commencer. L’Afghanistan devait, jusqu’à la fin des années 1980, servir de pôle d’attraction pour des milliers de combattants djihadistes provenant du monde musulman tout entier. Le gouvernement saoudien, soutenu par le clergé wahhabite, lança une campagne en faveur du djihad, arrivant à rembourser jusqu’à 75 % du billet d’avion à ceux qui partaient combattre.

Et pourtant, en dépit de cette concentration d’événements (révolution iranienne, siège de La Mecque et invasion de l’Afghanistan), on ne peut faire de 1979 l’année zéro de la dérive fondamentaliste que MBS considère comme l’origine de tous les malheurs de l’Arabie Saoudite d’aujourd’hui.

C’est aux années 1960, par exemple, que remonte l’origine de la Sahwa, mouvement islamiste hybride né de la rencontre entre le rigorisme wahhabite et l’activisme politique des Frères musulmans égyptiens et syriens, qui allait devenir dans les années 1990 une épine dans le pied pour le gouvernement saoudien. L’idéologie sahwi est en effet un mélange potentiellement explosif parce qu’il ajoute, à l’exclusivisme wahhabite qui voit de l’idolâtrie partout, y compris à l’intérieur du camp musulman, la lutte politique contre l’Occident impérialiste (dans la version de Hasan al-Bannâ) ou contre les régimes arabes impies (dans la version de Sayyid Qutb).

La Sahwa allait s’enraciner profondément dans la société saoudienne avec l’apparition, à la fin des années 1960, des jamâ’ât, réseaux sociaux organisés selon une hiérarchie très rigide, et clandestins. Cette clandestinité était due évidemment à la vision wahhabite-hanbalite qui interdit la constitution de partis autres que le parti de Dieu, en ce que ceux-ci sont accusés de favoriser la division de la société aux dépens de l’unité de la oumma.

L’Université de Médine

Il y a par ailleurs, dans les années 1960, le début de ce que l’on a appelé la « guerre froide arabe » entre les pays nationalistes et socialistes sous la houlette de l’Egypte de Nasser, soutenus par l’Union soviétique, et les pays du bloc islamique dirigés par l’Arabie Saoudite et soutenus par les États-Unis.

Pour faire face à l’influence socialiste, le gouvernement saoudien crée en 1961 l’Université de Médine dont elle confie le leadership au cheikh Muhammad Ibn Ibrâhîm Âl al-Shaykh et à Ibn Bâz (son adjoint, et futur grand mufti du royaume). Son objectif, à l’origine, était la wahhabisation de la région du Hedjaz, qui avait joui, du fait de sa position géographique, d’une relative liberté culturelle et religieuse : l’Université de Médine allait donc devenir rapidement le centre principal du rayonnement de l’islam wahhabite dans le monde.

Dans cette université, et dans d’autres universités saoudiennes, on allait voir de grands noms de la confrérie musulmane enseigner (Muhammad Qutb, frère cadet de Sayyid Qutb), du salafisme (Muhammad Nâsir al-Dîn al-Albânî) et du djihadisme (‘Abdallâh ‘Azzâm, idéologue du djihad afghan).

L’Université de Médine a également servi d’incubateur pour un autre groupe islamique, la Jamâ’at al-salafiyya al-muhtasiba, née vers la moitié des années 1960 à l’initiative d’un groupe d’étudiants après un épisode qui allait passer à l’histoire comme taksîr al-suwar, « la destruction des images ». Animés d’une fureur iconoclaste, les membres de ce groupe s’était jetés sur les images, photographies et mannequins exposés dans les espaces publics et dans les vitrines de Médine pour les détruire, provoquant des affrontements avec les habitants et faisant monter la tension avec le gouvernement. Ce mouvement s’inscrivait dans la mouvance du courant des Ahl al-hadîth, qui s’est répandu en Arabie Saoudite sous l’impulsion de Muhammad Nâsir al-Dîn al-Albânî (m. 1999), l’une des figures les plus prestigieuses du salafisme contemporain.

Connu comme muhaddith al-‘asr, « le traditionniste de notre siècle », al-Albânî se donnait l’objectif de salafiser davantage le wahhabisme. Il estimait en effet que les wahhabites étaient salafistes sur le plan de la doctrine, mais non sur celui de la jurisprudence, et contestait leur adhésion à l’école juridique hanbalite et le taqlîd, c’est-à-dire l’imitation des grands oulémas de l’histoire islamique, dont Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhâb et son maitre à penser médiéval Ibn Taymiyya. Al-Albânî refusait aussi certaines pratiques wahhabites comme l’obligation d’enlever ses chaussures pendant la prière, et la présence du mihrâb dans les mosquées (la niche qui indique la direction de La Mecque) qu’il considérait comme une innovation.

Les Ahl al-hadîth rejetaient en outre la carte d’identité et le passeport parce qu’ils portaient la photographie de la personne et signalaient son appartenance à un État et non à Dieu, ils interdisaient de porter l’iqâl (la rondelle qui bloque le turban des Saoudiens) et estimaient que la tunique traditionnelle que portent les hommes devait descendre à quatre doigts au-dessous du genou, à la différence des sahwi qui l’exigeaient longue jusqu’aux chevilles.

Les arrestations de MBS

À la lumière de ces événements, il est difficile d’affirmer qu’en 1979 la société d’Arabie Saoudite était une société ouverte et modérée. Si la réalité des faits historiques va à l’encontre du récit de MBS, les mesures prises par la monarchie au cours de cette dernière année rendent, elles aussi, son discours peu crédible.

À l’automne 2017 il a fait arrêter des dizaines d’activistes pacifiques, des prédicateurs et des intellectuels, les accusant de comploter avec les ennemis (Frères musulmans et Qatar en particulier) contre le gouvernement. Mais si on analyse le profil des personnes arrêtées, on remarque que bon nombre d’entre elles appartiennent au courant néo-sahwa ou au courant islamo-libéral.

On trouve dans le premier groupe Salmân al-‘Awda (n. 1956), prédicateur célèbre (14 millions de followers sur Twitter) et vétéran de la Sahwa. Al-‘Awda a été l’un des premiers prédicateurs à se prononcer en faveur du Printemps arabe, s’attirant l’hostilité du clergé wahhabite et du gouvernement saoudien, lequel avait déjà suspendu en 2011 son programme télévisé « Hajar al-zâwiya », et interdit la diffusion en Arabie Saoudite de son livre As’ilat al-thawra [Les Demandes de la révolution], ouvrage dans lequel il réhabilitait la notion de révolution contre la doctrine officielle de l’obéissance inconditionnelle au souverain.

Mais ce n’est pas là le seul point qui lui vaut l’hostilité de la monarchie. Al-‘Awda, en effet, tient un discours hybride, qui unit la pensée politique occidentale à la tradition islamique. Le prédicateur emprunte à l’Occident la notion de révolution pacifique entendue comme recherche du changement politique à travers une action collective qui se manifeste dans des conditions politiques, sociales, psychologiques et économiques données ; il occidentalise la notion islamique de shûrâ (consultation), en demandant que ce soit toute la communauté islamique qui y accède, et non seulement quelques rares élus comme c’est le cas aujourd’hui en Arabie Saoudite ; il juge opportune l’application de la charia, mais estime qu’elle ne peut advenir par un acte de force ; il réhabilite la notion de ijtihâd, le raisonnement personnel, contre le taqlîd, l’imitation aveugle soutenue par le wahhabisme.

Al-‘Awda élabore, en outre, la théorie d’un État fondé sur un contrat civil stipulé entre la société et le gouvernant, contrat qui sanctionne la division des trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) et estime qu’il n’y a pas de place dans l’Islam pour la théocratie.

Parmi les victimes de MBS figure aussi ‘Abdullâh al-Hâmid (n. 1950), co-fondateur de HASM (Jam‘iyya al-huqûq al-siyâsiyya wa-l-madaniyya), l’Association pour les droits politiques et civils, créée après le 11-Septembre par un groupe d’islamistes réformistes. Al-Hâmid préconise l’idée de monarchie constitutionnelle, en lui conférant une justification religieuse, et la notion de djihad pacifique (jihâd silmî), version islamique de la contestation non violente, de la grève de la faim et de la désobéissance civile, toutes formes de manifestation interdites en Arabie Saoudite. Dans son optique, les protestations pacifiques seraient une forme publique et élargie de nasîha, le conseil que, traditionnellement les clercs adressent au gouvernant en forme privée.

Que signifie « islam modéré » ?

L’arrestation de ces personnalités et d’autres encore en dit long sur la politique adoptée par MBS, plus porté à bâillonner la contestation qu’à libérer les cercles réformistes susceptibles de promouvoir la modernisation que lui-même affirme souhaiter.

En l’état des choses, on ne voit pas clairement qui pourrait assumer la tâche de réformer l’Islam saoudien, du moment que l’establishment wahhabite n’a aucun intérêt à promouvoir une réforme qui pourrait remettre en question son statut, et qu’une bonne partie des musulmans réformistes les plus connus se trouvent en état d’arrestation.

On ne voit pas non plus clairement ce que MBS entend par « Islam modéré », si cela signifie l’abolition des peines corporelles hudûd, établies par la charia pour les crimes commis contre les droits de Dieu, le fait de fixer un âge minimal pour le mariage ou la limitation de la polygamie ; s’il prévoit l’élimination de la police religieuse, qui continue à jouer un rôle de répression dans la société bien qu’en 2016 le roi Salmane en ait partiellement limité les prérogatives ; ou encore si cela signifie une prise de distance dans les rapports avec le clergé wahhabite.

Toutefois, il est clair que l’existence de la monarchie saoudienne est profondément liée à l’existence du wahhabisme, qui, même s’il a perdu l’élan djihadiste qui a accompagné la création des différents royaumes saoudiens, n’a jamais été modéré ni ouvert. Il est donc invraisemblable que MBS puisse remettre en question le rapport avec le clergé wahhabite, car ce serait scier la branche sur laquelle la dynastie est assise depuis plus de 200 ans.

b[EN SAVOIR PLUSb
• Stéphane Lacroix, Les Islamistes saoudiens. Une insurrection manquée, PUF, Paris, 2015.
• Madawi al-Rasheed, Muted Modernists. The Struggle over Divine Politics in Saudi Arabia, Hurst & co., London, 2015.
• Madawi al-Rasheed (dir.), Salman’s Legacy. The Dilemmas of a New Era in Saudi Arabia, Hurst & co., London, 2018.






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