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Finance éthique

Abderrahmane Lahlou : « La zakât joue un rôle dans le développement économique et social »

Rédigé par | Jeudi 9 Juillet 2015 à 11:00

           

Auteur de nombreux ouvrages sur la finance islamique et sur l’économie de l’éducation, Abderrahmane Lahlou vient de publier « Économie et finance en islam » (Éd. Al Madariss, 2015), dont la parution coïncide avec l’année de promulgation de la loi sur les banques participatives au Maroc. Dans cet ouvrage, outre la présentation des ressorts éthiques et philosophiques qui sous-tendent la législation islamique dans le domaine économique et financier, il montre que la zakât, troisième pilier de l’islam, est elle-même un vecteur économique en plein essor. Interview.



Le  nom de mudd, mesure d’aumône,  vient du latin modius ou modium, connu par les Romains pour la mesure des liquides et des solides. En islam, il sert à la mesure de la zakât ainsi qu’à déterminer la quantité d’eau nécessaire à l’ablution. Ici des mesures d’aumône (mudd)  au nom du sultan mérénide Abu al-Hasan (Fès, Maroc) exposées au musée du Louvre (à g., 1795/1209H, musée des Arts et Traditions, Fès ; à dr., 1697/1180H, musée national des Bijoux, Rabat ; photo © Saphirnews).
Le nom de mudd, mesure d’aumône, vient du latin modius ou modium, connu par les Romains pour la mesure des liquides et des solides. En islam, il sert à la mesure de la zakât ainsi qu’à déterminer la quantité d’eau nécessaire à l’ablution. Ici des mesures d’aumône (mudd) au nom du sultan mérénide Abu al-Hasan (Fès, Maroc) exposées au musée du Louvre (à g., 1795/1209H, musée des Arts et Traditions, Fès ; à dr., 1697/1180H, musée national des Bijoux, Rabat ; photo © Saphirnews).

Salamnews : En quoi la zakât, inscrite dans le Coran, est-elle au fondement de ce qu’on appellera plus tard, dans la période contemporaine, l’économie islamique ?

Abderrahmane Lahlou : La zakât est effectivement l’un des piliers de l’économie islamique, pas le seul. L’objectif économique direct qui la sous-tend est la redistribution des revenus entre les membres de la communauté. L’objectif indirect que la zakât atteint, si elle est correctement appliquée, est de promouvoir la création de richesses par la consommation.

L’argent dépensé en zakât par les croyants passe des mains d’une catégorie socioprofessionnelle (CSP) qui atteint ou dépasse le seuil de consommation de base pour lui substituer des dépenses de luxe aux mains d’une CSP qui se caractérise par une forte propension à consommer les denrées de base, généralement productrices d’emplois et d’activité économique. Or ce transfert se fait sur une base très large, car les assujettis sont très nombreux et ne se limitent pas aux riches. Il est de nature à produire des effets substantiels.

Enfin, et sur une autre dimension, il est important de noter que le paiement de la zakât est drivé par la foi et la conviction, car l’élément de motivation est la recherche de purification de l’âme et des biens possédés. Il ne s’agit pas d’un décret économique de droit positif aux visées étroitement économiques.

Quel est le principe de la zakât ?

Abderrahmane Lahlou : La zakât est un mécanisme de distribution des revenus entre deux communautés qui cohabitent entre elles. Le critère de proximité dans le choix de la population récipiendaire est fortement recommandé. Il y a, d’une part, ceux qui sont bénéficiaires de la zakât majoritairement composée de la communauté des pauvres et des indigents et, d’autre part, tout le reste de la communauté qui est déterminé par le critère de la possession de biens marchands ou de la possession d’un quota monétaire qui excèdent leurs besoins usuels, et qui est estimé à 800 € environ, estimation aujourd’hui pour des pays comme ceux du Maghreb. En France, on estime le nissab à environ 3 200 € (en 2015).

C’est donc un véritable impôt de solidarité, ou impôt social. C’est l’État musulman qui l’applique, qui le distribue aux nécessiteux durables ou passagers. Les sources textuelles qui ont institué la zakât sont dans le Coran, contenues dans le verset suivant : « Les sadaqat (aumônes légales obligatoires) ne reviennent qu’aux pauvres, aux indigents, aux fonctionnaires qui en sont chargés, à ceux dont les cœurs ont besoin d’être ralliés, au rachat des esclaves, aux endettés, à la cause de Dieu et au voyageur dépourvu. C’est une obligation de la part de Dieu. Dieu est Omniscient et Sage » (Coran, s. 9, v. 60).

Quels sont précisément les bénéficiaires de la zakât ? N’y a-t-il pas des catégories devenues obsolètes ou moins prioritaires ?

Abderrahmane Lahlou : L’analyse des huit catégories de bénéficiaires de la zakât telles que décrites dans la sourate 9, verset 60 affiche les priorités de la société musulmane à l’époque de la Révélation, et révèle la prédominance des dépenses sociales, représentées par les pauvres, les indigents, les endettés et les voyageurs dépourvus, en plus d’une catégorie accessoire (au sens de la comptabilité) que sont les agents de collecte et de redistribution.

Abderrahmane Lahlou : «  Sur le plan économique, la zakât a un double objectif : la redistribution des revenus entre les membres de la communauté, d’une part, et la création de richesses par la consommation, d’autre part. »
Abderrahmane Lahlou : « Sur le plan économique, la zakât a un double objectif : la redistribution des revenus entre les membres de la communauté, d’une part, et la création de richesses par la consommation, d’autre part. »
Sur les huit, seules deux affectations concernent le ralliement des infidèles et les dépenses dans la voie de Dieu, à l’exception des lieux de culte qui sont à la charge de l’État et des bienfaiteurs.

« Les pauvres » sont ceux qui gagnent leur pain au jour le jour. S’il est vrai que l’islam n’autorise pas les personnes ayant une fortune modeste à tendre la main, il n’en reste pas moins vrai que certains pauvres s’abstiennent, par amour propre ou par pudeur, de quémander, ce qui les ferait passer pour des gens aisés. « L’ignorant penserait qu’ils ont suffisance tant ils restent décents, mais tu les reconnais à leur trait distinctif », dit le Coran (s. 2, v. 273) à leur sujet.

« Les indigents » sont les miséreux, qui ne possèdent rien. Selon les exégètes, le premier rang de priorité mérité par les pauvres s’explique par la volonté de Dieu d’attirer l’attention sur ceux qui ne demandent rien alors qu’ils sont dans le besoin. Cela doit récompenser leur attitude digne.

« Les agents de collecte et de redistribution » sont nommés par l’État pour collecter les impôts. Ils ont droit à une rétribution, même s’ils sont riches.

« Ceux dont on cherche à rallier les cœurs » sont les non-musulmans qu’on encourage à embrasser l’islam et les nouveaux convertis pour raffermir leur foi.

« Les voyageurs dépourvus » couvrent tous ceux qui sont loin de leur pays et se trouvent, par ce fait, dans la gêne. Ceux-ci ont droit à être assistés d’une part du revenu de la zakât, même s’ils sont réputés disposer de biens dans leur patrie.

Par ailleurs, la règle originelle incluait l’affranchissement des esclaves dans les dépenses de la zakât. Elle inclut aussi l’acquittement des insolvables : iI s’agit des personnes qui ont contracté une dette et qui ne parviennent pas, malgré leur bonne volonté, à la solder.

Enfin, une des huit affectations de dépense est appelée « dans la voie de Dieu ». Il s’agit de toute action faite pour mériter la grâce de Dieu, notamment les actions de développement humain comprenant l’éducation et la santé ou encore le logement social ou quelques infrastructures. Cette catégorie de dépenses comprend aussi le soutien de l’effort de guerre, à condition que celle-ci soit juste et menée sous l’autorité du commandeur en chef de la nation. Je voudrais rappeler que la zakât est le troisième des cinq piliers de l’islam, classée, par ordre d’importance, après la profession de foi et la prière cinq fois quotidienne.

Qu’en est-il de la zakât al-Fitr ?

Abderrahmane Lahlou : Il s’agit d’une seconde forme de zakât obligatoire et circonstanciée, celle qui est due à l’occasion de la fête de fin du mois de Ramadan. La zakât al-Fitr (littéralement, « purification de la fin du jeûne ») est un versement obligatoire attribué aux indigents par chaque chef de famille, quel que soit son revenu, d’un montant calculé per capita sur tous les membres à charge de la famille et dû une fois par an. Le montant est tellement minime ‒ l’équivalent monétaire de 2 kg de grains ou de farine par personne à charge ‒ qu’il s’applique à une très large partie de la population, même celle qui est éligible à recevoir la zakât régulière.

Quelles différences trouve-t-on dans le mode de distribution de la zakât en pays musulmans et en pays où l’islam est minoritaire ?

Abderrahmane Lahlou : Dans certains pays musulmans, c’est l’État qui se charge de la collecte et de la distribution de la zakât. C’est bien cela la règle d’origine. Mais, avec la colonisation, cette centralisation par l’État ou ses organes s’est perdue dans la majorité des pays musulmans. Aussi, ce sont les croyants qui, eux-mêmes, se chargent de calculer leur zakât et de la distribuer directement, ce qui se fait sans efficacité ni ciblage rationnel.

Dans les dernières décennies, des associations caritatives et de bienfaisance se sont multipliées dans les pays musulmans et s’alimentent de plus en plus de l’argent de la zakât, ce qui rationnalise un peu les dépenses. Dans les pays à minorité musulmane, l’assiette n’est pas assez large, et on a donc recours à l’argent de la zakât versé par les assujettis dans les pays musulmans riches car, généralement, toute la zakât ne peut pas être dépensée dans leurs propres pays, par défaut de population pauvre et démunie : les transferts se font à travers des associations internationales.

A-t-on une estimation du montant financier que représente la zakât en France et/ou dans d’autres pays (d’Europe, du Maghreb, du Proche- et Moyen-Orient) ?

Abderrahmane Lahlou : La zakât est une forme d’impôt social, destiné à lutter contre la pauvreté et la vulnérabilité, et pas à financer les besoins de l’État. Compte tenu de son mode de calcul, son impact économique est estimé être positif par la majorité des économistes qui se sont penchés sur la question. L’indicateur le plus usuel chez les analystes de la zakât est le rapport des recettes au PIB. Une première évaluation contemporaine a été faite sur le cas de l’Égypte en 1973, et établit le ratio à 6,1 % du PIB. Une autre estimation pour le Soudan établit le chiffre à 3 % du PIB.

Quelles sont les caractéristiques qui distinguent la zakât et le waqf ?

Abderrahmane Lahlou : Le waqf correspond dans la terminologie moderne au legs pieux. Sémantiquement, c’est la mise en statut d’inaliénabilité, au profit d’une cause ou d’une postérité, ou autre population désignée, d’un actif identifié, dont on se dépossède par conséquent, et ce à titre perpétuel. C’est ce qui la différencie de la donation, laquelle peut permettre au bénéficiaire d’en disposer selon les éventuelles conditions stipulées. À l’origine de la pratique du waqf, cet actif était à dominante ou à exclusivité immobilière.

La zakât est obligatoire alors que le waqf est facultatif. Ce dernier a pour but de faire perdurer la sadaqa (aumône) sur plusieurs générations. La zakât revient à des catégories identifiées par la sharia, alors que le waqf est beaucoup plus ouvert à toutes les actions caritatives, qui touchent les humains, voire les animaux en situation précaire. Tandis que la zakât est un outil de solidarité intragénérationnelle, le waqf est, quant à lui, un outil intergénérationnel.

Qu’est-ce qui distingue la zakât de l’aumône au sens chrétien ?

Abderrahmane Lahlou : L’institution de la zakât dans le système économique islamique est une parfaite application de la vision sociale de l’islam et de la centralité de l’être humain dans notre religion. De nombreux auteurs s’accordent à l’appeler l’aumône légale. Cette appellation syncrétique provient de l’homologie avec l’aumône dans le registre chrétien, à laquelle on rajoute l’adjectif « légale » pour signifier que, dans le système islamique, la zakât a force de loi et qu’elle est collectée par l’État, contrairement aux aumônes versées volontairement par les fidèles aux indigents ou versés à l’Église, sous forme d’offrande. Notons que l’homologie s’étend bien entendu au judaïsme, qui reconnaît ces actes de charité et de piété sous l’appellation de la tsedaqa. Aussi bien en hébreu qu’en arabe, le nom renvoie au sens de la justesse et de l’authenticité (de la foi), au-delà du sens de la solidarité.

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* Abderrahmane Lahlou, fondateur-directeur d’ABWAB Consultants, expert agréé auprès de la Banque islamique de développement, est l’auteur de nombreux ouvrages, notamment : La Banque islamique à la recherche de l’excellence (Éd. de Casablanca, 1991, en arabe) ; Banque participative au Maroc, évolution juridique et attentes du public (Éd. de l’ASMECI, 2015). Dernière parution : Économie et finance en islam. Une éthique pour stabiliser l’économie et recadrer les finances (Éd. Al Madariss, 2015).

Première parution de cet article dans Salamnews, n° 53, juillet-août 2015.



Journaliste à Saphirnews.com ; rédactrice en chef de Salamnews En savoir plus sur cet auteur


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