Connectez-vous S'inscrire

Finance éthique

Cheikh Abdullah Bin Bayyah : « L’économie islamique peut être un levier de l’économie mondiale »

Verbatim de Sheikh Abdullah Bin Bayyah*

Rédigé par Cheikh Abdullah Bin Bayyah | Lundi 23 Novembre 2009 à 00:00

           

Le 3 novembre dernier, l'éminent savant Cheikh Abdullah Bin Bayyah était présent au ministère de l'Economie, de l'Industrie et de l'Emploi lors de la conférence « Finance islamique : quelles opportunités pour les entreprises françaises ? ». Avant d'entamer son discours, il a tenu à rappeler à l'assistance qu'il devait « être aujourd'hui au Koweït à une conférence islamique », mais qu'il avait préféré répondre à l'invitation de Paris, compte tenu du rôle important que la capitale française joue dans l'essor de la finance islamique en Europe. Cheikh Abdullah Bin Bayyah a également loué les « efforts » de la ministre Christine Lagarde ainsi que son « ouverture d'esprit », et a achevé ses propos par un étonnant « Vive la France ! ». Voici son discours.



Cheikh Abdullah Bin Bayyah, 3 novembre 2009 : « J’invite les chercheurs occidentaux, et français surtout, à enrichir le sujet de la finance islamique par leurs recherches et leur pensée. »
Cheikh Abdullah Bin Bayyah, 3 novembre 2009 : « J’invite les chercheurs occidentaux, et français surtout, à enrichir le sujet de la finance islamique par leurs recherches et leur pensée. »
Voilà que la législation musulmane dans le domaine financier joue le rôle de médiateur entre l’Occident et le monde musulman !

On dirait qu’elle reprend le rôle de l’algorithme ou encore de la philosophie islamique – ou plutôt gréco-islamique – avec Al-Khawarazmi ou Averroès qui avaient tenté, à leur manière, de réconcilier les deux mondes antagonistes, des rives nord et sud de la méditerranée.

Avec les initiatives actuelles, on dirait que Averroès est ressuscité − ou plutôt son ouvrage Al-Bidâyat, qui traite de droit islamique comparatif, notamment les chapitres dans lesquels il traite des transactions financières. Ce chapitre commence par l’étude des vices qui peuvent toucher les différents contrats. Averroès répertorie cinq types de vices contractuels se référant à la fois au Livre saint, à la Tradition du Prophète, à la logique et à l’expérience humaine qui détermine ce qui est dans l’intérêt général. Ce travail accompli par Averroès est un apport au développement de la charia islamique !

Permettez-moi donc de rappeler la définition de ce terme, qui semble ô combien problématique de nos jours. La charia est une série de règles, de limites, de principes et de jugements détaillés couvrant le domaine de l’éthique, du comportement et des relations humaines dans tous leurs aspects. Ainsi, son corpus se compose des fondements dogmatiques de foi, des éléments de culte et des règles définissant les différentes transactions entre les membres de la société. Elle illustre la manière de joindre le principe moral à la bonne action, les valeurs éthiques aux pratiques sociales et économique et de faire de la solidarité un fondement des relations humaines.

Ainsi, la jurisprudence islamique, dont l’objet d’étude et la source d’inspiration sont les textes révélés et les paroles du Prophète ainsi que la raison et l’expérience humaine au fil de siècles, utilise les meilleurs outils d’explication et d’interprétation des textes, à savoir les outils d’Aristote : la déduction, l’induction et l’analogie. La jurisprudence n’est pas le résultat d’une simple lecture herméneutique du Livre saint usant des règles de la linguistique, c’est une approche rationnelle et pragmatique.

Au cours du VIIIe siècle chrétien, les jurisconsultes musulmans ont intégré le patrimoine philosophique grec dans la science des fondements du droit musulman. Cela est notamment évident dans les principes qui font de l’intérêt général, des coutumes et des conditions géographiques sources de législation. Cette intégration, entre autres, fait de la jurisprudence musulmane (fiqh) une compilation exceptionnelle de lois, une encyclopédie vaste de doctrines et de pratiques législatives et une diversité d’écoles et de méthodes unies par une source et une référence principale : la foi et les valeurs religieuses.

Le résultat de cet effort est une législation islamique fondée sur des principes clairs, se distinguant à la fois par une application rigoureuse et une souplesse qui lui permet d’évoluer en même temps que la société et les lois positives, notamment dans le domaine de l’économie.

L’un des outils développé par la charia dans le domaine de l’économie et de la finance est le contrôle de la compatibilité des transactions bancaires avec la charia. Ce contrôle se fait sur trois étapes : un contrôle au préalable, un contrôle d’accompagnement et un contrôle de suivi.

Pourquoi un contrôle religieux sur la finance ?

Pour trois raisons principales.

Premièrement, pour s’assurer que les banques et institutions financières respectent les prescriptions de la charia et donc les choix faits par les financiers qui y investissent.

Deuxièmement, pour rassurer les clients sur la compatibilité de leurs différentes transactions avec la religion et donc renforcer leur confiance dans l’institution financière.

Troisièmement, pour débarrasser l’institution financière de toute gêne ou tout doute quant à l’utilisation de tel ou tel instrument financier ou investissement, leur facilitant ainsi la création de nouveaux produits financiers.

L’organe qui assure le contrôle doit adopter le règlement et les statuts qui gèrent l’institution et participe au développement de la stratégie et de la politique de l’institution. En fait, la présence d’une autorité ou d’un conseil consultatif en matière de compatibilité religieuse n’est pas facultatif ni complémentaire : une institution financière dont les statuts stipulent qu’elle respecte la charia doit se doter d’un organe qui contrôle la compatibilité de ses opérations avec la loi religieuse musulmane, et ce quelle que soit l’appellation donnée à cet organe.

J’aimerais bien ici insister sur l’importance du contrôle fait au préalable, au cours de la constitution de l’institution financière. En fait, en cherchant un conseil religieux, les initiateurs du projet financier ne pensent pas seulement à prouver la compatibilité de leurs produits avec la charia, mais ils comptent aussi sur les membres de ce conseil pour convaincre des investisseurs potentiels dans leur projet. Pour cette raison, les porteurs de projets de finance islamique font appel à des érudits et spécialistes de charia reconnus et déjà membres dans des conseils consultatifs de plusieurs banques et institutions financières islamiques.

Comment se passent les premières opérations de contrôle ?

En pratique, les initiateurs du projet financier présentent au conseil religieux un prototype de statuts et de plan de développement d’activité déjà utilisé par des institutions similaires ou même par des institutions qui n’ont aucun lien avec la finance islamique.

À partir de ce prototype commencent les négociations avec le conseil religieux sur ce qui est acceptable ou non du point de vue de la compatibilité avec la charia. On prévoit aussi l’ajout de clauses et de termes à ce prototype.

La mission du conseil consultatif commence alors par l’accompagnement de l’institution financière naissante en se portant garant, en quelque sorte, de sa bonne moralité et de sa conformité avec la charia. Cette attestation de « bonne conduite » est à renouveler à la fin de chaque exercice financier sous forme de rapport, plus ou moins long, présenté au conseil d’administration de l’institution, afin de s’assurer que le choix de conformité avec la charia est maintenu et respecté. Ce rapport de conformité est similaire aux rapports de la Cour des comptes qui agrée ou non les comptes du Trésor public.

Qui assure le contrôle de conformité ?

1. Le conseil de fatwas et de contrôle religieux : ce conseil délivre des fatwas et répond aux questions provenant de différentes personnes et parties impliquées et concernées par le fonctionnement de l’institution financière. Il examine les activités de l’institution, ses transactions diverses d’un point vue de conformité avec la charia et il contrôle aussi la conformité des contrats et produits financiers entrepris par l’institution.

2. Le contrôle religieux interne : selon le concept contemporain de contrôle, il s’agit d’un système de contrôle de compatibilité avec la charia et non d’un organe administratif (département ou bureau). Le concepteur de ce système est le comité d’experts financiers en matière de critères et normes entériné par le conseil de fatwas. À côté de cela, l’organigramme de l’institution peut contenir un poste ou un bureau d’experts, dont la mission est l’application de ces normes et critères (charia audit) aux comptes et aux activités de l’établissement. Ce poste fait partie donc du système de contrôle interne. Il dépend donc de l’administration et sert à mettre en œuvre les consignes et instructions et décisions du conseil de fatwas et du contrôle religieux, et à passer les différents contrats et engagements de l’institution entres autrui au crible du guide de conformité. Un tel guide doit être ratifié bien sûr par le conseil de fatwas.

3. Le haut conseil de contrôle de conformité religieuse : une haute autorité de contrôle dépendant souvent de la banque centrale du pays, dont la mission est de superviser les banques islamiques au niveau national en coopérant avec leurs conseils de fatwas et de contrôle religieux respectifs.

Par ailleurs, il y a une nouvelle forme de contrôle de conformité des banques islamiques avec les principes de la charia : ce sont les sociétés privées de consulting et de contrôle de conformité avec la charia. Elles sont indépendantes des institutions financières qu’elles auditent et de la banque centrale qui les chapeaute aussi. Ce genre de sociétés d’audit est encore à son premier stade de développement − pas plus de cinq ans d’existence − et se concentrent dans la région du Golfe.

Concernant les critères et les normes de conformité à la charia, nous tenons à avertir qu’il ya encore des divergences entre les différents érudits et spécialistes. Certes, les nombreux séminaires et symposiums qui ont eu lieu ont mené à un accord sur un nombre considérable de critères et normes communes, notamment entre l’équipe travaillant en Malaisie et celle de Bahreïn.

Les consensus actuels

Les érudits et spécialistes ont établi un consensus concernant les normes qui suivent :

Norme 1 : les activités essentielles de la société ne doivent pas comprendre des transactions usuraires − cela concerne les intérêts perçus sur les dépôts ou les prêts de façon à ce que l’argent engendre l’argent sans passer par la production ou l’échange de biens réels – ; cette norme est censée éloigner la banque islamique de toute activité où intervient l’usure (riba) à l’instar des institutions financières conventionnelles, qu’elles soient banques commerciales ou sociétés financières.

Norme 2 : les activités de la société ne doivent pas comprendre les jeux de hasard.

Norme 3 : les activités principales de la société ne doivent comprendre : 1. la production et le commerce du vin ni des stupéfiants ; 2. la distribution des aliments interdits par la charia comme la viande de porc ni des aliments nocifs pour la santé ; 3. fournir des services interdits par la charia comme fonder ou gérer des endroits de débauche.

Norme 4 : les activités principales de la société ne doivent pas comprendre de transactions gharar (contrats induisant un préjudice pour une des parties signataires) comme les contrats d’assurance non coopérative, la vente de crédits, le transfert de la propriété de marchandises qu’on ne possède pas et ne pouvant pas être livrées au destinataire… De façon générale, il faut que la transaction soit transparente, que les deux parties soit associées dans le gain et la perte…

Partant de ces principes, les banques islamiques proposent certains produits financiers comme al-moucharaka, al-mudharaba, Al-istisna’, al-ijâra, al-murabaha, as-salam.

Un partenariat durable

En envisageant les possibilités qui s’offrent à nous − nous le disons tout haut −, nous espérons un partenariat réel, une nouvelle relation et non juste une bulle qui disparaîtra dans le sable du désert dès que les puits du pétrole du Golfe s’assècheront ou dès que les liquidités en Occident reviendront avec une embellie financière. Nous souhaitons un partenariat durable pour échanger la technologie, les marchandises, les cultures, les cadres, afin de raviver la chaleur de la coopération des peuples du bassin de la Méditerranée.

Pour cette raison, j’invite les chercheurs occidentaux, et français, surtout à enrichir le sujet de la finance islamique par leurs recherches et leur pensée et qu’ils contribuent avec les spécialistes de la charia à la conception de systèmes d’institutions islamiques, de manière à ce qu’elles soient compatibles avec les systèmes les plus modernes et les plus performants. Il faut que ces institutions financières islamiques adoptent les meilleures techniques de communication, de gestion et de comptabilité, afin d’être vraiment contemporaines et de devenir des bons outils d’investissement servant l’intérêt de tous, à condition bien sûr qu’elles conservent leur identité et leurs spécificités.

Le mot de la fin ; je voudrais réitérer l’appel du Président français, M. Sarkozy : l’économie islamique peut être un levier de l’économie mondiale et peut contribuer à réformer l’économie capitaliste. Cela sera possible grâce à l’effort collectif, l’effort de tous.



* Cheikh Abdullah Bin Bayyah est vice-président de l'Union internationale des savants musulmans, vice-président du Conseil européen de la fatwa, membre du conseil de l'Académie du fiqh et président du comité scientifique du COFFIS (Conseil français de la finance islamique).








SOUTENEZ UNE PRESSE INDÉPENDANTE PAR UN DON DÉFISCALISÉ !