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Points de vue

Loi de 2004, 20 ans après : la tolérance, condition de la laïcité

Rédigé par Alain Policar | Lundi 18 Mars 2024 à 12:00

           

L'adoption de la loi du 15 mars 2004 sur le port de signes religieux à l'école publique a suscité un débat continu quant à son interprétation et son application. Alors que certains la considèrent comme une mesure nécessaire pour préserver la laïcité à la française, d'autres la perçoivent comme discriminatoire. Au cœur de cette controverse se trouve la question de la tolérance moderne et de la reconnaissance des identités culturelles au sein de la société française. Dans cet article, différentes perspectives et politiques entourant ce sujet brûlant sont explorées par le politiste Alain Policar, qui a conclu la journée d’études du 2 mars organisée par la Vigie de la laïcité à l'occasion des 20 ans de la loi de 2004.



Loi de 2004, 20 ans après : la tolérance, condition de la laïcité
La loi de 2004 n’est pas unanimement comprise. Certains élèves la jugent discriminatoire. Ce constat peut déboucher sur deux attitudes contraires. L’une, de surplomb, consisterait à en répéter le principe, à inciter à son application de manière plus ou moins coercitive. C’est, me semble-t-il, celle qui est privilégiée : elle est conforme à la vulgate dominante. La « laïcité à la française » étant supposée être le meilleur modèle, il conviendrait de convaincre ceux qui n’en sont pas persuadés.

L’autre attitude serait de partir des sentiments des élèves et admettre, principe de charité, qu’ils ne sont pas dénués de rationalité. Comment expliquer le choix de la première attitude ?

L’hypothèse

Notre modèle laïc s’est construit en partie sur le rejet de la tolérance, le plus souvent considérée comme une sorte de condescendance, et une pratique propre aux sociétés inégalitaires. Mais cette proposition ne vaut que si l’on accorde à John Locke le monopole de la définition du concept. En effet, la Lettre sur la tolérance (1689) exclut de l’association politique les incroyants et les athées.

Mais si l’on refuse ce monopole, la question reçoit un autre éclairage : la tolérance apparaît non seulement comme compatible avec la laïcité mais comme l’une de ses conditions. On pourrait tout aussi bien dire de la laïcité qu’elle institutionnalise la tolérance : une société tolérante accroît ses chances de le rester par la laïcité de l’association politique.

Qu’est-ce que la tolérance moderne ?

Elle se fonde sur la notion d’incertitude : il importe de tolérer tout ce qui n’est pas certain. C’est dans cette perspective que l’on doit lire Spinoza et, tout particulièrement, le Traité théologico-politique (1670) dont la méthode établit un lien entre critique des textes et tolérance. Mais l’auteur majeur pour notre sujet est John Stuart Mill (1859, De la liberté). La question posée par celui-ci est celle de la nécessaire intégration des minorités dans les démocraties. Sa défense de la tolérance se fonde sur la valeur de la diversité : il est bon, pense-t-il, qu’existent des « expériences de vie » différentes.

Dans la filiation de Mill, on peut définir la tolérance comme le fait de « s’abstenir d’intervenir dans l’action ou l’opinion d’autrui, quoiqu’on ait le pouvoir de le faire, et bien que l’on désapprouve ou que l’on n’apprécie pas l’action ou l’opinion en question » (Susan Mendus, « Tolérance et pluralisme moral », in Monique Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996). L’une des conditions nécessaires de la tolérance est donc que celui qui tolère ait le pouvoir d’interférer dans la pratique déplaisante et, bien sûr, qu’il renonce à le faire. Notons précieusement qu’il n’y a pas de tolérance sans désapprobation préalable.

Donc, l’acte toléré produit un refus, lequel induit une tendance à l’interdire. Si la personne qui en a le pouvoir s’abstient de le faire, c’est parce qu’après avoir effectué une pondération des raisons en conflit, il lui est apparu que l’interdiction était une solution politiquement et/ou moralement fragile. La loi de 2004 a fait le choix inverse.

Une tentative d’interprétation de ce choix (bien entendu, très partielle)

On sait que la loi de 1905 admet que la laïcité peut être restreinte pour des motifs d’ordre public. Les « motifs d’ordre public » sont-ils suffisamment consistants, s’agissant du port de signes religieux ostensibles ? On est en droit de penser qu’ils ne le sont pas. Alors pourquoi cette interdiction ? L’un des arguments privilégiés est le refus du prosélytisme.

Dès lors, l’interdiction serait justifiée si, et seulement si, le port du voile était toujours sans équivoque un signe de prosélytisme. Ce n’est certainement pas le cas. De nombreux travaux montrent qu’il est aussi le moyen d’affirmer une identité religieuse et culturelle. Cette affirmation identitaire peut être mise au service d’une bonne intégration au sein de la société française, ou peut constituer une manifestation de rejet de la modernité. Autrement dit, l’objet « voile » exige à chaque fois une construction analytique en fonction du contexte.

Des pistes pour une politique de la différence

Je pense qu’il serait raisonnable de traduire la question posée par le port du voile en termes de reconnaissance. Dès l’instant où l’on accorde aux jeunes filles voilées l’autonomie décisionnelle (mais, bien entendu, elles peuvent être instrumentalisées), elles demandent, en effet, d’être reconnues pour ce qu’elles sont : à la fois, françaises et musulmanes. Seule la tolérance moderne est en mesure de répondre à ces demandes de reconnaissance.

L’avantage de cette position est considérable : en considérant ces demandes de reconnaissance comme légitimes, l’école laïque devient l’espace au sein duquel elles peuvent être interrogées et permettre ainsi la confrontation entre héritage culturel et projet citoyen. Or, nous sommes particulièrement frileux par rapport à ces demandes, enfermés dans le carcan du modèle républicain à la française, c’est-à-dire d’indifférence à la différence. Je lui oppose celui du républicanisme critique, lequel insiste sur la liberté comme non-domination.

Pour Cécile Laborde, la laïcité exige trois principes : raison publique, égalité civique et liberté personnelle. Je n’évoquerai ici que les deux premiers. La raison publique signifie que les représentants de l’État sont tenus d’invoquer des raisons accessibles pour justifier les lois. S’agissant de la loi de 2004, le sont-elles ? Insuffisamment, à coup sûr.

Quant à l’égalité civique, elle est le critère qui, plus qu’aucun autre, révèle l’éventuel mépris à l’égard de tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans la religion majoritaire et qui, lorsque l’État la valorise publiquement, se trouvent exclus de l’identité civique. En se référant à la notion de biais majoritaire, on est fondé à introduire la possibilité des accommodements comme moyen de rétablir l’égalité. Il s’agit tout simplement de ne pas oublier que la laïcité, telle qu’elle résulte de la loi de décembre 1905, a vocation à s’appliquer équitablement à tous les cultes religieux, quelle que soit l’ancienneté de leur présence sur le territoire.

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Alain Policar est politiste, membre du Cevipof à Sciences-Po et du Conseil des sages de la laïcité.

Voir aussi la vidéo de La Casa del Hikma : La laïcité, un outil contre les religions en France ?

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