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Éditorial

La Marseillaise toujours sifflée après 60 années d’indépendance algérienne

Rédigé par | Lundi 4 Juillet 2022 à 22:00

           


Il y a 60 ans, le 5 juillet 1962, jour pour jour, l’Algérie recouvrait son indépendance au prix du sang très cher payé. Évidemment, nous ne parlons pas de valeur marchande, la valeur humaine étant par essence inestimable. Apporter ces précisions semble aller de soi et pourtant,elles sont importantes. Car parler de l’indépendance de l’Algérie, vue de France, ce sont des récits mémoriels à plusieurs voix. Ce 5 juillet 1962 suscite chez nous autant de youyous de joie que de larmes de nostalgie, mais aussi du mutisme des blessures de l’âme et parfois, tout simplement de l’indifférence.

La relation franco-algérienne est totalement passionnelle, résumée abusivement à ce « Je t’aime, moi non plus ». Ce qui est en revanche certain, c’est que nous sommes bien dans une relation à fleur de peau, où chacun des partis manifeste une ultrasensibilité.

Une diplomatie culturelle en panne

Avec ce contexte, nous ne sommes pas du tout étonnés, au cours des Jeux méditerranéens d'Oran, de l’incident de la Marseillaise sifflée, rapporté par notre confrère Ali Aomar d'ObservAlgérie, lors du match France-Espagne, obligeant nos diplomates à signifier leur désapprobation en quittant la tribune officielle pour y revenir une fois le calme revenu.

Ce spectacle affligeant est hélas assez courant. Dans toute l’Afrique et l'Océan indien francophones, nous pouvons assister à de nombreuses scènes similaires loin des espaces feutrés des résidences et instituts français. Notre diplomatie culturelle est à revoir de fond en comble à l’heure du numérique. Il y a encore peu de temps le refrain : « Tout va très bien, Madame la Marquise » étouffait sans vergogne ces signaux faibles.

Aujourd’hui, le moindre incident peut être capté par n’importe quel smartphone et monté en épingle pour accentuer la viralité et, du coup, l’impact nocif dans nos relations avec les pays d’Afrique. Sans prendre l'avion, Il faut se souvenir il y a 20 ans déjà du match France-Algérie au Stade de France où ce sont nos propres gamins issus des quartiers populaires qui avaient précipité la fin de la rencontre.

Trois cycles complets de génération n’auront donc pas atténué cette hyperesthésie qui affecte nos relations entre Algériens et Français. Les uns camouflent cette sensibilité exacerbée par la morale et les principes de justice, tandis que les autres tentent de masquer leur sensibilité par la rationalité et sa cohorte d’universitaires. Il va ainsi depuis déjà six décennies sans que les choses aient un chiwya avancé.

Attention, nous n'écrivons pas que la morale, la justice, la rationalité qu’engagent les études historiques ne servent à rien. Ni même les grandes conventions euro-méditerranéennes ou les ambassades estampillés Méditerranée. Bien au contraire, tout cela reste important et nécessaire mais pas suffisant hélas. Il y a besoin d’une forme d’action qui s’apparente à une thérapie pour enfin se sortir de cette boucle spatio-temporelle plus que toxique, ou autrement dit de ce passé qui ne passe pas.

Des griots pour conjurer le passé qui ne passe pas

Frantz Fanon nous avait déjà mis en garde que la décolonisation du territoire ne suffirait pas, qu’il faudrait passer par la décolonisation des esprits et surtout dépasser l’antagonisme colons / colonisés en restituant à chacun son humanité. De là, pourrait naître une nouvelle espèce d’Homme enfin libre. Il faut soigner les liens abimés qui entretiennent la pathologie de notre relation car nous sommes encore dans une névrose collective qui empoisonne une bonne partie de la Méditerranée.

Pour se soigner définitivement, il faudra abandonner la camisole comme le préconisait le médecin psychiatre et user des jeux, des chants et des contes. Nos diplomaties respectives devront faire appel à nos griots modernes pour se dire les choses difficiles et longtemps tues comme au sein d’un vieux couple.

La puissance du clip nommé Territory, véritable œuvre d’art signée en 2017 par le groupe électro The Blaze montre une jeunesse algéroise prise dans l’impasse qui sombre peu à peu dans l’aliénation. La folie est un thème très privilégié de la littérature arabe classique mais aussi admirablement investi par le cinéma algérien qui a fait son âge d’or. Nous retrouvons l’époustouflant comédien Dali Benssalah dans la série Alger Confidentiel, dénonçant les liens mafieux entre certaines diplomaties européennes et le pouvoir militaire algérien. Le scénariste Abdel Raouf Dafri fait de la « hogra » - terme issu de l’arabe dialectal algérien signifiant le mépris - le personnage principal de la mini-série produite par Arte.

A l’inverse, le réalisateur Nadir Ioulain introspecte la hogra venue cette fois-ci de France avec son premier long métrage de science-fiction Pour quelques grammes de sable, en cours de production, dont la jeune comédienne Lyna Khoudri fait partie de la distribution. Nous avons eu le privilège de voir quelques extraits. Voici en exclusivité quelques éléments de dialogue.

« Je suis venue ici pour retrouver une partie de mon âme (blessée). Je suis Algérien d’origine », dit le personnage principal (incarné par l’acteur Farid Larbi), se trouvant captif au fin fond du Sahara. « Mais toi, tu es un Algérien qui vient de France ! Ca fait une grande différence. Vous les immigrés, vous êtes soit des pédales, soit des racailles, parfois les deux en même temps », répond son geôlier, interprété par le comédien Khaled Benaïssa.

Reniflant son prisonnier et s’adressant à un autre homme, lui d’origine chinoise (joué par Mi Man) : « Tu ne sens pas ce que je sens ? Comme une odeur de grillé… C’est l’odeur du mec qui a subi du racisme ! Le mec qui a été victime du syndrome du français d’origine algérienne. Mesquine ! »

En attendant de doter de super-pouvoirs les artistes des deux rives de la Méditerranée afin d’aider à décoloniser les imaginaires, nous assisterons ce mardi 5 juillet 2022 au grand défilé militaire à la gloire de l’Armée nationale populaire (ANP), qui célèbrera les 60 années d’indépendance de l’Algérie.

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Mohammed Colin
Directeur de la publication En savoir plus sur cet auteur


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