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Monde

Israël-Palestine : les intégrismes ennemis de la paix

Rédigé par Benjamin Seze et Philippe Clanché | Vendredi 17 Janvier 2014 à 10:45

           


Elias Sanbar est ambassadeur de Palestine auprès de l’Unesco.
Elias Sanbar est ambassadeur de Palestine auprès de l’Unesco.

Vous avez participé à la rédaction de l’encyclopédie « Histoire des relations entre juifs et musulmans, des origines à nos jours » (voir encadré plus bas). Quels sont les enjeux d’un tel ouvrage aujourd’hui ?

Elias Sanbar : Nous ne pouvons conti­nuer à aborder cette question historique à travers le seul prisme de la foi et des croyances. C’est un enjeu très important de ramener l’histoire dans un domaine où elle est aujourd’hui absente. Il est nécessaire de rappeler que les relations entre les deux communautés, juive et musulmane, notamment en Orient, diffèrent selon les lieux et les périodes. On ne peut pas confondre les relations entre juifs et musulmans à Alexandrie ou au Caire, avec celles qu’ils eurent à Tolède ou à Cordoue pendant la période andalouse.Il faut sortir du cliché des absolus : les haines absolues, les inimitiés absolues, les rejets absolus. Il y a eu des périodes où tout se passait bien. Aujourd’hui, nous n’avons que des réponses globales et définitives qui font abstraction de ces réalités.

Cette encyclopédie historique tend-elle à l’objectivité ?

Elias Sanbar : Si vous entendez par « objectivité », neutralité, cette encyclopédie n’est pas neutre. Il y a dans notre démarche le souci de dépasser le factuel pour dégager des fils, des clés de lecture. On trouve dans ce livre diverses opinions. Entre les chercheurs israéliens qui racontent l’histoire du mandat britannique et mon texte, il y a bien entendu des contradictions.
Ce n’est pas une œuvre œcuménique, c’est un ouvrage qui met sur la table des argumentaires différents. Le tout est que cela soit fait dans l’échange et que chacun amène les arguments qu’il pense être les meilleurs à sa démonstration. Ensuite, le lecteur sera ou non convaincu, c’est sa liberté. Voilà, à mes yeux, une des conditions de l’objectivité.

Vous évoquez dans l’encyclopédie une transformation radicale du concept de « Terre sainte » au XIXe siècle…

Elias Sanbar : Il est important de préciser que le concept de « Terre sainte » ne fut pas immuable jusqu’au XIXe siècle. Il a constamment été transformé. Je me suis attaché à la transformation opérée à cette époque parce qu’elle est en lien direct avec le conflit actuel.

Durant cette période, une polémique oppose en Angleterre l’anglicanisme au darwinisme. Une question, que l’on retrouve aujourd’hui chez les millénaristes américains : le texte de la Genèse est-il un texte mythique ou un texte d’histoire relatant des faits réels ? Les anglicans soutiennent la seconde hypothèse. Le terrain de la preuve ? La Palestine. C’est ainsi que l’on va vouloir, par des fouilles archéologiques et par l’observation des us et coutumes de la population palestinienne, prouver que la Bible est un livre d’histoire et que Darwin est un imposteur.

Mais la réalité de la Palestine va se révéler terriblement décevante pour les tenants de cette théorie d’une terre qui serait naturellement hors du commun. Car cette démarche n’est pas seulement reli­gieuse, elle est aussi impériale, nourrie par une vision coloniale avec un mépris absolu pour l’auto­chtone qui, de plus, est en majorité musulman.

Naît alors une deuxième idée : cette terre « immuable » est en attente de rédemption car elle est souillée par ceux qui y vivent, les Palestiniens musulmans. Selon les idéologues anglicans, pour pouvoir revenir à la pureté des origines, il va falloir que ces occupants prétendument illégitimes quittent la Terre sainte. Ainsi cette dernière trouvera-t-elle sa rédemption.

En combinant tous ces éléments, on voit comment se forme, en tout cas dans les opinions occidentales, l’idée selon laquelle cette aire doit d’abord être vidée et qu’ensuite ses habitants originels reviennent.

Ainsi, sans tomber dans une vision complotiste des choses, seront posés les principaux ingrédients qui serviront de base à l’idée de Theodor Herzl, à savoir que les juifs ne viennent pas, mais reviennent en Palestine.

Le sionisme quand il naît s’appuie donc, selon vous, sur l’idée développée par les anglicans ?

Elias Sanbar : Le sionisme n’invente pas cette idée, mais il l’utilise et la développe : « Nous ne venons pas, nous revenons. » Donc il n’y a aucune illégitimité à mettre dehors ceux qui y vivent déjà.

Dans quelle mesure, cette transformation du concept de « Terre sainte », mêlant religion et histoire, joue-t-elle encore un rôle aujourd’hui ?

Elias Sanbar : Malheureusement, on constate qu’elle est encore bien présente dans les négociations israélo-palestiniennes. Beaucoup d’Israéliens du camp de la paix pensent qu’un traité de paix reviendrait non pas à partager mais à concéder aux Palestiniens les 20 % du territoire demandés, en faisant un geste de générosité. D’ailleurs, jusqu’aux plus hautes instances, le langage est terrible : « Nous allons vous donner un territoire. » « Non, répondons-nous, vous n’allez pas nous donner un territoire, vous allez partager avec nous ce qui est notre terre natale. » Finalement, on s’aperçoit que les choses n’ont pas beaucoup bougé dans les imaginaires, même si ce n’est plus dit dans les mêmes termes.

On le constate aussi dans la négociation concernant Jérusalem. Qu’est-ce qui bloque ? C’est ce mélange du divin et du terrestre. Prenons par exemple ce que l’on appelle les « paramètres » du président Clinton établis en décembre 2000 pour régler la question de Jérusalem – tout le monde avait applaudi, Palestiniens inclus : à Jérusalem, ce qui est juif va aux Israéliens, ce qui est musulman va aux Palestiniens.

À propos de cet espace symbolique et explosif qu’est l’esplanade des Mosquées, Clinton dira que le sous-sol sera israélien, le sol sera palestinien. Il ne nous a pas dit à qui reviendrait la souveraineté dans les nuages. C’est absurde. C’est comme si nous étions en train de négocier la souveraineté de Dieu. Ce qui soulève d’ailleurs un paradoxe : les trois religions monothéistes affirment qu’elles ont le même Dieu et quand elles discutent, il est question de savoir si le Dieu de telle religion serait plus souverain que celui des deux autres !

La discussion est aujourd’hui bloquée à cause de ce débat sur la souveraineté divine qui légitimerait la souveraineté des hommes.

Que faut-il faire, selon vous ?

Elias Sanbar : Il faut absolument distinguer le divin de l’humain. Sur le plan de la foi, Jérusalem doit appartenir à l’humanité et pas uniquement aux Israéliens ou aux Palestiniens. On entrerait alors dans un autre registre de négociation qui est : comment gérer une ville revendiquée comme capitale par les deux parties ?

Nous savons évidemment que cette capitale a une dimension symbolique énorme, mais elle ne doit pas être négociée comme telle. Sinon, il sera impossible de trouver une solution. On peut voir le côté exceptionnel de Jérusalem, tout en la négociant comme une capitale semblable à toute autre.

Est-ce le débat autour de Jérusalem qui empêche principalement d’avoir une relation sereine entre juifs et musulmans ?

Elias Sanbar : Non, je ne crois pas. Le principal obstacle est le développement lors de ces dernières décennies – ils existaient avant, mais étaient minoritaires – des fondamentalismes juif, musulman et chrétien. C’est une vraie menace.

Pour vous la religion, et plus particulièrement les relations judéo-musulmanes, constituerait ainsi une difficulté majeure dans le règlement du conflit israélo-palestinien ? Plus que la question territoriale ?

Elias Sanbar : Absolument. S’il n’était question que de territoires, nous saurions quoi faire pour obtenir la paix. Certains parlent de conflit insoluble. Ce n’est pas vrai, nous avons les solutions pour régler chaque question, y compris celle de Jérusalem. Nous savons que si nous substituons la notion de partage à celle de division, que si nous faisons de Jérusalem une ville ouverte avec deux souverainetés, le problème est résolu. Mais il y a un manque de volonté.

La vraie question est : les juifs et les musulmans ont-ils pu trouver à certains moments de leur histoire des formes sociales qui permettaient le bon voisinage ? La réponse est oui ! Je ne dis pas que durant la période andalouse ou ottomane tout le monde s’aimait… Cette image idyllique n’a jamais existé nulle part, et pas simplement entre juifs et musulmans. Il ne s’agit donc pas de faire croire que c’était le paradis, mais il est important de souligner à quel point il y avait une harmonie qui aujourd’hui est complètement menacée.

Ce mur que les Israéliens ont bâti en Palestine, n’est pas le seul. Beaucoup de murs ne sont pas en béton mais sont aussi des enfermements. C’est cela le danger, ce mélange d’esprits limités, fermés et délirants. Il y a des lectures des textes sacrés qui donnent froid dans le dos. Et ce, chez les trois religions, personne n’est à l’abri.

Quel est le point de rupture entre les religions juive et musulmane en Orient ?

Elias Sanbar : Cette rupture remonte en partie au XIXe siècle, lorsque les consulats européens prennent sous leur protection diverses communautés minoritaires. Les orthodoxes sont alors sous la protection du tsar de Russie, les druzes et les juifs sous celle de l’Angleterre, les catholiques, sous la protection française… Ce n’est pas juste une commu­nauté qui est retirée de son tissu social, ce sont plutôt des îlots qui vont commencer à être constitués en vertu du même mécanisme qu’en Algérie : je les prends sous ma protection, donc je les privilégie, notamment en les soustrayant à l’application des règles du droit commun.

C’est ainsi qu’à partir du XIXe siècle les membres de ces communautés, y compris dans des affaires pénales, ne passent plus que devant des cours consulaires. Ce qui contribue à créer des frictions très fortes avec la majorité de la population qui, elle, continue de dépendre des juridictions ottomanes ou des tribunaux religieux. Tout cela a joué. Ça a d’ailleurs explosé au Liban et en Syrie où il y a eu des affrontements communautaires au XIXe siècle.L’autre point de rupture se situe selon moi après la création de l’État d’Israël avec les conflits que cela a provoqué. Chacun, juif, musulman, chrétien ou athée, s’est retrouvé devant le fait de devoir choisir à qui il faisait allégeance : à son pays ou à sa communauté ? Le juif du Maroc, par exemple, devait-il faire allégeance à l’État d’Israël ou au Maroc ?

Lorsqu’on prend les statistiques de l’immigration tenues par l’Agence juive, on se rend compte qu’il n’y a quasiment pas de juifs arabes qui viennent en Palestine avant 1948. Il y aura ensuite des pics d’émigration en fonction des guerres régionales. La communauté juive libanaise, par exemple, se videra après la guerre de 1967. Pour les juifs irakiens, cela remonte plutôt aux années 1950. Pour les juifs yéménites, c’est plus tardif. Dans tous les cas, ce fut chaque fois une déchirure car ceux qui partent ne sont pas seulement juifs, ils sont fondamentalement arabes. Là se situe une grande rupture.

Il faut souligner la grande responsabilité des dirigeants arabes qui, pour échapper à la critique suite à leur déconfiture en 1948 face à l’armée de l’État naissant israélien, ont fait de leurs citoyens juifs des boucs émissaires. Pour ces derniers, il y avait d’un côté l’Agence juive qui leur disait : « Vous êtes juifs, venez en Israël », et de l’autre côté beaucoup de responsables arabes qui leur disaient : « Vous n’avez pas de place ici. » Cela n’a pas sauvé les régimes arabes qui ont finalement tous été renversés. Mais entre-temps le mal était fait. Imaginez si ces Marocains, Irakiens, Yéménites… n’étaient pas partis, cela aurait complètement modifié le conflit israélo-palestinien.

Qu’est-ce qui pourrait débloquer le conflit ?

Elias Sanbar : Je pense que le travail des diplomates et des négociateurs ne suffira pas. On peut conclure un traité de paix, et je le souhaite car je ne suis pas pour que des personnes continuent à mourir. Mais si ce n’est que pour aboutir à une situation de non-guerre, à « une paix froide », je ne crois pas que cela aura résolu le problème.

Pour que les choses soient résolues, il faut que les Palestiniens aient le sentiment réel que justice historique leur a été rendue. Et il faut que les Israéliens aient le sentiment réel qu’ils peuvent arrêter d’avoir peur. Ce sont deux nœuds énormes. On doit donc travailler dans cette double direction.

Pour que les Palestiniens aient le sentiment que la justice leur a été rendue, il faut que la notion d’égalité soit primordiale : les Israéliens ne donnent pas la paix, ils la partagent. À partir de là, il y aura un apaisement dans les cœurs et une adhésion de la population palestinienne. Sinon, malgré les accalmies, le conflit repartira toujours. On le voit dans d’autres régions du monde où l’on croyait les choses réglées et où elles vous réexplosent dans les mains.

Du côté israélien, il faudra que les Israéliens comprennent que le fait que leur État soit né d’une injustice commise contre le peuple palestinien ne préjuge plus de leur futur dans cette région. Aujourd’hui encore, ils restent convaincus qu’admettre cette injustice reviendrait à admettre qu’il faut qu’ils repartent d’où ils sont venus. Or, c’est au contraire le fait de reconnaître l’injustice commise qui fera qu’ils seront admis.

Les négociateurs des deux bords doivent dire aux Israéliens : « Nous négocions pour que vous sachiez précisément que vous n’aurez pas à repartir », et aux Palestiniens : « Nous négocions pour que vous sachiez précisément que justice vous sera rendue. » Ce n’est pas une mince affaire, mais ce n’est pas non plus utopique.

Les responsables religieux peuvent-ils jouer un rôle à ce niveau ?

Elias Sanbar : Bien sûr, et certains s’expriment en ce sens. On les entend moins car ce sont toujours les fondamentalistes qui tiennent le devant de la scène.En même temps, vous le dites vous-même, on constate de part et d’autre une montée des nationalismes et des fondamentalismes religieux. Comment faire au milieu de tout cela pour faire primer la bonne volonté ?

Je ne sais pas. Si quelqu’un avait la formule, il la publierait et cela arrangerait bien les choses. Mais ce n’est malheureusement pas le cas. En attendant, il faut continuer à se battre. On ne se bat pas seulement parce qu’on sait ce qu’il faut faire, on se bat parce qu’on est convaincu qu’il faut le faire. Très souvent d’ailleurs, on se bat en sachant qu’on a peu de chances d’aboutir. Mais l’engagement n’est pas une étude de marché où l’on fait un inventaire pour évaluer la faisabilité.

Vous dites être persuadé que la paix finira par advenir. Comment pouvez-vous en être aussi sûr ?

Elias Sanbar : Parce que je me bats pour, je ne me bats pas pour être défait. Et ce n’est pas une question de caractère, de pessimisme ou d’optimisme. Les conflits irrésolus n’existent pas dans l’histoire. Comment celui-ci le se résoudra-t-il ? Sous quelle forme ? Par quelles étapes passera cette solution ? Je ne le sais pas. Nous verrons bien. Mais s’il y a finalement une question à se poser, c’est : combien de victi­mes encore avant que ce conflit ne soit résolu ? 

Une histoire en somme
« Rendre accessible le résultat des recherches contemporaines afin de proposer une synthèse commune sur les mémoires des uns et des autres. » Voici comment Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora présentent le projet monumental qu’ils ont codirigé : Histoire des relations entre juifs et musulmans, des origines à nos jours.
De l’arrivée du Prophète de l’islam à aujourd’hui, en Afrique, en Orient, comme en diaspora, cette somme unique se compose d’une multitude d’essais d’une dizaine de pages, dus aux meilleurs historiens actuels, de toute origine. Conflits et concordes, exils et rencontres parsèment un ouvrage qui rend compte de la diversité des situations historiques comme des points de vue des chercheurs parfois divergents.
Outre la masse documentaire réunie, l’ouvrage offre ce qui manque trop souvent à la question des relations judéo-musulmanes : un regard scientifique et dépassionné sur la vie commune des cousins sémites, trop souvent prisonniers des représentations de l’autre autant que des jeux nationaux.

Histoire des relations entre juifs et musulmans. Des origines à nos jours, codirigé par Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora, Albin Michel, 2013, 1 145 p., 59 €. Voir le site www.juifsetmusulmans.fr

Elias Sanbar est ambassadeur de Palestine auprès de l’Unesco. Il a participé aux négociations de paix israélo-palestiniennes. Historien et essayiste, il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont La Palestine expliquée à tout le monde (Seuil, 2013). Il est en outre le traducteur en français du poète palestinien Mahmoud Darwich. Il a codirigé avec Denis Charbit et Benjamin Stora la troisième partie de l’Histoire des relations entre juifs et musulmans, consacrée au « Temps présent ».





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