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Points de vue

Chiisme et soufisme : des similitudes doctrinales à la source d'oppositions (3/4)

Conscience soufie

Rédigé par Mathieu Terrier | Mercredi 31 Mai 2023 à 11:30

           


Lire la première partie ici : Chiisme et soufisme : intimité et rivalité de deux courants spirituels de l’islam

Lire la deuxième partie ici : Les relations initiatiques entre imams chiites et maîtres soufis, entre l’histoire et le mythe

Plusieurs notions fondamentales du soufisme trouvent leur pendant ou leur précédent dans le chiisme. La première est la walâya, « amitié divine » ou sainteté, comme complément ésotérique indispensable de la prophétie (nubuwwa), le Prophète étant le premier walî, le saint-ami de Dieu. Pour le soufisme, cette dignité est atteinte par l’effort de perfectionnement et n’est pas exclusive à un nombre déterminé d’individus ; c’est ainsi qu’il existe une multiplicité innombrables de saints-amis de Dieu (awliyâ’).

Dans le chiisme en revanche, la walâya comme « alliance divine » est synonyme de l’imamat, de la continuité ésotérique de la prophétie dans la personne des imâms. Le walî Allâh, l’ami ou « l’allié de Dieu », désigne spécifiquement l’imam, impeccable et infaillible (ma‘sûm) par conception divine, et nul autre homme ne peut atteindre ce rang. Par suite, on rencontre dans le soufisme la figure du « sceau des saints » (khâtim al-awliyâ’), pendant du « sceau des prophètes » (khâtim al-nabiyîn) Muhammad, figure du sceau des saints qui fut théorisée par le soufi al-Ḥakim al-Tirmidhi (m. 910) et reprise par Ibn Arabi (m. 1240). Elle correspond en tous points, dans le chiisme, à la fonction d’Ali et/ou du 12e imam dans l’histoire sainte. J’y reviendrai.

La figure soufie du qutb, « pôle » ou sommet de la hiérarchie des saints, « axe » humain de la création nécessaire à la conservation de celle-ci, unique et toujours présent qu’il soit connu ou inconnu, est analogue à la figure chiite de l’imam dans sa fonction cosmique et sotériologique, l’imam toujours présent dans le monde qu’il soit manifeste ou occulté. L’historien Ibn Khaldun (m. 1406), dans ses Muqaddimât, dénonçait d’ailleurs la doctrine soufie du qutb comme une résurgence chiite étrangère au soufisme originel, cependant que Haydar Amoli affirme (je cite) que « le pôle et l’imam sont deux termes synonymes et véridiques pour désigner un unique individu », qui est présentement le Mahdi attendu, le 12e imam.

Ainsi, les liens doctrinaux du soufisme et du chiisme sont tantôt revendiqués par des penseurs chiites favorables au soufisme, tantôt dénoncés par des penseurs sunnites anti-chiites, et ce à la même époque : Haydar Amoli et Ibn Khaldun sont contemporains, l’un vivant en Iran post-mongol où prospèrent les courants minoritaires et ésotériques, l’autre en Egypte mamlouke de stricte obédience sunnite.

L'amour des saints, une médiation nécessaire de l’amour de Dieu dans le chiisme

La notion de « lumière muḥammadienne » (nûr muḥammadî) comme première entité créée avant même la création du monde, passant de prophète en prophète jusqu’à se manifester ultimement dans le Muhammad historique, idée formulée par le soufi Sahl Tustari (m. 896), trouve aussi un précédent (sinon une source) dans la doctrine chiite d’une Lumière divine prééternelle, constitutive du prophète Muḥammad et de l’imam Ali, passée de prophète en prophète jusqu’à se scinder en deux après leur aïeul commun, Abd al-Muttalib, et se réunir à nouveau dans les fils d’Ali et Fatima.

Selon une tradition imamite, de même que Muhammad était déjà prophète quand Adam était encore entre l’eau et l’argile, Ali était déjà walî, « allié de Dieu » ou imam, quand Adam était encore entre l’eau et l’argile. La préexistence des quatorze impeccables (Muhammad, Fatima et les douze imâms) sous forme d’esprits ou de corps subtils lumineux est une doctrine fondamentale du chiisme qui confère à ses saints une double existence, sensible et suprasensible, historique et métaphysique. Ainsi la notion soufie de « Réalité muhammadienne » (haqîqa muhammadiyya), comme entité métaphysique médiatrice entre les plans divin et humain, correspond dans le chiisme au Plérôme des quatorze impeccables.

L’amour de Dieu est une préoccupation constante du soufisme depuis ses temps les plus anciens – que l’on pense à la mystique Rabi’a al-Adawiyya (m. 801). Plus tard, l’amour du cheikh ou du compagnon initiatique (comme Shams al-Tabrisi pour Jalal al-Din al-Rumi au 13e siècle) devient un vecteur de perfectionnement et un support de l’amour de Dieu. Dans le chiisme, plus encore, l’amour de l’imam, le walî, ami et aimé de Dieu par excellence, est le moyen ou la médiation nécessaire de l’amour de Dieu, ce pourquoi il constitue l’essentiel de la foi. Selon un hadith du Prophète, « celui qui aime (Ali) m’aime, celui qui m’aime aime Dieu, celui qui aime Dieu ne connaît pas le châtiment ». S’il n’y a pas d’amour de Dieu sans amour de l’imam, c’est que l’Essence de Dieu est elle-même foncièrement inconnaissable, inappréhendable.

L’essence divine est un secret caché, mais l’imam est la manifestation humaine de ses attributs ; selon l’expression d’Henry Corbin, « il est la Face divine montrée à l’Homme et la face que l’Homme montre à Dieu ». À une théologie apophatique, celle d’un Dieu caché, répond donc une prophétologie et une imamologie théophaniques, celles de prophètes et d’imams conçus comme des lieux de manifestation de Dieu. Depuis l’occultation, l’amour de l’imam nécessite sa contemplation dans le cœur (qalb), le cœur comme organe de l’amour et de la connaissance spirituelle – autre notion partagée avec la mystique soufie.

Des propos paradoxaux présents dans les deux traditions

La tendance de nombreux courants chiites anciens à diviniser l’imam, soit à l’identifier purement et simplement à Dieu (au lieu de son ami, de son proche ou de son lieu de manifestation), a été dénoncée comme « exagération » (ghulûw) par les théologiens chiites eux-mêmes. De manière analogue, des soufis ont été accusés de professer l’unification réelle (ittihâd) du mystique avec Dieu, et beaucoup s’en sont défendus. Cette proximité doctrinale aux confins de l’hérésie (selon les normes des juristes-théologiens chiites comme sunnites) se manifeste aussi dans un certain type d’expressions langagières attribuées à des spirituels soufis d’un côté et aux imams chiites de l’autre.

Chez les soufis, il s’agit des shatahât, locutions extatiques ou « théopathiques » – selon les termes de Louis Massignon – dans lesquelles le mystique, en état de ravissement, prononce son identité avec Dieu ou laisse Dieu affirmer son identité par sa bouche. C’est le fameux : « Je suis le Réel (Dieu) » (anâ l-haqq) de Mansûr al-Hallaj, ou attribué à Abû Yazid Bastami : « Gloire à Moi ! Que Ma majesté est grande ! » (subhânî subhânî mâ a‘zamu sha’nî). Du côté chiite, ce sont des prônes (khutba) attribués à l’imam Ali, à l’authenticité évidemment douteuse, dans lesquels il se présente par des noms et attributs divins : des prônes que Mohammad Ali Amir-Moezzi qualifie pertinemment de « théo-imamosophiques ».

Dans le chiisme « modéré » comme dans le soufisme « sobre » ou « orthodoxe », on s’est dissocié de ces propos paradoxaux. Ainsi, de grands mystiques soufis comme Ibn Arabi ont critiqué l’usage des shatahât, tandis que dans le chiisme, les juristes-théologiens rationalistes ont rejeté l’authenticité de ces prônes d’Ali qu’ils attribuent aux « exagérateurs » (ghulât).

Le poids du jihad intérieur

Une autre convergence entre chiisme et soufisme est l’articulation du combat militaire considéré comme le jihad mineur et du combat spirituel considéré comme le jihad majeur, selon un fameux hadith rapporté dans les sources sunnites comme chiites :

Le Prophète, ayant envoyé un détachement de cavaliers (en expédition), leur dit à leur retour : « Bienvenue à ceux qui se sont acquittés du combat mineur (al-jihâd al-aṣghar) et à qui reste le combat majeur (al-jihâd al-akbar) ! » Ils lui demandèrent : « Ô Envoyé de Dieu, qu’est-ce que le combat majeur ? » Il leur répondit : « Le combat de l’âme » (jihâd al-nafs). Puis il dit : « Le meilleur combat est celui de qui combat l’âme (qui sied) entre ses flancs ».

On sait que nombre de premiers soufis ont pratiqué le jihad militaire, notamment sur les marches arabo-byzantines, tout en combattant contre leur âme charnelle dans des bâtiments militaires appelés ribât, situés loin des villes. Dans le chiisme, l’imam impeccable est le seul à pouvoir conduire légitimement le jihad après le Prophète. Le premier imam, Ali, doit son aura de héros combattant, de brave ou de preux par excellence, à son action durant les batailles du Prophète. Selon un hadith chiite, l’ange Gabriel aurait déclaré lors de la bataille de Uhud (3/625) : « Il n’est de preux qu’Ali » (lâ fatâ illâ ‘Alî)). Mais après la mort du Prophète, Ali se distingua d’abord par son quiétisme (qu‘ûd) puis, comme quatrième calife, ne fit le jihad que contre d’autres musulmans, sans parvenir à s’imposer et finissant par échouer contre Mu‘âwiya.

Après le 3e imam, Al-Husayn, massacré avec ses partisans à Kerbala par l’armée des Omeyyades (680), les imams de sa descendance ont renoncé à tout combat politique pour leur droit, appelant leurs disciples à la patience et à la discrétion (taqiyya) dans l’attente du Rédempteur (al-qâ’im), le dernier imam qui, à la fin des temps, viendrait « recouvrir la Terre de justice comme elle aura été couverte d’injustice ». Il semble que pour les imams et leurs disciples, la discipline du secret et de la patience a remplacé le devoir du jihad, ou plutôt, qu’elle constitue le jihad majeur évoqué par le Prophète. Un hadith du 5e imam affirme ainsi : « Tout croyant est un martyr (shahîd), même s’il meurt dans son lit. Il est comme celui qui meurt dans l’armée du Rédempteur. » En somme, dans le chiisme comme dans le soufisme, le jihad militaire pour défendre la foi n’est donc pas exclu, mais le jihad intérieur pour perfectionner le croyant est encore plus impérieux.

Des visions et pratiques partagées par les deux courants

L’herméneutique spirituelle du Coran est aussi une préoccupation commune au chiisme et au soufisme. Le plus ancien commentaire mystique du Coran est attribué au 6e imam chiite Ja‘far al-Sadiq, reconnu comme un grand savant dans le sunnisme. L’authenticité de ce Tafsîr, qui ne présente pas de contenu proprement chiite, est douteuse ; il émane probablement d’un milieu proto-soufi se réclamant de l’autorité spirituelle de Ja‘far.

D’autre part, les recueils de hadiths chiites comprennent d’innombrables traditions, attribuées aux imams, dévoilant le sens intérieur, caché ou ésotérique (bâtin) des versets coraniques. Selon la doctrine originelle, l’herméneutique du Coran, le ta’wîl, est la mission ésotérique de l’imam, tout comme la révélation littérale du Coran, le tanzîl, est la mission exotérique du Prophète.

Selon un hadith souvent cité, le Prophète aurait déclaré à Ali : « Tu combattras pour l’interprétation spirituelle du Livre comme j’ai combattu pour sa révélation littérale. » Selon les hadiths exégétiques des imams, le verset 3:7 doit être lu ainsi : « Nul ne connaît l’interprétation (du Livre) sinon Dieu et les hommes enracinés dans la science », et l’expression « les hommes enracinés dans la science » (al-râsikhûn fî l-‘ilm) désigne exclusivement les imams eux-mêmes. Dans le chiisme originel, l’herméneutique spirituelle du Coran est réservée aux imams ; mais à partir du 14e siècle, et sous l’influence du soufisme d’Ibn Arabi, un penseur chiite comme Haydar Amoli peut composer un commentaire spirituel du Coran en son propre nom, en conjuguant les traditions imamites, des enseignements extérieurs et sa propre inspiration.

Chiites et soufis partagent donc la conviction que la Révélation possède indissociablement un sens exotérique littéral (zâhir) et un sens ésotérique intérieur (bâtin), ou l’idée que la révélation muhammadienne contient à la fois une Loi normative (charia), une voie initiatique (tariqa) et la réalité en soi (haqiqa). D’où le fait aussi que dans les deux courants ont pu apparaître des courants antinomistes (ibâhiyya) abandonnant l’observance de la Loi exotérique au nom de la connaissance de son sens ésotérique. Mais les maîtres chiites – les imams – et soufis n’ont eu de cesse de condamner cet antinomisme en rappelant que l’observance de la Loi est inséparable de la connaissance de son sens profond ou de sa réalité cachée.

Ces similitudes doctrinales, surtout autour de la notion de walâya, expliquent les pratiques partagées par les deux courants, notamment le culte des saints : la visite à la tombe (ziyâra), la demande d’intercession (shafâ‘a), l’usage des reliques, la répétition rituelle (dhikr) du nom, mais aussi des exercices spirituels comme la retraite (i’tikâf, khalwa) et, nous l’avons vu, le jihad intérieur.

Mais ces similitudes expliquent aussi l’opposition de nombre de savants chiites au soufisme. Du point de vue imamite, la connaissance et l’amour de l’imam sont une voie de salut exclusive, nul autre homme ne peut occuper la place de l’imam, ni comme chef politique ou calife (d’où l’illégitimité des premiers califes, des Omeyyades, des Abbassides, etc., pour les chiites), ni non plus, et c’est le plus essentiel, comme guide spirituel. L’imam – à commencer par Ali – est l’ami ou l’allié de Dieu (walî Allâh) proprement dit et par exclusive. Le cheikh soufi est donc suspect d’usurper la place de l’imam sur le plan spirituel ou ésotérique comme les califes l’ont fait sur le plan temporel ou exotérique. Pourtant, cette opposition ne s’est traduite par la violence qu’à partir de l’époque safavide en Iran, quand le chiisme duodécimain devint la religion officielle du nouveau royaume.

Lire la suite ici : Comment la politique a attisé les antagonismes entre soufisme et chiisme

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Mathieu Terrier est chargé de recherches au CNRS, membre du Laboratoire d’études sur les monothéismes (LEM), spécialiste du chiisme imamite et de ses liens avec la philosophie et le soufisme. Il a publié Histoire de la sagesse et philosophie shi’ite ; l’Aimé des coeurs de Qutb al-Dîn Ashkevarî (Paris, Le Cerf, 2016) et avec Denis Hermann, Shi’i Islam and Sufism: Classical Views and Modern Perspectives (Londres, Bloomsburry, 2020). Première parution sur le site Conscience soufie où une bibliographie indicative fournie par Mathieu Terrier est relayée.

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