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Points de vue

Chiisme et soufisme, entre intimité et rivalité : quand la politique s’en mêle (4/4)

Conscience soufie

Rédigé par Mathieu Terrier | Jeudi 8 Juin 2023 à 08:00

           


Lire la première partie ici : Chiisme et soufisme : intimité et rivalité de deux courants spirituels de l’islam

Lire la deuxième partie ici : Les relations initiatiques entre imams chiites et maîtres soufis, entre l’histoire et le mythe

Lire la troisième partie ici : Entre chiisme et soufisme, des similitudes doctrinales à la source d'oppositions

Les Safavides, à l’origine, sont un ordre soufi fondé en Azerbaïdjan (Ardebil) au milieu du 14e siècle. La fonction de guide spirituel (persan pīr) y était héréditaire, transmise de père en fils. Converti au chiisme messianique au milieu du 15e siècle, comme de nombreux mouvements analogues, l’ordre s’agrège les milices de derviches appelés qizilbâsh (bonnets rouges) et se militarise.

Au début du 16e siècle, sous la conduite d’un jeune cheikh d’une dizaine d’années, Shah Isma’il, vénéré comme le Mahdi, voire comme l’incarnation de Dieu, il se lance à la conquête de l’Iran. Le succès obtenu, les shahs successifs ont assis leur pouvoir en refoulant leurs origines soufies et messianiques, et en confiant à des juristes-théologiens (fuqahâ’) chiites le soin de constituer un véritable clergé, appareil idéologique d’Etat, chargé d’imposer l’orthodoxie et l’orthopraxie à la société. Les ordres soufis militants sont réprimés, des couvents (khânegâh) sont détruits, nombre de soufis se réfugient temporairement en Inde.

Dans ce contexte, l’allégeance politique et spirituelle était due au Shah et les juristes-théologiens exerçaient leur pouvoir juridique et religieux en tant que représentant général de l’imam absent. Aujourd’hui encore – si l’on me permet ce saut historique de plusieurs siècles –, dans la République islamique d’Iran, les confréries soufies chiites (Ni‘matullâhî, Dhahabî, Khâksârs) ou sunnites (Qadiriyya) sont surveillées et parfois réprimées, non parce qu’elles placeraient leur pîr au rang de l’imâm, mais parce que toute allégeance temporelle et spirituelle est due au Guide de la révolution. C’est dire que seul le chiisme politisé et étatisé par d’autoproclamés représentants de l’imam s’est montré réellement hostile au soufisme, quand le chiisme ésotérique n’a cessé d’affirmer ses liens avec celui-ci.

Il a donc toujours existé, à côté de juristes-théologiens chiites anti-soufis, un courant concordiste ou œcuménique, défendant le soufisme du point de vue chiite. Son but, je l’ai dit, était et reste encore de revivifier, au moyen du soufisme, le chiisme ésotérique, asséché depuis la disparition des imâms historiques et la prise de pouvoir sur la communauté des juristes-théologiens (fuqahâ’). Les représentants de ce courant ont assimilé les œuvres de soufis sunnites comme Al-Ghazali et surtout Ibn Arabi, ainsi que de philosophes mysticisants comme Avicenne et Sohravardi, en s’efforçant de les harmoniser avec l’enseignement des imams, pour donner forme à ce que l’on appelle la « gnose chiite » (‘irfân shî‘î).

Mettre fin à l’anathémisation réciproque entre chiites et soufis

Haydar Amoli est l’un des fondateurs et son plus illustre représentant est le philosophe Mulla Sadra (m. 1635) à l’époque safavide. Je finirai par quelques mots sur l’œuvre d’Amoli qui me semble révéler tous les enjeux du problème. Il n’a de cesse de se réclamer de trois sources de vérité : la raison (‘aql), consacrée par les théologiens et les philosophes ; la tradition (naql), soit le Coran et le hadith imamite (les paroles du Prophète rapportées par les imâms et les dires des imams eux-mêmes) ; et le dévoilement spirituel (kashf), dont la légitimité a été établie par Al-Ghazali et Ibn Arabi.

Dans son livre intitulé Jâmi‘ al-asrâr (La somme des secrets), Haydar Amoli soutient que la condamnation du soufisme par des savants chiites exotéristes ne vient que de leur ignorance de l’harmonie foncière entre la Loi, la Voie et la Réalité. Lui n’hésite pas à affirmer que l’élite des chiites initiés sont les vrais soufis (al-sûfiyya al-haqqa), et que les vrais soufis sont nécessairement chiites. Il fait ici référence à un hadith canonique des imams : « Notre enseignement est difficile, extrêmement ardu ; ne peuvent le supporter qu’un Prophète missionné, un ange rapproché (de Dieu) ou un croyant dont le cœur a été éprouvé (par Dieu) pour la foi. » Les vrais soufis, comme les maîtres fondateurs disciples des imams, sont pour lui les « croyants au cœur éprouvé » dont parle ce hadith.

Haydar Amoli visait à mettre fin à l’anathémisation réciproque entre chiites et soufis, à faire la paix entre les esprits pour faire la paix dans la société. Mais on voit qu’il consacre aussi une « distinction mosaïque », selon les termes de l’historien des religions Jan Assmann, entre vrai chiisme et faux chiisme, vrai soufisme et faux soufisme. Au sens exotérique, les « vrais chiites » sont pour lui les duodécimains, tandis que les « faux » sont les ismaéliens, les zaydites et les ghulât (les « exagérateurs »).

Les « vrais soufis » sont les maîtres des fondations, les inspirés comme Al-Ghazali, Ibn Arabi et leurs élèves, qu’ils aient reconnus ou non l’autorité souveraine de l’imam Ali, malgré leurs erreurs qui doivent être corrigées. Les « faux soufis » sont les antinomistes (ibâḥiyya), les partisans de l’inhérence de Dieu dans l’Homme (ḥulûliyya) ou de l’unification (ittiḥâdiyya). Ce double discours, inclusif et œcuménique d’un côté, exclusif et hérésiologique de l’autre, est généralement partagé par tous les défenseurs shi’ites du soufisme.

Haydar Amoli est aussi l’auteur d’un commentaire ésotérique (ta’wîl) du Coran, ainsi que du premier commentaire chiite sur les Fusûs al-hikam (Les chatons des sagesses) d’Ibn Arabi. Avec un même propos ambivalent : d’un côté, Amoli confirme la sainteté d’Ibn Arabi et son attribution du livre des Fusûs à un don du Prophète ; d’un autre côté, il n’hésite pas à rectifier les assertions du cheikh Al-Akbar relatives au Sceau des saints (khâtim al-awliyâ’). Ibn Arabi distinguait un Sceau de la sainteté universelle ou absolue (al-walâya al-muṭlaqa), qu’il identifiait à Jésus (Isa b. Maryam), et un Sceau de la sainteté déterminée (al-walâya al-muqayyada), propre à la prophétie de Muhammad, qu’il identifiait à lui-même. Haydar Amoli reprend le système du double sceau de la sainteté en lui donnant ou en lui rendant un sens shi’ite, nécessitant une double correction : le Sceau de la sainteté absolue ne saurait être qu’Ali b. Abi Talib, le premier imam, et le Sceau de la sainteté muhammadienne, le douzième imam au retour attendu, Muhammad b. al-Hasan al-Askari, le Mahdi.

Ce commentaire me permet donc de conclure car il témoigne, à mon sens, de tout ce qui rapproche et de tout ce qui distingue le soufisme et le chiisme, tout ce qui fait leur intimité et leur rivalité. Ce qui les rapproche : l’idée d’une continuité de la révélation dans la sainteté ou l’amitié divine, l’exigence de l’herméneutique spirituelle du Coran, la recherche d’une voie du perfectionnement intérieur.

Ce qui les distingue ou les oppose : une question de personnes, encore et toujours, celle du successeur et premier héritier spirituel du Prophète (Abu Bakr ou Ali), celle de l’herméneute désigné du Coran (l’imam infaillible ou le maître inspiré), celle du guide spirituel du croyant ou de l’Homme parfait (insân kâmil) lui-même. Il y a là, me semble-t-il, de quoi conserver l’identité spirituelle de chaque courant et permettre a priori leur coexistence pacifique, voire leur fécondation réciproque, comme depuis les origines, pour autant que le juridisme, la politisation et l’idéologie ne se mêlent pas de leurs relations – mais cela, sans doute, ne peut que rester un vœu pieux.

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Mathieu Terrier est chargé de recherches au CNRS, membre du Laboratoire d’études sur les monothéismes (LEM), spécialiste du chiisme imamite et de ses liens avec la philosophie et le soufisme. Il a publié Histoire de la sagesse et philosophie shi’ite ; l’Aimé des cœurs de Qutb al-Dîn Ashkevarî (Paris, Le Cerf, 2016) et avec Denis Hermann, Shi’i Islam and Sufism: Classical Views and Modern Perspectives (Londres, Bloomsburry, 2020). Première parution sur le site Conscience soufie où une bibliographie indicative fournie par Mathieu Terrier est relayée.




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