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Société

Catherine Wihtol de Wenden : « Les cultures dominantes des pays européens ne sont pas menacées par des contre-cultures issues de l'immigration »

Les mots piégés du débat républicain

Rédigé par Pierre Henry | Jeudi 5 Mai 2022 à 11:25

           

Après être revenu sur l'origine de l’expression « grand remplacement » et sa balade dans l'actualité, un spécialiste nous aide à y voir encore plus clair. Catherine Wihtol de Wenden est directrice de recherche au CNRS, rattachée au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po. Spécialiste des migrations internationales, elle est l'auteur de nombreux ouvrages dont le dernier « Atlas des migrations » a été publié en 2021 aux Éditions Autrement.




La théorie du grand remplacement va souvent de pair avec la critique de la mondialisation et la vision d'un territoire fermé. Finalement, cette théorie n'est-elle pas la reprise modernisée de l'éternelle xénophobie des droites extrêmes ?

Catherine Wihtol de Wenden : Tout à fait. Sous un look apparemment modernisé parce que le thème a été utilisé par un démographe dont je parlerai peu après, mais pas du tout dans l'esprit qui est celui d’aujourd'hui dans le débat présidentiel. Il est vrai que, dans le grand remplacement, il y a une vision un peu maurrassienne et très traditionnelle d'une société de la fin donc du XIXe et début du XXe siècle. Il y a aussi tous les thèmes du déclinisme de l'entre-deux-guerres qui était largement utilisés dans les années 1920 et 1930. On est d’ailleurs au 100e anniversaire, si j'ose dire, de ces idées-là pour lesquelles je cite, entre autres, Oswald Spengler, bien sûr, et Le déclin de l'Occident. Cette idée donc du grand remplacement emprunte en partie à cette idéologie droitière, extrême droitière, du déclin.

Là-dessus se sont ajoutés d'autres thèmes atour de l'idée que la civilisation serait en crise. Je reprends Samuel Huntington et Le choc des civilisations, mais surtout le démographe Joseph Grimblat, qui a fait pour les Nations unies une série de scénarios démographiques sur ce que serait l'Europe, le Japon, la Russie, des pays en déclin démographique, sans migration. (Il a travaillé sur) un scénario (évaluant le nombre) de migrants qui seraient utiles pour rééquilibrer la pyramide des âges, pour équilibrer la part des actifs par rapport aux inactifs (jusqu’en 2050, ndlr). Ce travail très austère de démographe (au début des années 2000, ndlr) a été intitulé dans la presse new-yorkaise « The Great Replacement ».

Par la suite, Renaud Camus, l'idéologue de l'extrême droite, l'a utilisé à des fins civilisationnelles. Pour lui, il s'agit de la prise de Grenade à l'envers, de la Reconquista par des musulmans et donc la fin de la civilisation européenne qui serait menacée par, bien sûr, les musulmans, mais aussi par la démographie galopante de l'Afrique, qui avait été analysée, entre autres, par Stephen Smith qui dit que « l'Afrique va nous envahir » avec son livre sorti en 2018, La Ruée vers l'Europe.

Comment expliquez-vous, malgré tout, que cette théorie complotiste, qui a des racines très anciennes et très profondes, soit finalement parvenue à prendre tant de place dans les débats politiques ?

Catherine Wihtol de Wenden : D'une part, je crois que les thèmes de Samuel Huntington ont fait leur chemin depuis. Aujourd'hui, on n'est plus dans un affrontement Est-Ouest dans le monde, mais dans un affrontement Nord-Sud. Et la grande menace de l'Occident, c'est l'islam. Ce sont les idées du clash des civilisations de Huntington, qui met l'accent sur la notion d'identité dans son livre Who Are We ?, « Qui sommes-nous ? ». Nous perdons nos identités dans ce contexte-là. L'idée aujourd'hui du grand remplacement a d'ailleurs moins une dimension démographique que civilisationnelle en réalité, avec l'idée que la civilisation européenne se perd sous le poids de l'immigration, de l'islam… Il y a aussi l'idée d'un complot qui serait fait par les élites cosmopolites et mondialisées.

Oui, mais alors, cette bataille culturelle contre les théories de l'extrême droite impose évidemment d'avoir des arguments solides. Lesquels mettriez-vous en avant, en sachant que nous sommes bien souvent non pas dans la raison dans ce domaine, mais dans le ressenti ?

Catherine Wihtol de Wenden : Tout à fait. C'est le ressenti qui implique qu'on ne serait plus chez soi dans les banlieues, etc. Ce sont des vieux thèmes en réalité que l'on trouve dans quantité d'analyses extrême droitière depuis longtemps.

Alors, la première chose, c'est de parler de la dimension démographique. Il faut quand même rappeler que sans l'immigration, l'Europe et les États-Unis seraient dans un déclin démographique. Selon les chiffres de l'Insee sur la population française, elle est tout juste au-dessus de ses voisines en termes de démographie. Mais avec 1,9 % (établi pour le taux de fécondité, ndlr), on n’est même pas encore au niveau du remplacement des générations. L'immigration est le seul facteur de croissance de la population en Europe et aux États-Unis, qui sont deux grandes régions d'immigration. C'est donc un premier élément important parce que, si on ne veut ne pas sombrer dans le vieillissement, on a besoin de l'immigration. La Covid a montré aussi des pénuries de main d’œuvre.

Catherine Wihtol de Wenden : « Les cultures dominantes des pays européens ne sont pas menacées par des contre-cultures issues de l'immigration »
En même temps, la place de l'immigration dans la population de la plupart des pays européens tourne en moyenne entre 8 et 10 %. On n'est donc pas dans un phénomène de grand remplacement et les démographes comme François Héran insistent beaucoup, dans leurs cours au Collège de France, sur ce phénomène. Je crois qu'il faut quand même prendre ce premier argument.

Les autres arguments sont de type culturel. On est dans, peut-être, une certaine archipélisation des entre-soi culturels. Mais dans l'ensemble, les cultures dominantes de la plupart des pays européens restent quand même solides et ne sont pas menacées véritablement par des contre-cultures qui viendraient de l'immigration, des périphéries, etc. C'est donc un aspect qui est quand même très important. Dans l'ensemble, les phénomènes d'intégration fonctionnent, quoi qu'on en pense, et il y a encore une très grande solidité des cultures européennes, nationales et aussi, d'ailleurs, d'un certain nombre de projets européens de vivre ensemble et d'affirmation de ce que peut être une culture européenne.

Un dernier point sur lequel j’insiste pour contrecarrer le livre de Stephen Smith, La Ruée vers l'Europe. Certes, l'Afrique a une démographie très importante dans la partie subsaharienne, mais la plupart des Africains, puisque ce sont ceux qui sont aujourd'hui définis comme cibles qui apporteraient ce grand remplacement, migrent surtout en Afrique. Aujourd'hui, on a 26,5 millions de migrants à l'intérieur de l'Afrique, qui sont pour l'essentiel des Africains et qui, pour le reste, migrent en Europe mais aussi dans le Golfe, aux États-Unis, en Chine... L'Europe est loin d'être la destination finale de ces migrations. On a énormément de migrations internes, notamment avec les déplacés environnementaux. Ce n’est pas demain qu'on va trouver à sa porte un déplacé environnemental dans les pays européens. (…) On est tout à fait dans une idée fausse de ce que sont ces phénomènes migratoires transcontinentaux.

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Pierre Henry est le président de l’association France Fraternités, à l’initiative de la série « Les mots piégés du débat républicain », disponible également en podcast sur Beur FM.

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