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Points de vue

Aïd el Kebir : à qui profite la polémique ?

Florence Bergeaud-Blackler (Sociologue - Université de la Méditerranée)

Rédigé par Florence Bergeaud-Blackler | Mardi 24 Janvier 2006 à 15:27

           

Chaque année c’est la même chose : la fête musulmane de l’Aïd el Kebir[1] apporte son lot de polémiques.



Aïd el Kebir : à qui profite la polémique ?

Les associations de protection animale montent au créneau, chacunes à leur manière : les sages OABA (Œuvre d'Assistance aux Bête d'Abattoir)  et SNPA (Société Nationale de Protection Animale) agissent dans la discrétion directement auprès des Ministère de l'Intérieur et de l'Agriculture pour protester contre des conditions d'abattage inacceptables, la PMAF (Protection Mondiale des Animaux de Ferme) branche française du lobby animal britannique CIWF (Compassion in World Farming) filme et témoigne usant d'images sanglantes  sur son  site internet de l'intolérable atteinte aux droits des animaux. Brigitte Bardot mobilise sa fondation (dont les positions sont souvent plus modérées que celles de l'ancienne actrice), profitant d'une occasion trop belle pour suggérer une interdiction pure et simple de tout abattage rituel juif et musulman en France. Le sang et la souffrance des animaux ne laissent pas indifférents, surtout pendant l'Aïd. Le reste de l'année, les Français n'y pensent plus et ces associations ont bien du mal à mobiliser le public autour de la cause des animaux d'abattage. En France, l'Aïd el Kebir est donc une occasion annuelle de diffuser un message qui, le reste du temps, ne franchit pas les murs des abattoirs. Pour ces associations, certaines méthodes d'abattage, en particulier les méthodes rituelles, augmentent la souffrance animale, car il n'est procédé à aucune insensibilisation de l'animal avant sa saignée. Elles appuient leur argument sur des études vétérinaires. Selon les organisations religieuses juives et musulmanes qui s'appuient sur d'autres études vétérinaires, et décrivent leur expérience en abattoir, cette question est discutable : tout dépend de la méthode d'étourdissement employée. Dans les faits, au regard des cadences industrielles élevées,  les méthodes d'étourdissement  ne sont pas toujours correctement  adaptées et appliquées, il y a des « ratages » qui peuvent accroitre significativement la souffrance animale. Organisations de défense animale et organisations religieuses se placent donc sur le terrain de la cause animale : les uns et les autres la défendent, les uns au nom de la science, les autres au nom de la religion. 


L'Aïd el Kebir et son cortège d'images lugubres de moutons ensanglantés est une occasion pour les associations de protection animale de reprendre la main, d'affirmer la supériorité de leur position sans avoir à la justifier plus avant. Elles le font cependant en entretenant une confusion entre sacrifice rituel annuel et abattage rituel industriel. Les conditions d'abattage lors du sacrifice annuel de l'Aïd el Adha et celles de l'abattage halal sont pourtant bien différentes.  Lors du sacrifice de l'Aïd les bêtes (ovins, bovins, caprins) doivent être abattues par ou au nom du chef de famille musulman après la prière du premier des trois jours de la fête. A chaque famille ou groupe de famille son animal. Ceci implique une traçabilité de l'animal vivant à la carcasse et donc une organisation spécifique. La réglementation française oblige les familles à déléguer leur pouvoir d'abattage à des professionnels dans des zones d'abattage réglementaire. La concentration des abattages compte tenu du nombre de musulmans en France requiert ainsi une organisation sans faille à tous les niveaux de la production, de l'élevage à la distribution.  La France n'en est pas à son coup d'essai. Cela fait bientôt trente ans que les abattages collectifs de l'Aïd el Kebir existent. Pour être correctement organisée, les préparatifs les préparatifs devraient commencer plusieurs mois à l'avance entre les partenaires religieux, commerciaux et publics. Chaque année pourtant, tout le monde semble pris de court, et feint de découvrir le problème. Les polémiques entre mosquées et pouvoirs publics rejaillissent rituellement et les organisations animales retrouvent leur espace de contestation. Mais que font-elles en dehors de cette période sensible ? Pas grand chose. La Fondation Bardot a bien obtenu de Dalil Boubaker , président du CFCM et recteur de la Mosquée de Paris l'assurance qu'il préconiserait l'usage de moyen d'étourdissement avant abattage rituel. Mais le recteur d'une mosquée minoritaire au sein du CFCM n'a guère les  moyens d'imposer une technique dont les musulmans dans leur grande majorité ne veulent pas. Et pourquoi les musulmans français ne voudraient-ils pas d'une technique que d'autres musulmans en Europe ou dans le monde ont accepté ? Les organisations de protection animale auraient pu se poser la question, depuis au moins vingt ans. Au lieu de cela, elles surfent sur la peur du sang et de la mort, utilisant et dé-contextualisant des images et des mots  qui ne leur appartiennent pas. 


Cette année, profitant de cette confusion entre viande halal et sacrifice rituel, la grande distribution  est entrée dans la ronde provoquant elle aussi.. une polémique, mais celle-ci auprès des autorités religieuses. Le groupe Carrefour numéro un de la grande distribution en Europe et numéro deux mondial, vend des carcasses de moutons abattues selon le rite musulman avant la prière matinale du premier jour de l'Aïd. Le distributeur appelle cela le mouton de l'Aïd au grand dam des associations religieuses qui dénoncent, non sans raison, l'imposture commerciale. La réponse de la grande distribution est aussi raisonnable : de nombreux  clients sont satisfaits de la formule et achètent leur carcasse ou morceau de carcasse comme les autres achètent leur dinde de Noël. Et finalement, n'est-ce pas un bon moyen d'échapper aux polémiques qui chaque année viennent ternir la fête ? On achète son mouton, on rentre chez soi et on fait la fête entre soi, plutôt que de passer des heures à faire la queue devant les abattoirs. La grande distribution ferait-elle œuvre citoyenne en participant « incontestablement à l'appropriation nationale d'une fête musulmane tant décriée » comme on peut le lire sur le site musulman francophone saphirnews.com ? De la même façon qu'on ne pourra feindre d'ignorer longtemps l'aspect commercial de la fête et du marché halal, ou s'offenser de la commercialisation du « rite », on ne pourra mé-comprendre indéfiniment les motivations religieuses des musulmans de France et leurs façons  diverses d'exprimer leur croyance et leurs sentiments y compris à travers l'acte de consommation. Les associations de protection animale ont maintenant contre elles de puissants acteurs économiques qui n'ont guère mis au centre de leur préoccupation les questions  de l'étourdissement  pré-mortem ou celle du bien-être animal. Dans leur bataille philosophique, les alliés objectifs des associations de protection animales sont les associations religieuses. En les prenant chaque année pour ennemis, elles ont entretenu des polémiques vaines qui aujourd'hui les rendent plus impuissantes que jamais. Réciproquement, les organisations religieuses peuvent bénéficier du positionnement moral des associations de protection animale pour asseoir et renforcer auprès de l'opinion  et des pouvoirs publics  leur rôle de garant du rite religieux. Même dans les sociétés où la viande est devenue un simple produit commercial, la mort animale, elle, ne l'est jamais.



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[1] Signifie la « grande fête », équivaut à Aïd el Adha (fête du sacrifice) . Il s'agit d'une fête familiale musulmane annuelle dont l'origine religieuse est la commémoration du sacrifice d'Abraham. En pratique, elle consiste pour les familles à abattre ou faire abattre rituellement un animal, généralement un mouton, une chèvre ou un jeune taureau.










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