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Livres

La Suisse des mosquées

Rédigé par Jean-François Mayer | Mercredi 20 Août 2014 à 06:00

           

À travers les recherches de onze auteurs, un livre propose une synthèse de ce que nous savons sur l'islam communautaire et pratiquant en Suisse. La présence musulmane y a connu une croissance importante depuis les années 1970, mais elle reste encore fortement marquée par les origines nationales. Des structures rassemblant des musulmans de différentes origines ont cependant été établies depuis les années 1990.



La Suisse des mosquées
Aujourd'hui, les musulmans représentent environ 5 % de la population résidente en Suisse, avec des pointes dans certains cantons, comme celui de Bâle-Ville (8 %). La majorité des musulmans ne sont pas liés à des associations ou lieux de culte : mais les groupes organisés joueront un rôle central dans l'évolution de l'islam en Suisse et, même s'ils ne regroupent qu'une minorité de la population musulmane, s'imposent naturellement comme interlocuteurs "représentatifs".

Alors que les études menées jusqu'à maintenant sur l'islam en Suisse avaient souvent porté sur les individus, l'ouvrage La Suisse des mosquées, publié l'an dernier par les Éditions Labor et Fides, rassemble les fruits de recherches effectuées depuis quelques années sur les communautés et associations musulmanes, en particulier dans les régions francophones du pays, explique Christophe Monnot, qui a dirigé ce volume (p. 17).

L'enquête recense 315 groupes musulmans (en incluant une quinzaine de groupes alévis, dont certains refusent aujourd'hui l'étiquette musulmane), marqués par des orientations et origines diverses. Le volume insiste sur la pluralité musulmane: les groupes musulmans, souligne Monnot, "ne correspondent pas à une offre, mais à un éventail d'offres" (p. 49). Lors d'un débat organisé à l'occasion de la parution du livre à l'Espace des Terreaux (Lausanne) le 11 novembre 2013, Christophe Monnot avait décrit la communauté musulmane en Suisse comme "une minorité religieuse composée de minorités".

Même si le nombre de musulmans naturalisés progresse rapidement (plus de 30 % des musulmans sont aujourd'hui de nationalité suisse, mais la part des convertis y est modeste), la dimension migrante marque de son empreinte la réalité musulmane en Suisse. Deux principales vagues d'immigration, de types différents, ont été à l'origine de la plus grande partie de l'actuelle présence musulmane en Suisse:

"Dans les années 1970 arrive une première immigration de travail, à dominante turque et albanaise dans les cantons de Bâle et du Tessin. Ensuite, une immigration due à la guerre et à l'éclatement de la Yougoslavie s'établit au début des années 1990 et 2000. Elle se compose de réfugiés bosniaques, albanais et macédoniens." (p. 58)

La part balkanique est aujourd'hui la plus forte : la majorité des musulmans en Suisse sont d'origine européenne (à titre de comparaison, les Maghrébins composent moins de 5 % de la population musulmane).

Rien d'étonnant si 85 % des communautés musulmanes utilisent principalement une autre langue qu'une des langues nationales comme langue de célébration (p. 39-40) ; il ne s'agit pas ici de la langue "liturgique", qui est bien sûr l'arabe, mais de la langue utilisée pour la prédication, notamment. Le "cloisonnement par origine nationale ou linguistique" marque la présence musulmane en Suisse (p. 41). À l'exception peut-être de Genève, la plupart des communautés sont organisées d'abord en fonction des origines linguistique et culturelle des fidèles (p. 128).

"La migration se fait par réseau, c'est pourquoi, par exemple, les Turcs de la Broye viennent tous de la même région au sud de la mer Noire, au départ pour les besoins de main d'œuvre d'une fonderie. De même pour les ressortissants bosniaques d'Yverdon, qui proviennent presque exclusivement de trois villages. Il est donc important d'avoir en mémoire ces réseaux de migration pour comprendre l'implantation des groupes islamiques." (p. 36)

Cent cinquante imams

Comme on pouvait s'y attendre, les musulmans sont concentrés dans les zones urbaines : selon des logiques bien connues, "la ville joue un rôle central dans l'absorption de la migration" (p. 36).

Il y aurait environ 150 imams, dont 70 à plein temps : beaucoup d'imams s'engagent de façon bénévole (p. 41). Trois communautés sur dix salarient un responsable spirituel.

S'il existait déjà certaines associations regroupant des salles de prière ou groupes de même tendance ainsi que des associations à base nationale, comme les mosquées bosniaques en Suisse étudiées par Samuel Behloul, unies sur le plan fédéral et reliées à l'autorité suprême des musulmans bosniaques dans le pays d'origine (chapitre 3), Samina Mesgarzadeh, Sophie Nedjar et Mounia Bennani-Chraïbi relèvent que, "depuis la fin des années 1990, des associations locales se regroupent en unions cantonales" (p. 64) – les cantons désignant en Suisse les États fédérés qui forment ensemble la Confédération. En Suisse, les relations entre communautés religieuses et État relèvent de l'échelon cantonal, et non fédéral.

La création de ces structures répond aussi à l'attente de partenaires musulmans de la part tant des autorités que des acteurs du dialogue interreligieux. Il y a parfois des luttes pour la représentativité, comme le montre l'exemple de Lausanne, avec l'Union vaudoise des associations musulmanes (UVAM) face à la Mosquée de Lausanne, d'obédience ahbache (pp. 145-147).

La structure fédérale de la Suisse n'empêche pas, cependant, l'émergence d'organisations aux ambitions nationales. Il existe deux tentatives de mise sur pied d'organisations faîtières : la Coordination des organisations islamiques de Suisse (COIS) et la Fédération d'organisations islamiques de Suisse (FOIS). En outre, à côté de celles-ci, sont nées plusieurs autres associations à prétention nationale, suprarégionales, mais généralement identifiables avec une tendance, même si certaines prétendent représenter la "majorité silencieuse" des musulmans.

"Elles constituent des tribunes concurrentes pour la définition de l'islam et des musulmans en Suisse, les uns prônant une lecture littéraliste du Coran, les autres promouvant une image alternative de l'islam, 'humanitaire', 'laïque' ou 'progressiste'. Ces associations se caractérisent par un leadership marqué, leurs responsables occupant tour à tour les devants de la scène médiatique pour 'représenter' les musulmans de Suisse." (p. 71)

Nicolas Blancho, figure de proue du Conseil central islamique, lors d'un rassemblement à Genève en décembre 2013. (© 2013 JF Mayer)
Nicolas Blancho, figure de proue du Conseil central islamique, lors d'un rassemblement à Genève en décembre 2013. (© 2013 JF Mayer)

Une stigmatisation diffuse de l'islam dans l'opinion publique

Cela est particulièrement clair dans le cas du Conseil central islamique suisse (CCIS), qui occupe souvent le premier plan de l'actualité musulmane en Suisse depuis quelques années, et auquel Mallory Schneuwly-Purdie consacre un chapitre. Fondé en 2009, le CCIS affiche une volonté de représentation à l'échelle nationale (p. 153) : mais son islam "authentique", épuré de ses différences culturelles et ethniques, n'est pas celui vécu par la majorité des musulmans de Suisse (p. 170). Cependant, le CCIS manifeste une capacité mobilisatrice et sait très bien utiliser les moyens de communication contemporains (p. 154).

Selon les auteurs, le besoin de représentation de l'islam par le haut et la constitution progressive d'une identité de "musulmans de Suisse" découlerait de la stigmatisation diffuse de l'islam dans l'opinion publique (p. 76). Mais les trois chercheuses relèvent aussi que le processus d'organisation s'inscrit "dans les registres juridiques et pratiques de l'action associative telles qu'elle se configure en Suisse" (p. 75). "(...) les contraintes normatives de la société suisse poussent les salles de prière à s'organiser comme des paroisses", esquisse Christophe Monnot (p. 20).

Sur la base d'une étude d'une association musulmane de Genève, Eva Marzi suggère que la demande de reconnaissance formelle traduit, plus qu'une attente juridique, le désir d'accéder à "une sphère de visibilité convoitée" (p. 183). En raison de l'organisation des relations entre État et communautés religieuses en Suisse (la possibilité d'une reconnaissance légale de communautés religieuses existe dans la majorité des cantons), "la lutte pour la reconnaissance est encore articulée à une lutte pour la reconnaissance légale, et donc à une perspective qui puisse sanctionner sa réussite ou signer son échec", notent Alexandre Piettre et Christophe Monnot (p. 228).

Quant aux conditions de cette reconnaissance, les auteurs soulignent un aspect important, qui réapparaît constamment au tournant des débats sur l'islam en Suisse : "C'est une chose d'exiger que l'organisation sur laquelle repose une reconnaissance juridique respecte le cadre légal, comme l'égalité hommes/femmes ou les procédures imposées par l'État. Mais demander à l'islam de se réformer religieusement avant de pouvoir envisager une reconnaissance légale est autre chose. (...) la tentation peut être forte d'exiger d'un groupe qu'il réforme son rite ou sa tradition avant d'engager un quelconque processus de reconnaissance de la part de l'administration publique." (p. 229)

Moins de deux musulmans sur dix sont pratiquants

Même s'il n'y a pas de recherche de reconnaissance légale (par exemple dans les cantons où s'applique le principe de séparation), Eva Marzi note à juste titre que peut exister la volonté de "reconnaissance d'une image et d'une visibilité dans l'interaction" (p. 193) : ce n'est pas toujours la recherche d'une reconnaissance légale qui prime, mais l'attente, pour telle association musulmane, de "gestes qui témoignent de son existence pratique et de sa reconnaissabilité" (p. 195). Il paraît important de ne pas limiter la question de la reconnaissance aux aspects légaux: au moins aussi importante est la reconnaissance au quotidien et dans le cadre local.

Bien sûr, il faut se souvenir que moins de deux musulmans sur dix sont pratiquants réguliers en Suisse : les autres, c'est-à-dire la majorité, sont non engagés, voire non croyants, et se tiennent à l'écart des lieux de prière et associations – ce qui ne signifie pas totalement détachés, au moins culturellement, puisque 37 % des musulmans dans le pays prennent part à la fête de l'Aïd.

Appréhender l'islam en Suisse appelle donc des recherches sur cette population indépendante des structures qui s'ébauchent pour encadrer l'islam en Suisse, surtout à l'heure où s'est amplifiée "la tendance à exagérer le rôle de la religion pour les ressortissants de contrées musulmanes" (p. 80). Un épilogue de Monika Salzbrunn ouvre cette perspective et souligne l'importance de cet autre pan de la recherche par rapport aux perceptions de ce que sont les musulmans : "Comment estimerions-nous la perspective, par exemple, d'une chercheuse iranienne voulant étudier le catholicisme en Suisse et présupposant que les personnes baptisées un jour de leur enfance se réfèrent en premier lieu, en toute situation sociale et toute leur vie, à l'Église catholique et à l'autorité du Pape ? Ce qui paraîtrait absurde pour les catholiques sous-tend pourtant, de manière implicite, un grand nombre d'hétérocatégorisations sur les musulmans." (p. 246)

Les institutions appelées à représenter "l'islam" en Suisse ne surgiront pas de cette population sans affiliation : elles seront définies par des musulmans (plus ou moins) pratiquants, dans leur diversité. C'est à ce titre que le volume dirigé par Christophe Monnot apporte une contribution utile pour faire le point sur la réalité de cet islam organisé. Il montre un écheveau de structures associatives (régionales, nationales, internationales), se croisant partiellement, mais aussi parfois en rivalité ou en opposition. La mise en évidence de cette diversité est un fil directeur du volume : elle est bien mise en évidence dans le panorama de la vie associative musulmane à Genève, avec ses différentes étapes et sa diversification, proposé par Elisa Banfi (chapitre 4).

Une double évolution de la présence musulmane en Suisse

Devant cette situation, sur la base de l'information offerte par ce livre, une double évolution semble vraisemblable : d'une part, en tout cas à l'échelle cantonale, des structures durables, interlocutrices "naturelles" des Églises chrétiennes et des autorités civiles, continueront de se mettre en place ; d'autre part, une partie du milieu associatif religieux musulman restera à l'écart de ces structures, en cultivant des accents particuliers. Seuls ceux qui approchent l'islam comme phénomène unitaire s'en étonneront : le christianisme aussi se présente en Suisse sous des formes et des structures diverses.

L'avenir de la relation avec les origines culturelles et nationales est moins prévisible. Certes, des groupes entendent développer un islam détaché de ces ancrages culturels ; mais d'autres structures déjà bien en place entretiennent des relations régulières avec les autorités musulmanes des pays d'origine, qui envoient des imams, sur la base d'accords avec les services administratifs compétents en Suisse. Ce n'est donc pas une logique identique à celle de "missions linguistiques" en contexte catholique, par exemple : à certains égards, le modèle se rapproche plus de celui des communautés chrétiennes orthodoxes et de leurs liens avec leurs Églises nationales respectives (il y aurait d'ailleurs d'intéressantes recherches comparatives à mener sur l'organisation religieuse des migrants musulmans et orthodoxes). Il est possible que ces contacts privilégiés de certaines associations avec des pays et des cultures spécifiques perdurent. Tout dépendra aussi de la poursuite ou non de flux migratoires en provenance de pays peuplés de musulmans.

Si l'on réfléchit au temps court de présence musulmane en Suisse (présence statistiquement négligeable jusque dans les années 1970), et au fait que l'immigration musulmane n'a pas été pensée comme implantation organisée d'une nouvelle composante religieuse, mais a dû progressivement envisager l'aménagement de sa vie religieuse dans un nouvel environnement, la variété des associations et initiatives recensées en Suisse apparaît comme remarquable. En moins de quarante ans, et avec de nouveaux arrivants (et nouvelles orientations) venant constamment modifier le paysage musulman local, il n'est pas étonnant que la structuration de la vie musulmane en Suisse reste en quête de formes stables et que nombre de questions pratiques restent ouvertes – d'autant plus que cette présence musulmane suscite des débats (comme l'a montré le vote de 2009 sur les minarets) et que l'image de l'islam subit aussi les contrecoups d'événements de l'actualité internationale.

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Jean-François Mayer est directeur de l’institut Religioscope, qui se consacre à l’étude des faits religieux et à leur impact dans le monde contemporain. Auteur de nombreux articles, il a notamment publié Les Fondamentalismes (Éd. Georg, 2002) et Internet et religions (Éd. Religioscope, 2008).

Christophe Monnot (dir.), La Suisse des mosquées : derrière le voile de l'unité musulmane, Genève, Labor et Fides, 2013, 258 p.





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