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Points de vue

Je ne crois pas à la théologie désincarnée L’islam de France ne se construira pas sans les musulmans

Rédigé par Bouzar Entretien avec dounia | Mardi 16 Novembre 2004 à 00:00

           

Ce livre de madame Bouzar était très attendu. Anthropologue et membre du conseil d’administration du Conseil français du culte musulman, Dounia Bouzar a mené un travail de terrain, durant deux années, auprès de leaders d’associations musulmanes en France. Entretien avec une chercheuse musulmane dont les travaux n’ont pas fini de nous interroger.



Ce livre de madame Bouzar était très attendu. Publié aux Editions Hachette littératures, il est tiré d’un appel d’offres de recherche proposé par l’Institut des Hautes Etudes en Sécurité Intérieure. Anthropologue et membre du conseil d’administration du Conseil français du culte musulman, Dounia Bouzar a mené un travail de terrain, durant deux années, auprès de leaders d’associations musulmanes en France. Au long des 221 pages, elle tente de convaincre le lecteur et les institutions « pour une désislamisation des débats ». Entretien avec une chercheuse musulmane dont les travaux n’ont pas fini de nous interroger.

Saphirnet.info : Le titre de votre livre affirme que « Monsieur Islam n’existe pas ». Finalement si « Monsieur Islam » n’existe pas, pourquoi donc lui consacrer un livre ?

 

C’est que « Monsieur Islam » fait de l’ombre à l’islam… Je m’explique : ce titre part d’une anecdote entendue sur le terrain : lorsque les jeunes demandent à Tariq Oubrou (recteur de la mosquée de Bordeaux, ndr) « ce que l’islam dit», cet imam bien connu répond : « Je peux te dire ce que moi, Tariq Oubrou, je comprends là et maintenant de ce que l’islam dit » ; Et les jeunes insistent : « On ne veut pas savoir ce que toi tu comprends mais ce que l’islam lui-même énonce ! » Et Tariq Oubrou leur répond : « Eh bien si tu veux savoir ce que l’islam dit, vas donc chercher Monsieur Islam pour savoir ce qu’il dit ! » Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’à force de vouloir trouver des « recettes » dans le Texte Sacré, le croyant ne rentre pas en dialogue avec le message divin à partir de ce qu’il est ici et maintenant pour en comprendre de nouvelles dimensions. Mon travail essaye de pointer le cercle vicieux enfermant : lorsque les discours institutionnels et politiques cultivent une suspicion permanente sur la compatibilité de l’islam avec la République, lorsqu’ils acculent « Monsieur Islam », devenu une entité, à décliner sa véritable identité sur-le-champ, ils ralentissent le processus de réinterprétation dans le contexte français parce que les musulmans se justifient par un islam qui coïncide avec les exigences des situations rencontrées de manière abstraite, sans avoir le temps d’en élaborer les assises théologiques. Cela débouche sur une sorte « d’extase islamique » (terme aussi emprunté à Tariq Oubrou), qui ressemble plus à une justification permanente qu’à une construction religieuse.

 

Parmi les leaders que vous avez rencontrés, il y a ceux que vous nommez « les islamisants » et ceux que vous nommez les « socialisants ». N’est ce pas là une nouvelle forme de « catégorisation » ?

 

Aucun être humain ne correspond exactement à ces « catégories ». Il s’agit d’idéaux type pour expliquer aux lecteurs des fonctionnements. Mon objectif était d’introduire la complexité. Jusqu’ici, les musulmans sont « classés » en fonction de leur mouvance : les « fondamentalistes » de l’UOIF, les « modérés » de la Mosquée de Paris… J’ai constaté qu’au sein de la même mouvance  - Présence Musulmane – il existe une grande diversité dans l’application de l’islam sur le terrain. Des associations séparent les enfants pour la baignade à l’âge de 5 ans et d’autres affichent sur leur dépliant de vacances : « baignade pour tous obligatoire de 7 à 77 ans, prévoir hijab nautique le cas échéant… » Pourquoi ? Parce que les musulmans sont aussi le produit de leur histoire familiale, leur niveau social, économique, intellectuel, le quartier où ils vivent, les interlocuteurs publics en face d’eux, etc. Et la conclusion fondamentale de ce travail – qui devient ma thèse – consiste à remarquer que les praxis, l’agir commun, l’engagement dans l’histoire et dans la citoyenneté, devient souvent un élément constitutif d’une nouvelle production théologique, parce que les anciennes interprétations ne correspondent plus aux nouvelles situations concrètes vécues.  Le « faire » des hommes, « l’agir partagé » avec des autres Français, interrogent certaines traditions et provoquent de nouvelles significations, jusqu’à rendre parfois inopérants, parce que décalés, des critères classiques de l’orthodoxie. Ceux que j’appelle « socialisants » mettent en avant la façon dont ils ont articulé leur expérience humaine à leur foi. L’islam n’est pas appliqué comme une solution abstraite toute prête, il est vécu à partir de leur expérience quotidienne. Ce qui veut dire aussi que plus on discrimine les musulmans, moins ils avanceront dans leur réflexion.

 

Vous avez choisi de réduire votre recherche à des associations de la mouvance Présence musulmane animée par M. Tariq Ramadan. Dans le contexte actuel, où M. Ramadan est déjà pris à partie dans la presse et dans des livres qui tentent de le dénigrer, votre livre ne risque-t-il pas d’être perçu comme un nouveau livre contre M. Ramadan ?

 

Comment savoir cela lorsque j’ai entamé cette recherche il y a deux ans ? Avoir été éducatrice pendant 15 ans, ça laisse des traces. Ce qui m’intéresse, c’est la question du sujet. Comment on prend sa place au sein de la société en tant qu’individu. Depuis le début, je travaille sur les jeunes engagés dans la citoyenneté : comment réfléchir à l’articulation de la parole divine avec les lois des hommes, avec et dans l’action quotidienne ? Quelles modalités pour que « son islam » se traduise dans une participation à la société ?  Or de nombreux jeunes qui se posent ces questions se retrouvent dans le discours de Tariq Ramadan, qui en parle énormément. Ils sont, depuis le début, mon objet de travail. Mon premier livre (mémoire de maîtrise : « L’islam des banlieues ») leur était déjà consacré. Et le dialogue avec Saïda Kada autour du foulard parlait abondamment de ces cheminements, version féminine… Je ne vais pas abandonner mes recherches parce qu’une journaliste a sorti un livre ! (référence à  le frère Tariq, un pamphlet journalistique de Caroline Fourest, ndr)

 

Pourtant il y a eu cette émission sur la station de radio France Culture où, l’un comme l’autre, vous avez échangé des propos plutôt très agressifs…

 

Je dirai plutôt virulents. J’ai passé 10 minutes à expliciter les effets positifs de son discours dans la réalité du terrain. Et lorsque j’ai amorcé une critique, Tariq Ramadan m’a attaqué sur le registre personnel au lieu de rester sur le plan des idées. J’ai été complètement déstabilisée car je pensais qu’il accepterait cet échange constructif. Le seul engagement du chercheur, c’est de tenter de faire avancer les débats en les repositionnant. On n’est pas là pour se faire aimer. Les résultats de cette recherche incitent autant les institutions que les citoyens musulmans à se poser de nouvelles questions. Ceux qui m’ont vue dans Cultures et Dépendances avec N. Sarkozy ou d’autres émissions ont pu le vérifier. Je marche sur une crête, mais j’y resterai. On ne mesure pas le degré de liberté à la dimension de l’espace. J’en ai vraiment marre qu’on nous empêche de réfléchir en nous empêchant de débattre. Les médias vont faire la même chose avec Tariq Ramadan qu’avec le foulard : il va falloir être « pour » ou « contre ». Désolée, je continue à trouver plein d’éléments positifs que je développe dès lors que j’en ai l’occasion. Mais lorsque je constate que certains aspects de son discours produisent des effets enfermant, c’est mon travail de le questionner.

Il y a 5 ans, je trouvais des soeurs qui passaient par les textes religieux pour arracher aux hommes le monopole de parler au nom de Dieu, pour se libérer des traditions ancestrales. Aujourd’hui, je les retrouve sclérosées dans une sorte de « complexe du Hamdoulillah » ! Que s’est-il passé ? J’épluche ce qui a pu produire cette régression, je reprends… Les journalistes, pour le moment, passent sous silence toute la remise en question que j’effectue sur les discours institutionnels et politiques, que ce soit de la gauche ou de la droite ! Je ne prétends détenir aucune vérité – seul Dieu est connaisseur en toute chose -, je partage juste des réflexions qui évoluent au fur et à mesure. Mais je travaille avec le plus de rigueur possible et il ne va pas être envisageable indéfiniment de continuer à taire la moitié de mes réflexions qui n’arrangent pas ceux qui les lisent.

 

Pour en revenir à votre livre, vous montrez que certains des  leaders sont passés par l’Islam pour se sentir véritablement Français. Puis ils ont dû reformuler le contenu de leurs croyances pour les regarder sous l’angle de leurs valeurs universelles. Et pourtant, d’après les interviewés, surtout ceux de la région lyonnaise, cela ne semble pas suffire pour vaincre les préjugés auprès des institutions.

 

Les Lyonnais ont fait un sacré trajet qu’ils explicitent dans leurs témoignages avec justesse. Ce sont eux qui mettent le doigt sur le fait que l’augmentation de droits cultuels ne signifie pas forcément un accès à l’égalité, que cela s’inscrit  souvent dans une relation où « les autres » leur disent encore « ce qui est bien pour eux ». Ils se rendent compte que la désignation de « musulmans », l’enfermement dans la facette musulmane, sert aux pouvoirs publics à les assigner à une problématique et à une place prédéfinie car les interlocuteurs les ramènent à une entité homogène et les qualifient sans éprouver le besoin de dialoguer. Ce qui les dispense d’utiliser les procédures démocratiques de droit commun. Ils sont la bête noire des politiques parce qu’ils se sont attaqués à la question de la démocratie ! C’est grâce à eux que j’ai compris qu’au-delà des grandes théories, c’est l’expérimentation qui produit aussi une nouvelle façon d’être musulman. Ils décrivent par exemple comment leur compréhension et leur mise en application de la laïcité a évolué par la confrontation sur le terrain avec des interlocuteurs qui ont dialogué avec eux. C’est par la pratique qu’ils ont découvert les significations, les dimensions, les apports de ce concept et non pas par un grand discours. Si je remets en  cause « l’extase islamique » des uns, je m’interroge aussi sur « l’extase intellectuelle » de certains. Une religion n’est pas un truc qui fait exclusivement réfléchir, un support pour s’exercer aux jeux de l’esprit. Une religion se vit. Le croyant fait le point entre ce qu’il croit, ce qu’il pense et ce qu’il vit. On est sans cesse dans un processus de compréhension, d’expérimentation et de vérification. Je ne crois pas à la théologie désincarnée. L’islam de France ne peut pas se construire sans les musulmans de France. Voilà, ma crête se rétrécit de plus en plus…

 

Concernant les Musulmans de France, vous rapportez avec précision des éléments du débat de la réunion historique du 17 janvier où non moins de 150 associations musulmanes se sont retrouvées avec des associations non musulmanes pour organiser leur contestation. Le lecteur reste sur sa faim, car on n’a pas votre opinion…

 

Je suis allée à cette rencontre en observatrice, avec tous mes sens éveillés… Car entendre une Hamida Bensaïda (militante féministe, ndr) déclarer librement qu’elle n’avait rien à dire aux individus en tant que croyants mais qu’elle avait tout à leur dire en tant que démocrates, - et se faire applaudir - , ce n’était pas rien pour moi en terme d’espoir. Entendre une jeune femme voilée remettre à sa place son voisin en disant : « Tu n’as pas bien compris : le débat n’est pas « foulard ou pas foulard » mais « liberté ou pas de liberté », les élèves doivent acquérir les outils pour choisir librement ce qu’ils veulent devenir »… Si ça ce n’est pas du pluralisme démocratique et une nouvelle façon d’être musulman, expliquez moi ce que c’est ! Mais quelle déception lorsque les débats ont tourné en rond, parce que la plupart des participants ont recommencé à vouloir trouver « les solutions » toutes faites dans le Coran (« Qu’est-ce que l’islam dit sur les seringues des toxicomanes… », etc.) au lieu de continuer à se positionner comme des sujets, et à réfléchir aux solutions qu’ils pouvaient imaginer, en s’inspirant notamment de ce que le Coran peut leur dire à partir de leur situation actuelle… On est si proche d’une telle richesse… Quel dommage… C’est pour cette raison que j’ai décrit cette scène. J’ai déjà reçu des mails qui me disent : « Dounia, tu y vas fort, tu n’as pas fait de cadeaux, mais tu dis vrai. On se reconnaît, on ne se rendait pas compte de notre fonctionnement ; maintenant, assume : Il faut sauter un étage… ». Alors sautons. Mais c’est vrai qu’il n’y a pas de filet. Aucun exemple à copier nulle part. Tout est à inventer. Comme on dit, on sait ce qu’on perd, mais on ne sait pas ce qu’on va trouver. Et ce n’est pas l’état du climat général qui va nous sécuriser…

 

Vous rentrez des Etats-Unis d’Amérique où vous avez été invitée à présenter votre étude. Comment avez-vous vécu cette expérience ?

 

Pour le coup, je peux dire que l’espace peut donner de la liberté ! Il faut préciser que j’étais d’abord invitée pour un colloque par l’institut français de l’université de New-York. Mais l’occasion de la sortie du livre m’a conduite à partager mon travail avec plusieurs départements universitaires. J’y suis restée une semaine avec ma petite fille (d’origine tchadienne, adoptée par Madame Bouzar, ndr). Elle a pu s’exclamer au milieu de Time Square en regardant les immenses panneaux publicitaires lumineux : « Regarde, maman, les Noirs ne vendent pas que du riz ici ! » En effet, la New-yorkaise géante tenait un ordinateur dernier cri dans ses mains… En rentrant dans l’avion, je me suis dit que je ne pourrais plus dire « Les Américains ». Car si je déteste qu’on dise de nous « les musulmans » comme si nous étions des copies conformes et qu’on nous définisse à notre place, j’ai réalisé que je faisais pareil avec « Les Américains ». Après les rencontres faites là-bas, plus possible de parler ainsi. J’espère y retourner régulièrement – inch’Allah - en professeure invitée avec beaucoup de bonheur.

 

On comprend que vous êtes encore en phase de promotion de votre livre. Mais avez vous déjà idée de votre prochain thème de recherche ?

 

On me propose de coordonner un groupe de recherche sur les différentes déclinaisons du statut familial dans différents pays musulmans. Etudier les interactions entre l’histoire des pays, de leur politique, de leur contexte géographique, et la compréhension de l’islam… Si cela se confirme, pourquoi pas ? Peut-être que mes filles arrêteraient de me traiter « d’anthropologue de bureau » … Cela me passionnerait et étendrait les kilomètres de ma crête…

 

Propos recueillis par Amara Bamba

 





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