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Points de vue

Le halal, c’est manger bio et végétarien

Par Omero Marongiu-Perria*

Rédigé par Omero Marongiu-Perria | Mardi 19 Mars 2013 à 12:47

           


Le halal, c’est manger bio et végétarien
Les affaires de fraude et de corruption sur la production de viande halal se suivent et, malheureusement, se ressemblent, au grand dam des consommateurs. Si la pente se poursuit, pas un seul petit morceau de mouche ou de vermisseau ne résistera face à l’appétit des producteurs de « cochonneries » à destination des musulmans.

Face à cette situation, des groupes de défense des intérêts du consommateur se développent et commencent à produire des rapports assez affinés de ce qui relève purement et simplement d’une fraude généralisée, largement entretenue depuis plus de 30 ans. La somme des pratiques frauduleuses est stupéfiante : mensonges sur la provenance des animaux ; estampillage « halal » de viandes non abattues selon le rite musulman ; fraude sur l’étiquetage de produits élaborés, etc. Sans compter toute l’opacité qui entoure l’orientation de certains bovins de « basse qualité » – on pardonnera l’euphémisme – vers la production halal.

Plus d’un musulman en contact avec des éleveurs français un tant soit peu intègres ont entendu la même diatribe : « De toute façon, vous, les Arabes, vous préférez les arrières des bovins pour pas cher, alors on vous refourgue même les animaux qui sont refusés dans le circuit normal ». Comprendra qui veut...

Le tableau ne serait pas complet si on omettait d’y ajouter la somme des produits confectionnés à base de VSM, cette fameuse « viande séparée mécaniquement » issue, dans la plupart des cas, de volailles élevées en batterie et tuées sans avoir vu la lumière du jour.

Arrêter la spirale infernale

Une fois tout cela dit et redit, il est toujours tentant de pointer le ou les coupables, en portant au grand jour toutes les collusions politico-financières qui gangrènent la filière halal, depuis l’échelle internationale jusqu’au petit boucher du coin.

Certes, il est de notoriété publique, aujourd’hui, que la plupart des organismes de certification profitent du flou artistique entourant la notion d’abattage islamique pour proposer à qui mieux mieux sa charte ou sa contre-charte éthique. Cependant, cette spirale infernale perdurera tant qu’on n’agira pas sur trois éléments au moins : à savoir le traitement des animaux, le volume de la production de viande et les conflits d’intérêt.

De son côté, le consommateur aura tout à gagner en entrant dans l’arène et en cessant de se donner bonne conscience à la vue d’un simple tampon sur une carcasse ou d’un étiquetage le plus souvent équivoque.

Une approche volontairement biaisée du halal ?

La grande question qui anime actuellement les débats sur la production de viande halal est de savoir si les animaux sont égorgés en la forme accoutumée, en tenant compte des divergences entre les différentes écoles juridiques musulmanes. Les polémiques sont parfois très vives, les anathèmes fusant ici et là à l’encontre des organismes accusés de jouer le jeu des gros bonnets de l’industrie agroalimentaire en transigeant sur la norme islamique.

Pourtant, la question de fond, bien plus grave que cela et qui semble complètement marginalisée, voire purement et simplement occultée des débats, est celle de la façon dont on se représente l’animal, sa fonction et son traitement.

De ce point de vue, il est absolument consternant d’observer la dérive sémantique autour de la notion d’« abattage rituel ». Comme pour bien d’autres domaines, les protagonistes de l’islam hexagonal intègrent dans le champ cultuel (ibâdât) des pratiques relevant des règles de la vie sociale (mu’âmalât), en les détournant de leur fonction première et en sélectionnant de manière arbitraire les aspects confortant une vision prédéterminée et pour le moins « orientée ».

Les règles liées à l’abattage, dans les ouvrages de droit musulman, sont incluses dans le chapitre intitulé généralement « Des règles de la chasse et de l’abattage ». Les savants musulmans ont accolé les deux termes à partir d’une vision du monde dans laquelle manger de la viande ou du poisson est une nécessité liée à la survie de l’être humain. Ils ont donc cherché à faciliter la consommation de nourriture carnée à partir d’une règle d’hygiène fondamentale consistant à vider la bête de son sang avant de la consommer.

Ces juristes se sont penchés, en premier lieu, sur la typologie des animaux pouvant être abattus, à partir de différents paramètres. On citera notamment le régime alimentaire (herbivore, omnivore, carnivore), le mode de vie (domestique, sauvage, prédateur ou non), la fonction et l’utilité générale pour l’homme (comme le cheval, par exemple) et, enfin, la façon dont ils peuvent être appréhendés (élevage, chasse).

Sur la base de cette typologie, différente en fonction des écoles et de l’interprétation des sources scripturaires, d’autres considérations vont venir se greffer. Citons, entre autres, les techniques propres à la façon de tuer l’animal puis de le vider de son sang (dont les considérations éthiques liées au traitement avant, pendant et après l’abattage), l’identité de la personne habilitée à tuer l’animal (musulman ou non, exclusivement un homme ou non, etc.) et l’intention – formulée par la basmala ou non – qui doit être strictement liée à la nécessité de se nourrir pour ne pas tomber dans la transgression (i’tidâ’) ni dans l’exagération (isrâf).

Lorsqu’on est familier des subtilités et de la profondeur du droit musulman, on ne peut qu’être dépité face à la pauvreté des débats contemporains sur la production de la viande halal. Aujourd’hui, parler des caractéristiques de la lame ou de la souffrance liée aux techniques d’immobilisation de l’animal, c’est comme parler de la nature et de la pertinence des soins palliatifs chez un patient atteint d’un cancer en phase terminale.

Lorsque les céréales transgéniques, les farines animales et les antibiotiques deviennent monnaie courante dans les techniques d’élevage, lorsque des volailles sont engraissées en un peu plus d’un mois sans avoir pu marcher un seul jour ni voir la lumière naturelle, peut-on encore prétendre manger du « halal » parce que l’animal a été égorgé ? Les spécialistes de la filière ont tendance à tellement restreindre la notion à l’acte d’abattage lui-même qu’ils évacuent les considérations liées à la licéité ou non, à la base, des animaux destinés à la consommation.

À ce stade, les quelques traces d’ADN de porc que l’on retrouve dans les produits estampillés halal relèvent carrément de l’anecdotique. Sauf que les termes de « porc » et de « cochon » sont à ce point connotés, chez les musulmans, en termes de souillure, que leur simple évocation donne parfois la nausée aux moins pratiquants des fidèles de l’islam.

Si l’on pouvait accorder la même importance à un autre terme, bien connu des juristes musulmans, pour qualifier des animaux impropres à la consommation, on pourrait déjà avancer d’un grand pas. Ce terme est celui de jallâlah, qui signifie à la fois l’animal pouvant avoir un régime omnivore ou pouvant s’alimenter de souillures diverses et variées, lui conférant parfois une odeur nauséabonde. Les cas les plus connus sont ceux du chameau et de la poule. Les anciens avaient ainsi développé toute une approche intuitive, par la proximité et la connaissance du monde animal, leur permettant d’élaborer une taxinomie évolutive en fonction des textes, des cultures et des pratiques de chasse et d’élevage.

On se demande alors bien pourquoi les musulmans s’alignent aujourd’hui comme des moutons de Panurge sur la logique de la consommation de masse. Les organismes de contrôle et de certification sont ici concernés au premier chef, puisqu’ils doivent représenter les premières forces de proposition en la matière.

L’éthique musulmane de l’abattage incompatible avec l’approche industrielle ?

Faire du halal dans un système de consommation de masse n’est possible qu’en entretenant l’illusion d’une sacralité de l’égorgement et d’un bien-être de l’animal prétendument « consacré » par cet acte, d’où l’insistance exagérée sur la notion d’« abattage rituel ».

Cela suppose également de relativiser toute la part de mécanisation de l’abattage – que l’acte final d’égorgement soit manuel ou non –, en la taisant, en la rendant présentable ou en diminuant sa dimension normative. Les sophistes des temps modernes n’hésitent d’ailleurs pas à user d’arguments spécieux pour mentionner que les juristes musulmans ont rangé le mauvais traitement de l’animal non pas dans le champ de l’illicite (harâm), mais dans celui du répréhensible (makroûh).

Ils dévoient ainsi complètement la logique consistant à trouver des « issues » pour permettre au musulman la consommation d’animaux dans une situation où l’accès à la viande était bien plus rare. Nous sommes ici face à une rhétorique qui sied d’ailleurs parfaitement aux mentalités françaises, puisque l’illusion du « bifteck issu du terroir » est largement diffusée alors même que plus de 95 % de la viande que l’on consomme est issu de l’élevage industriel.

Quelques chiffres nous ramènent à la réalité : chaque année, ce ne sont pas moins de 1 milliard d’animaux domestiques qui partent sur les chaînes d’abattage en France, dont plus de 900 millions de volailles. Le sous-ensemble « musulman » de ce marché est à la fois considérable et en constante progression : selon certains cabinets, la filière halal concernerait potentiellement 10 % de la population française, pour un marché estimé à plus de 5 milliards d’euros en 2012 et en progression constante de plus de 10 % par an durant la décennie 2000.

De quoi attiser les appétits des industriels, à l’intérieur de l’Hexagone comme à l’exportation, car les musulmans consomment de la viande, beaucoup de viande... Cette consommation accentue toutes les contradictions entre la volonté d’avoir toujours plus de viande dans son assiette, mais qu’elle soit en même temps saine et de qualité.

L’exemple de la volaille est parfaitement illustratif de la situation : protagonistes et concurrents de la filière halal de la volaille sont à couteaux tirés sur les conditions d’allègement de la souffrance de la bête avant et après l’abattage, sachant que les poulets issus d’élevage intensifs arrivent déjà à l’abattoir après des conditions d’élevage et de transport absolument scandaleuses. Pendant ce temps, on trouvera toujours une tête musulmane bien- pensante pour rappeler au fidèle que la bonne pratique (sunnah) consiste à prendre de la viande avec les trois doigts de la main droite, sans l’alarmer sur la toxicité, à long terme, de ce qu’il ingurgite. Cela nous renvoie directement à la façon dont chacun envisage son mode de consommation, point qui fait l’objet d’un cruel déficit de conscientisation chez les consommateurs, y compris musulmans.

L’éducation à la consommation

Chez les musulmans, l’adjectif « rituel » est à l’abattage ce que l’« islamique » est à la finance : de jolis mots utilisés pour rassurer le consommateur que « tout est en ordre » sur le plan religieux, sans finalement rien changer sur le fond des problèmes.

L’un des aspects les plus problématiques de cet état de fait est la multiplication des entités – organismes, associations, entreprises – spécialisées à la fois dans le contrôle de l’abattage et/ou le conseil du consommateur, tout en œuvrant dans une logique commerciale avec, parfois, des conflits d’intérêt assez flagrants.

Un autre aspect tout aussi problématique concerne la bigoterie extrêmement répandue chez les musulmans. En langue française, le bigot est une personne très superstitieuse qui s’attache aux petits détails de la religion et qui gobe les discours d’une façon crédule, parfois au détriment du simple bon sens. Et en matière d’excès dans les détails au détriment des fondamentaux, les musulmans ne sont pas à la traîne.

Pour sortir de cette situation, il faudra commencer par l’option personnelle pour le « moindre mal » : que chacun fasse déjà l’effort de limiter au minimum sa consommation de viande. Lorsqu’on nous rabâche la capacité des marchés à s’adapter à la demande, il revient à chaque consommateur de considérer qu’il est un acteur à part entière et qu’il peut avoir du poids pour changer les choses.

Parallèlement, c’est toute l’éducation à la consommation qui est concernée, et là aussi les choses ne pourront évoluer sans une éthique partagée collectivement, au moins à l’échelle familiale et au sein des réseaux de sociabilité.

Ensuite, il faudra bien que les musulmans se creusent les méninges s’ils veulent être une force de proposition. Certains pays d’islam commencent à prendre au sérieux les questions environnementales liées à la production intensive de viande. Pour sortir de cette spirale, il est nécessaire de relire l’ensemble des sources scripturaires pour refonder une éthique islamique du rapport au monde et à l’animal. Cela pourrait aboutir à élaborer une taxinomie contemporaine des animaux consommables et la « normalisation » des manières de les appréhender, avec un cahier des charges strict sur le plan environnemental global.

Les accusations d’utopisme ne manqueront certainement pas, avec pour argument premier l’impossibilité de répondre à une demande énorme en viande sans transiger avec les règles de la production intensive.

Pourtant, les musulmans français ont avec eux une double opportunité.
La première est celle de vivre dans un pays suffisamment développé pour leur permettre d’expérimenter de nouvelles manières d’envisager le rapport à l’alimentation, à la lumière de leurs sources scripturaires.
La seconde est de pouvoir revivifier la production locale, autour des abattoirs de petite et de moyenne capacité, en développant le suivi complet de la filière, depuis l’élevage jusqu’au produit fini. Il y a là un chantier d’envergure pour pas mal d’années, pour peu que les acteurs musulmans du secteur osent s’affirmer et s’organiser.


* Omero Marongiu-Perria est sociologue, spécialiste de l'islam en Europe.






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