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Points de vue

Laïcité à Baby Loup : amnésie ou mensonge collectif ?

Par Dounia Bouzar et Lylia Bouzar*

Rédigé par Dounia Bouzar et Lylia Bouzar | Mardi 9 Avril 2013 à 06:00

           


Depuis le 19 mars 2013, date où la Cour de cassation a rendu son jugement sur « l’affaire de la crèche Baby Loup», les débats se sont enflammés, les pétitions se sont succédé et les affirmations mensongères se sont multipliées.

Les Français sont pris dans un débat qui repose sur un postulat qui est faux : la Cour de cassation n’a pas dit que l’on pouvait travailler avec un foulard dans une crèche, elle n’a pas dit qu’il n’existait pas de loi pour interdire ce foulard, elle a simplement rappelé que le règlement intérieur qui l’avait interdit était illégal en droit privé (jugement sur la forme et non sur le fond).

Etant tous les jours sur les terrains pour aider les entreprises à faire appliquer les lois sur la laïcité, nous prenons la parole pour prouver que ces dernières existent et qu’un employeur peut dire « non ».

Pourquoi vouloir faire croire aux Français que l’entreprise est un îlot hors la loi ? Quel intérêt à apeurer le grand public en déclarant que la France est coupée en deux (le public et le privé) ? Pourquoi attiser la peur (la haine) plutôt que de rappeler les lois ? S’agit-il d’une amnésie collective ou d’une incompétence générale ? S’agit-il d’une stratégie politique pour faire oublier la crise ?

Construction d'une fausse perspective collective

Manuel Valls parle de l’arrêt de la Cour de cassation comme d’une « mise en cause de la laïcité ». La pétition « Laïcité, aux élus de nous sortir de la confusion ! », publiée dans Marianne, en mars 2013, part du postulat qu’il était impossible d’appliquer la laïcité dans la crèche : « Il n'est pas acceptable qu'un organisme dont l'utilité publique n'est plus à démontrer et dont les personnels ont manifesté un dévouement exemplaire à l'intérêt général, soit contraint de céder à des exigences personnelles. Il est inadmissible que ces professionnels soient mis dans l'impossibilité d'exercer une mission de service public dans le respect de la laïcité. »

On ne peut en vouloir à des philosophes d’avoir signé ce type d’inexactitudes, mais on peut se demander comment des députés, et notamment Jean Glavany, chargé de la laïcité pour le PS, peuvent avoir cautionné ce type d’énoncés…

Elisabeth Badinter enchaîne avec le danger que ce « vide juridique » [1] entraîne : « Il faut donc légiférer afin d'éviter la surenchère, les pressions, les menaces de groupes islamistes, certes minoritaires, mais très influents. Il y a un vide juridique qu'il faut combler. » Elle est suivie par François Fillon et Jean-François Copé, qui l’avaient précédée dans ce type de déclarations lorsqu’ils étaient au pouvoir…

Celui dont les propos sont les plus inexacts fait partie des personnes nommées à l’Observatoire de la laïcité : le philosophe Abdenour Bidar explique qu’il y a un problème « au niveau de la délimitation du périmètre de la laïcité, de la détermination de l'aire légitime et légale de l'exigence laïque » et reprend l’idée qu’« une entreprise privée n'a pas le droit de contraindre ainsi ses salariés à ne pas afficher leur appartenance religieuse », que l’état actuel du droit « délimite le périmètre de cette exigence laïque aux seuls agents du service public dans l'exercice de leurs fonctions », que « la Cour de cassation établit sa décision sur le fait (…) qu'une entreprise privée n'aurait pas le droit de demander à ses employés de prendre l'engagement républicain de la neutralité laïque ». A partir de ces allégations, le philosophe arrive à la conclusion que « la Cour de cassation vient de casser la France en deux et de fragiliser le principe de laïcité ».

Les juristes pourraient remédier à cette amnésie mais non : Jeannette Bougrab répète que « la Cour de cassation vient de limiter le principe de laïcité au seul service public », pendant que Richard Malka [2] craint que « cette décision ne marque une explosion des revendications identitaires et communautaires dans l’entreprise, dans le secteur privé ».

Pourtant, un dispositif juridique complet existe pour le droit privé

Non seulement le cadre légal existe, mais il est contraignant car il est issu du droit européen.[3] Puisqu’elle fait partie de l’Europe, la France a été obligée d’introduire ces droits et devoirs dans ses dispositifs juridiques français, ils ont été transposés dans le Code du travail et le Code pénal.

Six critères légaux permettent de restreindre les pratiques religieuses problématiques dans les entreprises: si ces dernières entravent le respect des règles de sécurité ou de sûreté, des conditions d’hygiène et de propreté, la conscience d’autrui (l’interdiction de toute action de prosélytisme), les aptitudes nécessaires à la mission professionnelle pour laquelle on a été embauché, l’organisation du service dans lequel on travaille et les intérêts économiques de l’entreprise.

Pour ce faire, l’employeur doit vérifier que sa décision disciplinaire est justifiée par la nature de la tâche à accomplir par le salarié (sa fonction professionnelle) et proportionnée au but recherché (stopper le trouble causé). C’est l’article L.1121-1 du Code du travail qui le stipule [4].

Plusieurs jugements français et européens ont donné raison aux employeurs qui refusaient le port d’un signe religieux dans leur entreprise de manière justifiée :
- Entrave aux intérêts commerciaux de l’entreprise du fait d’un port d’un foulard dans un magasin de vêtements de mode (cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion du 9 septembre 1997) ;
- Entrave aux intérêts commerciaux de l’entreprise du fait d’un port d’un foulard dans un magasin de fruits et légumes (cour d’appel de Paris du 16 mars 2001) ;
- Entrave aux règles d’hygiène et aux intérêts commerciaux de l’entreprise du fait d’un port d’un foulard dans un laboratoire d’analyses médicales (cour d’appel de Versailles du 23 novembre 2006) ;
- Entrave aux règles d’hygiène et de sécurité du fait d’une croix sous forme de bijou portée autour du cou qui dépasse d’une blouse médicale dans un hôpital privé (CEDH du 15 janvier 2013, arrêt Ewaida and others v. UK).

Donc si le règlement intérieur ne peut édicter de limitations générales et absolues en droit privé [5], il n’empêche qu’il est tout à fait possible de limiter les comportements individuels en utilisant l’un des 6 critères cités ci-dessus, y compris lorsque l’impartialité et « l’égale distance » avec les clients nécessitent que le salarié soit « visiblement neutre » (critère n° 4 « aptitudes à la fonction » dans ce cas).

b[Alors du droit il y en a. Il y en a tant que personne ne semble s’en souvenir… Apprenons-le, appliquons-le avant de crier au « vide juridique » et de vouloir le modifier !]b Tous les retours d’expériences de terrain depuis 5 ans montrent que la connaissance de ces critères et de leur application concrète permet une gestion saine et sereine des ressources humaines dans le monde du travail. Quel intérêt pour les politiques et les intellectuels de refuser cette réalité ? Il n’est pas nécessaire de s’appuyer sur la peur, comme le faisait le précédent gouvernement, pour améliorer le cadre législatif existant.

[1] Déclarations d'Elisabeth Badinter au journal Le Monde du 28 mars 2013 ici
[2] Déclarations de Richard Malka, l'avocat de Baby Loup, ici
[3] Convention Européenne des Droits de l’Homme (articles 9 et 12), Charte des droits fondamentaux de l’union européenne (article 10) et Directive 2000/78/CE (articles 2 et 4). Ces textes ont été ratifiés par les Etats membres dont la France fait partie.
[4] « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché », article qui retranscrit l’exigence de la directive européenne qui exige que la limitation de la liberté soit « essentielle et déterminante pour la nature de la tâche. »
[5] « Le règlement intérieur ne peut contenir (…) des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. » (L.1321-3 alinéa 2) C’est une transposition directe de l’article 2 paragraphe 2 de la Directive 2000/78/CE.





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