Connectez-vous S'inscrire

Société

Dounia Bouzar : « Sortir de l’amalgame "être laïc, c’est être athée" »

Le voile, un débat qui divise la gauche

Rédigé par | Lundi 12 Décembre 2011 à 09:26

           

La stigmatisation des musulmans a atteint un nouveau degré de gravité ces dernières semaines avec l’élaboration d’une proposition de loi, par des sénateurs de gauche, visant à élargir l’interdiction du port du voile dans les structures privées de la petite enfance et aux domiciles des assistantes maternelles. Ce projet n’est désormais plus d’actualité, mais les discussions à ce sujet restent vives. Quand Jean Baubérot dénonce « un texte liberticide », Dounia Bouzar parle d’« une loi d’exception », qui pervertit la loi de 1905. L’anthropologue du fait religieux reconnaît volontiers que les débats sur l’islam, qui traversent toute la classe politique, sont aussi très vifs au sein des partis de gauche, dont le Parti socialiste (PS) avec qui elle a élaboré le « Guide pratique de la laïcité » à destination des élus socialistes. Interview.



Dounia Bouzar : « Sortir de l’amalgame "être laïc, c’est être athée" »

Dounia Bouzar : « Sortir de l’amalgame "être laïc, c’est être athée" »

Saphirnews : Comment réagissez-vous face à la proposition du Sénat, discutée par la gauche ?

Dounia Bouzar : Cette proposition renvoie à une loi d’exception pour les musulmans, puisqu’elle violait les principes fondamentaux posés par le Code du travail et le Code pénal qui interdisent clairement toute discrimination directe ou indirecte dans la notion d’embauche, quelles que soient les croyances ou les non-croyances. L’interdiction de prendre en compte les convictions d’un candidat fait partie des 18 motifs de discrimination et constitue un délit.
La proposition violait aussi le principe de la loi de 1905, puisque les fonctionnaires sont neutres car l’Etat est impartial vis-à-vis de ses citoyens, quelles que soient leurs convictions religieuses mais aussi philosophiques et politiques. Elle viole l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui estime que, pour limiter une liberté de conscience, il faut que cela atteigne l’ordre public et la liberté d’autrui.

C’est donc bien une loi d’exception qui a été élaborée, puisque les débats des sénateurs montraient clairement que c’est le foulard qui est visé et qu’il crée une vraie ligne de scission à l’intérieur des partis politiques. Les jurisprudences du Conseil d’Etat et de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) considèrent le voile comme un signe religieux uniquement au même titre que la kippa ou le turban mais, dans le débat français, il est, au mieux, une preuve de prosélytisme et, au pire, une preuve d’islamisme.

Tout le débat des sénateurs repose sur une certitude : une femme qui mettrait un foulard ne peut pas être neutre et fait forcément du prosélytisme, ce qui pose un problème important car, si la proposition avait été votée, elle partirait du postulat que les musulmans ne peuvent respecter la liberté de conscience des parents qui confient leurs enfants. Le Conseil français du culte musulman (CFCM) a vaillamment rappelé que, pour les musulmans aussi, le respect de la liberté de conscience des parents est important car, comme les autres, ils veulent que leur choix soit respecté quand ils amènent leurs enfants à des nourrices.

Enfin, le projet pose des questions philosophiques car, avec les assistantes maternelles, il légiférait sur des points relevant du domaine privé. Dans ce cas, un croyant pourrait exiger, au nom de la neutralité de l’appartement, à un parent de faire disparaître le livre de Voltaire… mais qu’est-ce que la neutralité dans un appartement ? Il n’est jamais neutre, il est le témoignage d’une histoire.
Cette loi posait le postulat qu’être athée ou non-pratiquant est présumé neutre, pas les autres. Il faut arrêter de dévoyer la notion de laïcité.

Vous inquiétez-vous de cette surenchère faite contre les musulmans à la veille des élections de 2012 ?

D. B. : Il est clair que l’amalgame « islam = intégrisme » qui traverse la droite comme la gauche me fait peur. Les sénateurs socialistes ont refusé de reprogrammer cette loi mais le débat de fond est partagé par tous les partis politiques et cela m’inquiète car c’est une loi d’exception.
Par expérience, ce sont les régimes totalitaires qui font des atteintes aux libertés individuelles et qui imposent un modèle sociétal, familial, culturel qui soit monolithique. Ce fut le cas sous le régime de Pétain.

Qu'un tel débat se fasse dans la droite et l’extrême droite, c’est assez mauvais mais que des représentations semblables sur les musulmans se banalisent au sein de la gauche, cela m’angoisse davantage. Ce sont aussi ces discours et les exceptions pour l’islam qui alimentent des groupuscules minoritaires radicaux, qui ont besoin de montrer que la loi ne s’applique pas à tous et c’est le cas de la proposition, qui viole, dans un pays qui se veut celui de droit et des droits de l’homme, de manière criante le Code pénal, celui du travail, la loi de 1905 et les traités européens ratifiés.
Pour moi, la seule sortie est que les politiques garantissent l’application de la loi pour tous et de la même façon. Les musulmans ne demandent pas plus.

Cette proposition a été élaborée à la suite de l’affaire Baby Loup, dont on sait que vous vous êtes positionnée du côté de la salariée licenciée…

D. B. : Je me suis positionnée en disant que les prud’hommes ont violé le droit puisqu’ils ont dit qu’elle ne pouvait pas porter le voile car le règlement intérieur le lui interdit.
Mais une entreprise privée ne peut pas faire de règlement intérieur qui soit au-dessus de la loi et qui fasse une interdiction générale sur une liberté fondamentale de conscience et de religion.
Les prud’hommes auraient dû simplement juger cette affaire sur les 6 critères légaux que sont les entraves à la sécurité, à l’hygiène, à la liberté des autres, à la mission, à l’organisation et à l’image de l’entreprise, qui permettent de limiter une liberté religieuse.

En revanche, la cour de Versailles a réintroduit le respect de la loi et du droit avec l’article 1121-1 du Code du travail, qui dit que l’interdiction du foulard est justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché. Le tribunal a estimé que le foulard de la directrice adjointe entravait les aptitudes à son travail avec cette loi.
Je pense que cette décision est discutable mais la violation du droit par les prud’hommes était plus grave à mes yeux. La Cour n’a pas changé le fond (la décision des prud’hommes, ndlr), on peut être pour ou contre mais, en tout cas, il faut que la loi soit la même pour tous, musulmans compris.

Mais le verdict du tribunal de Versailles fait-il vraiment jurisprudence comme il est souvent entendu ?

D. B. : Ce n’est pas du tout le cas. Les sénateurs qui soutiennent le projet d’interdiction partent du principe qu’ils peuvent faire une nouvelle loi à partir de la décision rendue pour Baby Loup, mais l’affaire a été réglée avec le droit actuel qui permet déjà de régler les conflits puisque le Code du travail permet de limiter une liberté dans les 6 critères que j’ai énoncés. La décision de la cour d’appel montre justement qu’il n’y a pas besoin de loi.

La proposition a été écrite par les radicaux de gauche mais soutenue par les socialistes. Vous qui avez travaillé avec ces derniers en élaborant le « Guide pratique de la laïcité », ne trouvez-vous pas leurs positions contradictoires ?

D. B. : Les socialistes qui m’ont chargée de trouver des bonnes pratiques pour le Guide ne sont forcément pas les mêmes que ceux qui ont soutenu la proposition du Sénat, ce qui montre que des représentations négatives et archaïques sur le voile et l’islam persistent à exister au sein même du PS. Bien du travail reste à faire, car il est clair que tout le monde n’a pas compris ce qu'est la laïcité.

C’est là que je me suis rendu compte que les débats sur l’islam traversent toutes les familles politiques : entre ceux qui comprennent que les musulmans ne sont pas une entité homogène et qu’ils sont comme tout le monde et ceux qui les voient autrement avec leurs lunettes idéologiques, ce qui est vraiment lourd, à droite comme à gauche. Mais encore plus à gauche car on a tendance à penser que l’égalité est une valeur de gauche et cela fait mal de rencontrer des gens de gauche qui ne prônent pas cette valeur.
C’est souvent l’idéologie qui crée les problèmes, pas la loi.

Vous avez donc trouvé ce travail difficile ?

D. B. : Non ! Même si c’est un travail que j’aurais voulu faire pour tout le monde, c’est le groupe parlementaire du PS qui m’a contactée à la suite de mon agression (en février 2011, ndlr) par des personnes proches de Riposte laïque en signe de soutien et en se demandant comment les mentalités peuvent changer pour que tous comprennent que les musulmans ne sont pas des gens à part.
On m’a confié ce travail en suggérant que la bonne idée est d’aller sur le terrain. Cela m’a fait du bien de voir que ce sont des élus qui font le premier pas….

On n’a pas pu tout mettre dans le Guide de Jean Galvany mais on présente des solutions qui ont été expérimentées avec succès dans plusieurs villes : sans trahir les principes éthiques de l’islam, d’un côté, et les principes du système juridique laïc, de l’autre. Ce travail m’a ressourcée car, moi qui travaille souvent dans les situations de conflit, on en oublie qu’il y a des endroits où cela se passe bien avec les musulmans.

C’est François Hollande qui a conclu ces rencontres, ce qui signifie alors que ce « Guide » est désormais promu par le bureau national du Parti socialiste ?

D. B. : C’est bien le Guide officiel des bonnes pratiques auquel tout élu, qui doit gérer un problème, peut se référer : qu’il ne peut refuser la location d’une salle à des musulmans, que les prix pratiqués pour les uns soient les mêmes pour les autres… que les lois ne doivent pas être appliquées à la tête du client. Ce Guide pratique de la laïcité est fait pour rendre les critères transparents et pour que ce soit non plus la subjectivité individuelle de l’élu qui prime, mais la loi.

Quels objectifs pour quels résultats ?

D. B. : Quand on finit par comprendre qu’être laïc, c’est ne pas imposer sa propre vision du monde et par sortir de l’amalgame « être laïc, c’est être athée », on a déjà franchi un grand pas.
Je ne travaille pas en termes d’accommodements raisonnables, mais pour agrandir la norme universelle.
On a sélectionné les bonnes pratiques qui donnent de l’intérêt à tout le monde et qui ne sont pas une solution pour les musulmans seuls mais sont une solution qui bénéficie à tous sans jamais faire de séparation. Si on prend l’exemple des cantines, c’est d’ajouter un second plat avec des œufs et du poisson et tout le monde sera content, même Jean-Pierre parce que parfois la saucisse au porc il n'en a pas envie et, du coup, la solution lui permet d’avoir le plat de poisson. Chacun a sa liberté de conscience, mais tous ont la possibilité de partager un destin commun et cela en élargissant la norme universelle à toutes les références.





Rédactrice en chef de Saphirnews En savoir plus sur cet auteur


SOUTENEZ UNE PRESSE INDÉPENDANTE PAR UN DON DÉFISCALISÉ !