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Points de vue

L’islam face à la musique : l’influence oubliée mais certaine de la mythologie

Rédigé par Daniel Shoushi | Mercredi 4 Août 2021 à 11:15

           


La chanteuse irlandaise Sinead O'Connor, ici en concert après sa conversion à l'islam en 2018.
La chanteuse irlandaise Sinead O'Connor, ici en concert après sa conversion à l'islam en 2018.
L’attitude des docteurs de la Loi à l’encontre de la musique oscille entre acception mesurée et bannissement complet, avec une tolérance envers quelques instruments pour les uns et, dans le cas le plus extrême pour d’autres, envers le chant seul émis par la voix humaine qui se voit doter du sceau « autorisé ». Afin de légitimer le bannissement de la musique de la sphère du sacré, les docteurs convoquent sans cesse la préservation des bonnes mœurs, laquelle apparait à leurs yeux comme le signe de la bonne santé mentale, et de la pureté religieuse de l’islam qui se doit d’éloigner le musulman de toutes influences négatives. Il devient clair que le terme de « docteur » s’explique par cette attitude « médicale », c’est-à-dire que ces médecins de l’âme que sont les docteurs de la Loi cherchent à protéger le dévot musulman des attraits de la perversion en lui indiquant les marques infâmes d’Iblis que ce dernier a déposé dans le monde sensible.

L’une de ces traces est justement la musique. D’après ces chirurgiens de l’âme, le danger est grand de perdre son âme face à cette séduction d’Iblis qui incite, probablement, à féminiser son âme. En effet, le danger de perversion de l’âme n’est pas de même mesure et n’est pas égale aussi lorsqu’une femme use de la musique comparée à un homme. Le risque tient à une crainte de pervertir la société dans toute sa globalité, et la femme à un rôle de premier plan, car sujette dès l’origine à la tentation par le mythe fondateur d’Adam et Ève.

J’ai choisi à dessein une vidéo présentant Sinead O'Connor avec son foulard en plein concert (à voir plus bas). Oui, c’est peut-être une nouvelle information pour certains, mais la chanteuse irlandaise s’est convertie à l’islam et se fait appeler désormais Shuhada.

Une femme qui chante en islam, c’est un problème !
Une femme qui chante devant un public, non familial, c’est un grave problème !
Une femme qui se dit musulmane et qui chante devant un public, c’est un très grave problème !
Une femme musulmane accompagnée par des musiciens dont certains instruments sont perçus comme non conformes à la religion, c’est un immense problème !

Pour quelle raison l’islam, du moins ce qu’on fait dire à l’islam, a-t-il une relation sulfureuse avec la musique ? Quel est donc l’enjeu pour les docteurs de la Loi à inciter les musulmans à se prémunir contre toute forme de musique ? Encore plus, pour quelle raison une musulmane est regardée avec autant de suspicion lorsqu’elle joue de la musique ?

Ce présent article vise, en réalité, à soulever une infinité de questions dont certaines restent encore brûlantes. L’article cherche également à mettre en lumière un aspect oublié des recherches sur la musique en islam, et il invite tout lecteur à réfléchir sur les bases que nous mettons en avant plutôt que d’offrir des réponses toutes faites.

La musique légiférée en islam dans une atmosphère mythologique

Pour comprendre ce phénomène anthropologique, plongeons-nous au cœur de la musique vécue par les peuples de l’antiquité tardive. En cette période pas si lointaine, soit le VIIe siècle après J.-C., les artistes étaient inspirés par des êtres surnaturels d’après les sources anciennes. Ce faisant, l’art n’était pas perçu comme d’origine humaine. La mythologie de la musique et des instruments (car il est évident que la mythologie arabe ancienne a formalisé la pensée islamique) évoque le poète comme étant sous l’emprise d’un être surnaturel. Nous le connaissons sous le nom de Djinn, lequel ressemble aux esprits de la nature des peuples premiers avant que cette « espèce » acquière un nouveau statut en islam : celui d’un être pensant et équivalent à l’espèce humaine dont une partie de cette espèce interfère avec l’humanité dans le mauvais sens du terme. Le chant ensuite est également perçu comme provenant de ces mêmes entités, tout comme l’invention des instruments dont la flûte et le tambour.

C’est dans cette atmosphère mythologique que des jurisconsultes musulmans légiférèrent sur la musique. De nombreux chronographes musulmans de la période médiévale ont posé par écrit toute cette mythologie de la musique. Nous pouvons également y découvrir une forme d’anthropomorphisme des instruments dont l’artiste musicien parlait de son instrument comme un être doté de vie.

La figure de David pour légitimer la musique

En premier lieu, aucun verset du Coran n’évoque directement la musique. Rien non plus dans les milliers de paroles prophétiques qui nous sont parvenus, excepté quelques hadiths assez « douteux ».

Par conséquent, si rien n’a été dit dessus, alors pour quelle raison est-ce un problème ? La raison première provient de cette mémoire mythologique dont je viens de vous faire part, la seconde raison naît du souvenir associatif préislamique d’une relation divertissante de la musique avec un environnement prohibé : l’alcool, la danse, les fêtes, les femmes, etc. Ce qui revient à dire que la musique n’est pas pensée en tant que tel, mais selon une relation préislamique et mythologique, bien que cette relation ait été beaucoup plus complexe qu’une simple relation négative et prohibée. En effet, parmi les récits rapportés par les compilateurs de hadiths, nombreux évoquent la figure de David pour légitimer la musique.

Mosaïque représentant Orphée charmant les animaux. © WikiCommons / Giovanni Dall'Orto
Mosaïque représentant Orphée charmant les animaux. © WikiCommons / Giovanni Dall'Orto
Toutefois, à bien y regarder de plus près, nous sommes à nouveau en terrain mythologique. Il est tout aussi intéressant de noter que la figure de David apparait comme une image réitérée de l’antique Orphée lequel charme de son pouvoir magique, autrement dit la musique, le monde visible et invisible. Il nous faut donc ajouter dans la mythologie de la musique une islamisation de mythes antiques et bibliques au fur et à mesure que l’islam conquit les terres étrangères, et davantage encore lorsque la religion devint celle de l’Empire.

« Selon 'Abd ar-Razzâq, d'après Ibn Djuraydj : - J'interrogeai 'Atâ' sur la lecture psalmodiée : - Il n'y a pas de mal à cela, me dit-il, j'ai entendu 'Ubayd b. 'Umar dire : "David (La paix soit sur lui !) prenait la timbale ; il récitait en procédant ainsi. L'instrument lui répondait sur le même ton. Il voulait dire par là qu'il pleurait et que l'instrument pleurait'" »

« Selon Wahb b. Munabbih, personne ne l'écoutait sans sautiller comme en dansant. Il récitait les Psaumes d'une voix telle que les oreilles n'en avait jamais perçue auparavant et que les djinns, les oiseaux et les animaux étaient retenus captifs, au point que certains périssaient de faim. »

Tha'labî, dans ses Histoires des Prophètes, nous fournit un splendide tableau de David-Orphée :

« Parmi eux (les dons de David), il y a la belle voix, le ton juste et mélodieux, le refrain, les accents musicaux. Dieu n'a point donné une telle voix à une quelconque de ses créatures. Il récitait les Psaumes sur 70 modes à tel point qu’il faisait transpirer le fiévreux et que celui qui s’était évanoui revenait à lui.

Quand il récitait les Psaumes, il se rendait à la campagne ; il s'y tenait et, avec lui, se tenaient les docteurs d'Israël derrière lui, derrière les docteurs les gens, derrière les gens les djinns, derrière les djinns les démons. Les bêtes fauves et les animaux sauvages s'approchaient de lui. On pouvait toucher leur nuque. Les oiseaux lui faisaient de l'ombre en plein jour et les eaux courantes se figeaient. Le vent s'arrêtait. Les flûtes, les luths et les harpes n'ont été faits que pour s'accorder à sa voix.

Or, Iblis (Que Dieu le maudisse !) le jalousait et redoublait de zèle à son égard. Il dit à ses démons malfaisants :
- Ne voyez-vous pas ce qui est arrivé ?
- Ordonne-nous ce que tu veux ! lui répondirent-ils.
- Seul, rétorqua-t-il, détournera les gens de David ce qui s'oppose à lui et le combat dans une situation semblable.
Ils disposèrent donc les flûtes, les luths, les instruments à corde et les (autres) instruments de musique accordés aux mélodies de David. Les sots parmi les gens les entendirent ; ils les apprécièrent et furent trompés par eux. »

Derrière les récits sur David, une image réitérée de l’antique Orphée

Afin de se rendre compte du pouvoir magique du chantre David, lequel est comparable à la puissance magique produit par la lyre d’Orphée, nous mettons en exergue l’extrait ci-dessous tiré de l’auteur Ovide. Dans son ouvrage intitulé Métamorphoses, au Livre X, on découvre que les arbres obéissent à Orphée et accourent à sa rencontre :

« Une colline à son sommet se terminait en plaine. Elle était couverte d’un gazon toujours vert ; mais c’était un lieu sans ombre. Dès que le chantre immortel (Orphée), fils des dieux, s’y fut assis, et qu’il eut agité les cordes de sa lyre, l’ombre vint d’elle-même. Attirés par la voix d’Orphée, les arbres accoururent ; on y vit soudain le chêne de Chaonie, le peuplier célèbre par les pleurs des Héliades, le hêtre dont le haut feuillage est balancé dans les airs, le tilleul à l’ombrage frais (…). Vous accourûtes aussi, lierres aux bras flexibles, et avec vous parurent le pampre amoureux et le robuste ormeau qu’embrasse la vigne. La lyre attire enfin l’arbre d’où la poix découle, l’arbousier aux fruits rouges, le palmier dont la feuille est le prix du vainqueur (…). Au milieu de cette forêt qu’on vit obéissant au charme des vers, parut aussi le cyprès, verdoyante pyramide, jadis jeune mortel cher au dieu dont la main sait également manier l’arc et la lyre. »

La matière religieuse utilisée pour valider des prérogatives inconscientes sur la musique

En second lieu, depuis la plus haute antiquité, la musique a toujours été liée au monde invisible. Elle est dite posséder un pouvoir magique qui peut affecter l’auditeur, de manière positive ou négative. De la Chine ancienne à l’Égypte antique, jouer de la musique revient à entrer en contact avec les dieux, lesquels ont inspiré des chants autant qu’ils dévoilèrent la fabrication d’un instrument à un musicien hors pair.

Le monde arabe préislamique présente les mêmes traits culturels face à la musique que ces grandes civilisations. Dès lors, les théologiens musulmans amalgament tout cet ensemble anthropologique dans un amas nébuleux et légifèrent, sans avoir conscience de ce substrat, pour une certaine musique « halal » tandis que d’autres offrent leur anathème « haram » envers toute mélodie musicale.

Par conséquent, les docteurs de la Loi usent de la matière religieuse pour valider leurs prérogatives inconscientes sans qu’ils aient été réellement en contact avec la musique. En d’autres termes, ils sont pour ou contre selon leur affinité inconsciente avec la musique. Le morceau de bois qui sert à fabriquer le violon, le morceau de cuivre ou encore les peaux en plastique pour certains tambours sont perçues comme « haram » pour la seule et unique raison de la pensée symbolique associée à une mythologique des matériaux. Tant que ces théologiens ne sortent pas de leur caverne mentale, profondément influencée par leur inconscient collectif, rien ne pourra évoluer dans le bon sens.

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Daniel Shoushi est auteur, conférencier, thérapeute et fondateur d’Orphélya. De formation philosophique et engagé dans une démarche spirituelle, il est spécialiste de la phénoménologie de l’esprit, du symbolisme et de la pensée antique.

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