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Politique

Kevin Victoire : « La droitisation de la France résulte de la défaite culturelle de la gauche »

Rédigé par | Lundi 19 Juin 2017 à 12:50

           

Le Parti socialiste s'est fait laminer suite à la pression du rouleau compresseur En Marche ! et de la France Insoumise lors des élections législatives. L’issue du scrutin va permettre la finalisation du processus de recomposition politique des partis de gauche, tant socialiste que communiste. Dans son ouvrage « La guerre des gauches », le journaliste Kevin Boucaud-Victoire analyse ces mutations. Entretien.



Kevin Victoire : « La droitisation de la France résulte de la défaite culturelle de la gauche »

Saphirnews : Selon vous, la naissance des mouvements Nuit debout, En Marche ! et le Printemps Républicain en 2016 étaient annonciateurs de la recomposition de la gauche.

Kevin Boucaud-Victoire : Ce sont des recompositions qui avaient lieu depuis quelques années à l’intérieur même des partis. La fin de quinquennat assez compliquée de François Hollande a précipité leur avènement avec notamment la loi Travail et les attentats. Lorsque Hollande arrive au pouvoir, le Parti socialiste est majoritaire à tous les échelons : municipal, régional, à l’Assemblée nationale et au Sénat. Ceci s’est fait avec le soutien d’une large partie de la gauche.

Que pensez-vous de la théorie selon laquelle François Hollande serait derrière la création d’En Marche et l’ascension de Macron ?

Kevin Boucaud-Victoire : Emmanuel Macron, c’est François Hollande qui irait plus loin. Depuis une trentaine d’années, le PS est rallié au capitalisme et à l’économie de marché mais sans vouloir réellement l’affirmer. François Hollande a fait un premier pas lorsqu’il a dit que c’est l’offre qui créait sa propre demande, ce qui est le postulat de base de la théorie libérale telle qu’elle a été formulée au 18e siècle. Emmanuel Macron est un peu l’enfant d’Hollande et de Jacques Attali, soit le PS tel qu’il est depuis une trentaine d’années.

Kevin Victoire : « La droitisation de la France résulte de la défaite culturelle de la gauche »

Dans « La guerre des gauches », vous affirmez que le libéralisme, qu’il soit culturel ou économique, est de gauche. Pourquoi ?

Kevin Boucaud-Victoire : Au départ, le libéralisme est une théorie philosophique qui naît à gauche après les guerres de religion, dans une volonté de pacifier la société. Cela prend de l’ampleur en France avec les Lumières. La gauche naît de l’opposition à la monarchie. Le libéralisme politique se base sur la séparation des pouvoirs judiciaire, législatif et exécutif dans un Etat axiologiquement neutre. Mais ensuite, il y a une partie de la droite, celle des Orléanistes menée par le révolutionnaire girondin Philippe Egalité (mort guillotiné en 1793, ndlr), qui devient rapidement très libérale. Pendant très longtemps, ce courant est minoritaire à droite, qui est réactionnaire et défend l’Ancien Régime.

A gauche, le libéralisme politique engendre le libéralisme économique. Puisqu’on a plus aucune définition du bien commun, ce qui va tenir la société sera le tout-commerce de Montesquieu. Voltaire disait que lorsqu’il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion.

Toute la gauche n’est pas d’emblée libérale. Le socialisme naît également des idéaux des Lumières. Il s’agit d’une critique éclairée du mouvement. En 1899, l’affaire Dreyfus donne lieu au bloc des gauches, qui réunit les trois courant principaux de gauche. L’avènement du Front populaire en 1936 entérine l’hégémonie du socialisme à gauche. La droite, elle, se convertit largement au fil du temps au libéralisme économique. Ce n’est pas tout à fait vrai sous le général de Gaulle ; ça commence à l’être sous Georges Pompidou tandis que Valery Giscard d’Estaing est en revanche un libéral assumé. Il est un père économique pour Emmanuel Macron.

Aujourd’hui, on parle d'un libéralisme sauvage qui profite davantage aux classes aisées et in fine aux conservateurs. Peut-on encore être libéral et de gauche ?

Kevin Boucaud-Victoire : La gauche, qui domine depuis 30 ans en France, est libérale sans le dire. François Mitterrand arrive au pouvoir en 1981 avec un programme anti-libéral mais au bout de deux ans, il se casse les dents et applique « le tournant de la rigueur ». Il ouvre ce qu’il définit lui-même comme une « parenthèse libérale ». En réalité, cette parenthèse ne sera jamais refermée. Le Parti socialiste de Mitterrand est à l’avant-garde de la libéralisation de la France. Il suit le mouvement impulsé à l’international par Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Lionel Jospin (Premier ministre de 1997 à 2002, ndlr) privatise plus qu'Edouard Balladur et Alain Juppé réunis (tous deux Premiers ministres entre 1993 et 1997, ndlr). François Hollande instaure plus tard le CICE (le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi, ndlr).

Il existe aujourd’hui un mariage contre-nature du libéralisme et du conservatisme parce qu’il profite aux dominants et aux puissants. Après, il faut voir la sociologie des électeurs. Pendant longtemps, les ouvriers votaient à gauche mais ce n’est plus le cas. Le premier parti chez les ouvriers, après l’abstention, c’est le Front national même si la France Insoumise a réussi à rattraper une partie de son retard. Aujourd’hui, Emmanuel Macron est en train d’amorcer autre chose : une recomposition plus large de l’échiquier politique grâce à une fusion entre la gauche la plus libérale et la droite la moins conservatrice.

Cette recomposition politique est-elle durable ou provisoire ?

Kevin Boucaud-Victoire : Il y a une crise de régime assez grave. Pour la première fois dans l’histoire de la Ve République, il n’y aucun parti pleinement de droite au deuxième tour de la présidentielle. Les deux grands partis qui structurent notre vie politique depuis une quarantaine d’années ne se sont pas qualifiés. Il y a une sorte de décomposition de la société qui ne se retrouve plus dans le monde que leur a promis les libéraux. Les classes populaires ont une aversion vis-à-vis du système et qui s’est diffusée même chez les classes moyennes qui, jusqu’à présent, permettaient la reproduction du système. Emmanuel Macron a fait preuve d’intelligence car il a perçu ce mouvement beaucoup plus vite qu’un Manuel Valls ou un François Fillon. C’est pourquoi il a amorcé lui-même cette nouvelle recomposition. Je pense qu’elle est faite pour durer dans le temps, même si je ne peux pas l’assurer.

Comment expliquez-vous la rupture aussi rapide et brutale de l’alliance entre Jean-Luc Mélenchon et le PCF ?

Kevin Boucaud-Victoire : L’alliance a commencé à mourir dès les municipales de 2014. A l’époque, il y avait des débats pour savoir si le Front de gauche pouvait mener des alliances locales avec le PS. Jean-Luc Mélenchon dit non, le PCF dit : « Ça dépend. » A Paris, le PCF s’est allié à Anne Hidalgo tandis que le Parti de gauche (PG, parti fondé par Jean-Luc Mélenchon, ndlr) s’est lancé tout seul.

Finalement, le Front de gauche est mort depuis un certain moment. Il y a encore certains candidats du PCF qui utilisent des affiches avec le logo du FDG mais en tant que tel, cette union est morte. Jean-Luc Mélenchon a acté cette mort lorsqu’il a lancé la France Insoumise. Il faut se souvenir que le parti communiste a mis énormément de temps avant de soutenir sa candidature. Il lui a fallu un an, au prix de grandes tractations. On parlait au sein du PCF de soutenir Arnaud Montebourg aux primaires (de 2017). Pierre Laurent (secrétaire national du PCF, ndlr) a finalement annoncé son ralliement à Jean-Luc Mélenchon mais les secrétaires nationaux du parti n’étaient pas d’accord. Au final, ce sont les militants qui ont tranché à 52 % pour une alliance avec lui.

Jean-Luc Mélenchon avait lui aussi compris ce qu’il se passait au sein du clivage gauche/droite. C’est pour ça qu’il ne se positionne plus sur cet axe horizontal droite contre gauche mais plutôt sur l’axe vertical du peuple contre les élites ou l’oligarchie. Le PCF continue de dire que le PS est un parti de gauche et que son aile frondeuse est un allié privilégié. Les communistes ont une critique modérée de l’Europe alors que Jean-Luc Mélenchon a radicalisé son discours depuis l’échec de Syriza, en Grèce. Enfin, il essaye d’obtenir l’hégémonie à gauche. La France Insoumise a largement rétamé le PS lors de la présidentielle et veut maintenant devenir le grand parti de la gauche.

Kevin Boucaud-Victoire
Kevin Boucaud-Victoire

Comment expliquez-vous la ligne politique incompréhensible du PS, qui s’affiche à la fois en opposition et en appui au mouvement En marche ?

Kevin Boucaud-Victoire : Depuis une trentaine d’années, le PS est constitué d’une majorité de socio-libéraux et d'une minorité de socio-démocrates. L’aile gauche du parti faisait, dans le meilleur des cas, 30 %. C’est le score qu’ont réalisé successivement Jean-Pierre Chevènement, Henri Emmanuelli et Arnaud Montebourg. Mais tous ces gens n’avaient pas grand chose en commun. Cette alliance fonctionnait tant que les socio-libéraux étaient à la baguette et que les socio-démocrates devaient les suivre.

Lors de la dernière primaire, Benoît Hamon, l’outsider, l’a emporté. Dans la tête de gens comme Manuel Valls, il y a eu là une forme d’affront : ce sont eux qui doivent diriger. Ensuite, une partie de ces socio-libéraux se sentent plus proches de la vision d'Emmanuel Macron que de celle de Benoît Hamon. L’effondrement de l’appareil PS est tel qu’il risque de ne pas y avoir assez de postes. Le meilleur moyen de sauver son poste, c’est de rejoindre la majorité présidentielle plutôt que de perdre avec le parti socialiste. Je pense que Jean-Christophe Cambadelis et les autres membres de la direction sont complètement débordés. Ils n’étaient pas du côté de Benoit Hamon et étaient assez embarrassés par sa victoire. Tous les candidats de la primaire ont signé une charte qui les engageaient à soutenir le vainqueur. Au lieu de cela, Manuel Valls a soutenu Macron et aurait dû se faire virer. J’ai du mal à croire que le parti va survivre à tout cela. Je crois que le PS né au congrès d’Epinay de 1974 est fini. Il se pourrait qu’il se scinde en deux.

Peut-on dire que, pendant plus de 30 ans, le PS s’est maintenu malgré ses dissensions économiques grâce au libéralisme culturel et qu’aujourd’hui, cela ne suffit plus ?

Kevin Boucaud-Victoire : Complètement. A partir du moment où le PS a trahi la classe ouvrière dans les années 1980, il s’est tourné vers deux choses : l’antiracisme avec la création de SOS Racisme et l’antifascisme face à la montée du Front national, les deux logiques se nourrissant l’une et l’autre. Plus le FN est haut, plus cela permet de dire qu’il y a du racisme dans la société et plus on apparaît comme antiraciste. Trente ans après l’arnaque de SOS Racisme, je ne suis pas sûr que le racisme ait reculé.

A coté de cela, une partie du PS a rompu avec le libéralisme culturel comme Manuel Valls. Dans les années 1980, il y avait, malgré tout, quelques avancées sociales symboliques. Par exemple, l’abolition de la peine de mort, la création du SMIC. Sous Jospin, les 35h ont permis d’affirmer cela. En 2012, il n’y a eu qu’une seule mesure, c’était le mariage pour tous. Cela reste très maigre. Le sociétal ne peut plus couvrir le manque de social. Même sur le sociétal, ils se sont affaiblis en ne respectant pas les promesses sur le contrôle au faciès et le droit de vote des étrangers.

Vous rappelez dans votre livre la création dans ces années 1980 d’une pelletée de médias qui ont porté le libéralisme culturel.

Kevin Boucaud-Victoire : Canal+ et Les Inrocks sont effectivement lancés. Libération, qui était anti-libéral devient libéral-libertaire selon les mots de son fondateur Serge July. Une grande partie des intellectuels de gauche se sont convertis à une forme de libéralisme économique tout en conservant leur libéralisme culturel. La domination culturelle de la gauche est un héritage de mai 68. Les soixante-huitards se sont retrouvés aux affaires sous François Mitterrand. La victoire de la gauche n’est pas économique mais culturelle.

Vous constatez une droitisation de la France, comment se manifeste-t-elle ?

Kevin Boucaud-Victoire : Elle est la résultante d’une défaite culturelle de la gauche. La société française est fracturée. Toutes les Une du Point, de Causeur et de Valeurs actuelles me paraissent inimaginables dans les années 1980. L’émergence médiatique d’un Eric Zemmour et l’audimat qu’il suscite montre qu’il y a des gens réceptifs à son discours. Cela n’aurait pas été le cas avant. D’un point de vue politique, le FN continue de grimper tandis que la droite UMP/LR est de plus en plus conservatrice. Pourtant, dans les années 1990, elle était au centre avec des personnes comme Jacques Chirac, Edouard Balladur ou Alain Juppé.

Manuel Valls incarne cette droitisation de la gauche. Selon vous, quel rôle peut-il avoir dans la recomposition du PS après des législatives difficiles à Evry ?

Kevin Boucaud-Victoire : Réélu avec 139 voix d’avance (50,3 % des suffrages exprimés), Manuel Valls a probablement sauvé sa peau. Il faut cependant être prudent, car son adversaire, Farida Amrani, dont il faut saluer la campagne courageuse, conteste cette victoire, au motif qu’il y aurait eu des irrégularités dans les décomptes. Quoiqu’il en soi, il est pour l’heure le gagnant. S’il avait perdu, il y aurait eu fort à parier que l’ex-Premier ministre, sans mandat et sans formation politique puisqu’une procédure disciplinaire a été enclenchée contre lui au PS et que LREM n’a pas voulu de lui, aurait sûrement disparu de la vie politique.

Mais quand bien même il remporte la victoire, rien n’est joué. Valls a gagné d’une courte tête dans une élection où il n’y avait ni candidats PS, ni candidats macronistes, après avoir été soutenu par Serge Dassault et face à une candidate insoumise inconnue au niveau national avant cette élection. Incarnant à la fois toutes les dérives droitières de la Hollandie, tant sur le plan économique que sur le plan sécuritaire, et perçu maintenant comme un traître depuis son ralliement à Emmanuel Macron alors qu’il devait soutenir Benoît Hamon, le député d’Evry est une des figures politiques les plus détestées de ce pays. Son destin dépendra de LREM et du PS, dont l’avenir est également incertain, et de sa capacité à rebondir dans une de ces formations.

Manuel Valls représente cependant une vraie tendance de la gauche française, libérale sur le plan économique, laïciste et qui fétichise la République une et indivisible. Même si elle ne pourra pas incarner le renouveau de la gauche, comme elle l’espérait, elle ne disparaîtra pas si facilement. Pour l’heure, il est donc difficile de se hasarder à tout pronostic sur l’avenir de l’ex-Premier ministre.

Kevin Boucaud-Victoire, La guerre des gauches, Les éditions du Cerf, avril 2017, 272 p., 19 €.





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