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Points de vue

En France, l'Etat ne saurait s'arroger le droit d'être le DRH des religions

Rédigé par Sébastien Fath | Vendredi 30 Juillet 2021 à 12:45

           


En France, l'Etat ne saurait s'arroger le droit d'être le DRH des religions
Depuis l'abolition du Concordat et des articles organiques en 1905 sur le territoire national métropolitain (Alsace, Moselle et Outre-mer exclus), l'Etat ne se mêle pas, en principe, des affaires intérieures des cultes.

De fait, espionner les prédications pour sanctionner/révoquer un religieux pour un enseignement ou un prêche ne fait pas partie de ses prérogatives. Exception faite, naturellement, des cas, très rares – et très graves –, où un appel à la violence est lancé. Et pourtant. Une ligne rouge a été franchie cet été 2021. Bévue, excès de zèle d'un ministre soucieux de faire passer Marine Le Pen pour « molle » ? Ou top départ d'une guerre d'usure à l'encontre de tous les religieux qui s'éloigneront du catéchisme républicain du jour ?

Dans ce dernier scénario, que les musulmanes et musulmans de France sachent qu'ils ne sont pas seuls. Et qu'ils ne vont pas, sans réaction, servir de cobayes à des expérimentations liberticides destinées, demain, à se banaliser.

Deux imams destitués sur demande du ministre

En ce mois de juillet 2021, ce qui passait pour inimaginable en France laïque et républicaine s'est concrétisé : le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, a écrit au préfet pour demander l'éviction de deux imams à Gennevilliers et à Saint-Chamond, sur la base d'extraits de prêches jugés misogynes. Il n'a pas hésité à twitter lui-même : « À ma demande, il a été mis fin aux fonctions de deux imams des Hauts-de-Seine et de la Loire aux prêches inacceptables. » Gérald Darmanin est-il l'employeur de ces imams ? Dispose-t-il d'une autorité religieuse islamique lui permettant de « mettre fin aux fonctions » de religieux dans un pays laïque comme la France, quelle que soit la gravité des propos qu'on leur prête ? Le motif impérieux pour une telle démarche serait-il l'appel à la violence djihadiste ? Non.

En agissant ainsi, le ministre de l'Intérieur s'appuie seulement sur la fragile légitimité d'une loi « contre le séparatisme » à peine votée. Une loi de rupture qui pose de multiples questions, et pourrait commencer, si elle est appliquée dans toutes ses dimensions, à faire sortir lentement la France du cercle des démocraties libérales pour la faire entrer dans celui des démocraties autoritaires. République ! République ! Nous dit-on. Fort bien. Mais les « valeurs républicaines » ont bon dos, quand la liberté et la séparation des religions et de l'Etat est ainsi bafouée par un ministre.

Les « valeurs de la République » sonnent creux quand un principe fondamental du pacte laïque se voit transgressé. Habilement, cette « première » a eu lieu l'été, en pleine querelle sur le pass sanitaire. Qui se fatiguera à défendre deux imams suspects de propos misogynes ? Qui, du reste, cautionnerait aujourd'hui la misogynie ? L'occasion était belle d'ouvrir une brèche. Le ministre de l'Intérieur s'y est engouffré, avec le culot qu'on lui connaît. Sans grande réaction, pour l'instant, des instances chargées de dire le droit... mais le match ne fait que commencer.

Car n'en doutons pas : il reste suffisamment de fins connaisseurs de la laïcité et de défenseurs des libertés (1) pour qu'en France, le débat s'anime dans les prochains mois. Victor Hugo prônait « l'Eglise chez elle et l'Etat chez lui », selon ses propos tenus le 14 janvier 1850 à l'Assemblée nationale. La phrase, qui fut reprise dans les débats de la loi de 1905, résonne toujours aujourd'hui, « les religions » remplaçant l'Eglise en tant qu'entité disposant, dans les limites de l'ordre public, de son espace propre, sans empiètement de l'Etat.

Les fidèles sont bien assez grands pour réagir comme ils le souhaitent

Les juridictions européennes, à leur échelle, ne manqueront pas de s'interroger sur les fondements de décisions discrétionnaires qui, presque du jour au lendemain, peuvent aboutir à une révocation d'un religieux. Sans compter le regard d'autres grandes démocraties, inquiètes des dérives françaises. En matière de gestion des cultes dans la France de 2021, beaucoup d'observateurs ont pris note : la ligne bonapartiste actuelle nous éloigne de Marianne et de la laïcité pour nous rapprocher, tantôt, de Xi Jing Ping et son sécularisme sectaire, tantôt, d'un gallicanisme relooké dans lequel l'Etat deviendrait peu à peu le DRH des religions.

La question, ici, n'est pas défendre des doctrines. On a le droit, en démocratie (mais aussi au sein de l'islam, du christianisme, du judaïsme, du bouddhisme, de l'hindouisme) de réprouver tel ou tel enseignement. La question n'est pas non plus de tomber dans l'angélisme ! Les réseaux religieux qui prônent et légitiment la violence au lieu du vote et du débat doivent être combattus sans relâche. Ce qui veut dire aussi qu'il serait bon de cesser de signer des contrats d'armements avec les pétromonarchies wahhabites du Golfe, dont on connaît les multiples accointances, en coulisses, avec l'internationale djihadiste guerrière.

Mais en dehors des appels à la violence, les doctrines et les enseignements tenus par les clergés relèvent d'un pluralisme interne aux mondes religieux sur lequel l'Etat n'a pas à intervenir. Et a fortiori, un préfet de la République ne saurait demander à faire révoquer le prêtre, pasteur, imam, rabbin conservateur qui tient des doctrines désagréables. Les fidèles sont bien assez grands pour réagir comme ils le souhaitent, et si besoin, aller voir ailleurs ! La grandeur de la République est de savoir accepter en son sein des idéologies, doctrines et enseignements parfois contraires à ce qui la fonde.

En France, l'Etat ne saurait s'arroger le droit d'être le DRH des religions

La gestion étatique et brutale de l'islam radicaliserait les contestations qu'elle prétend combattre

Au Caire, en Egypte, tous les minarets lancent l'appel à la prière au même moment, dans une parfaite synchronisation. La raison ? Elle ne tient pas à l'effort de ponctualité des imams. Elle s'explique par le contrôle d'Etat. Un représentant du ministère des Affaires religieuses appuie sur un bouton... qui commande le lancement automatique de l'adhan, l'appel à la prière préenregistré. Cette anecdote révèle un phénomène plus profond : celui du contrôle d'Etat effectué sur les mosquées dans nombre de pays du Maghreb, du Machrek mais aussi d'Asie centrale. Lutter contre l'extrémisme semble parfois autoriser toutes les atteintes aux libertés.

Une circonstance atténuante à ces entorses aux libertés serait l'efficacité et la protection. Mais l'observation de la réalité dément cette prétendue efficacité. Car le contrôle serré d'Etat sur les clergés et doctrines génère clientélisme, frustration des fidèles, ressentiment dans les milieux cléricaux. Et nourrit une vaste demande de liberté et d'authenticité, dont les extrémistes savent s'emparer au service de leurs objectifs.

Plus la figure de « Pharaon » (l'Etat) resserre son étreinte sur l'islam, plus grandit la figure du « Prophète » (contestant l'ordre dominant au nom d'une révélation). Résultat des courses : la gestion étatique et brutale de l'islam radicaliserait, en réalité, les contestations qu'elle prétend combattre. C'est l'hypothèse développée, par exemple, par Stéphane Dudoignon, directeur de recherches au CNRS, au détour d'une présentation consacrée à l'islam en Asie centrale, lors d'un séminaire du laboratoire GSRL (2).

Haro sur une « laïcité » de surveillance et de contrôle

Le degré de contrôle sur les religions n'en est pas, en France, au niveau de celui qu'on observe en Egypte, ou dans d'autres contextes autoritaires. Loin s'en faut ! Mais l'oukaze de Gérald Darmanin en direction d'imams jugés misogynes constitue une étape de plus en direction d'une gestion néo-concordataire des religions. Il ouvre une boîte de Pandore, mettant en péril le précieux principe de séparation qui protège, à la fois l'Etat (des empiètements des religieux) et les religions (des pressions de l'Etat).

L'ironie est que Gérald Darmanin s'imagine sans doute renforcer la laïcité, et combattre l'intégrisme. En réalité, par une politique autoritaire contraire à certaines des libertés qu'il prétend défendre, il renforce les extrêmes. Sur le principe, le renforcement incessant, depuis 2015, d'une « laïcité de contrôle » (3) n'est pas forcément, en soi, une catastrophe absolue. On peut comprendre que, face aux nouveaux périls auxquels la société française a été confrontée depuis quelques années, certains outils et discours demandent à être adaptés. Mais les choix faits, en France, ont conduit à une ligne de moins en moins laïque et de plus en plus séculariste, entre tentation gallicane et néocoloniale. Une option périlleuse et problématique qui donne du grain à moudre à celles et ceux qui essaient, dans l'ombre, de faire croire que la République, dans son ensemble, serait islamophobe et liberticide.

Osons, pour conclure, raisonner à front renversé. De nombreux milieux religieux considèrent aujourd'hui, en France, que l'Etat ne respecte pas bien les valeurs républicaines dans son traitement des réfugiés à Calais, des mineurs isolés, des internés sans consentement en psychiatrie (au moins 70 000), des détenus, etc. Ces milieux religieux ont-ils le droit, pour autant, de défaire/révoquer les députés ou les ministres, comme l'Eglise médiévale, dans certains cas, pouvait parfois tenter de le faire lorsque le politique dérapait ? Bien sûr que non. Car le principe de séparation de la loi de 1905 interdit cette intrusion.

De la même manière, en régime français de laïcité, l'Etat ne saurait davantage s'arroger le droit, au nom de « valeurs républicaines » si facilement instrumentalisées, de révoquer un religieux : imam aujourd'hui, prêtre, pasteur ou rabbin demain. L'Etat n'est pas le DRH des religions !

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Agrégé d'Histoire, chercheur au CNRS, spécialiste de l'évangélisme et des christianismes postcoloniaux, Sébastien Fath est membre du Groupe Sociétés Religions Laïcités (EPHE-PSL / CNRS)

(1) Souhaitons au passage la bienvenue à ce nouveau venu de poids dans le paysage associatif laïque : la Vigie de la laïcité, présidée par Jean-Louis Bianco, ancien président de l'Observatoire de la laïcité.
(2) Séminaire GSRL (EPHE-PSL / CNRS) tenu le 11 mars 2021
(3) Sur ce tournant sécuritaire de la laïcité, lire les analyses de Philippe Portier, directeur d'études à l'EPHE (Histoire et sociologie de la laïcité), et son excellent ouvrage de synthèse, L'Etat et les religions en France : une sociologie historique de la laïcité, Paris, Presses Universitaires de Rennes, 2016

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