Connectez-vous S'inscrire

Points de vue

Archéologie d’un mythe symbolique : le Dajjal

Rédigé par Daniel Shoushi | Mardi 28 Septembre 2021 à 12:00

           


Archéologie d’un mythe symbolique : le Dajjal
Tout d’abord, il nous faut déconstruire un des mythes fondateurs de l’islam qui consiste à croire en une Arabie originelle pure de toutes influences extérieures. En réalité, cette partie du monde a subi diverses influences idéologiques dont les plus notoires sont le christianisme nestorien, le zoroastrisme et tous ses dérivés, les courants judéo-chrétiens très prolifiques à cette époque auxquels répondent des textes dits apocryphes aujourd’hui, le christianisme éthiopien, le manichéisme ou encore le paganisme nabatéen.

Une origine sémantique lointaine

Pour les communautés syriaques orientales et occidentales (chrétiens), le terme « Daggala » renvoyait au Dajjal (« Dadjjal »), connu de la tradition orale en islam. « Daggala » en est même l’ancêtre linguistique puisque les textes syriaques le mentionne avec ce terme, bien avant l’avènement de la religion de Muhammad. Cela signifie que le terme arabe hadithique « Al-Dajjal » a été arabisé et que la consonante « g » en syro-araméen se prononce « dj » en arabe.

Dans l'Évangile de Matthieu 24 :23-25, par exemple, la Bible syriaque occidentale, appelée Peshitto, écrite avant le Ve siècle, l’évoque sans ambiguïté : « Alors, si quelqu'un vous dit : Voici le Christ, ou là, ne le croyez pas. Car il s'élèvera de faux Christs ("Mshihe Daggala") et de faux Prophètes ("Nbiyye de-kadavuta"), qui feront de grands signes et des prodiges, au point de séduire, s'il était possible, les élus eux-mêmes. Voici, je vous l'ai déjà dit. »

Dans la Bible grecque, l'Antéchrist est textuellement appelé « Psoidochristoi », construit à partir des deux mots, « psoido » (faux) et « christoi » (oint), de même que dans la Bible syriaque, l'Antéchrist est appelé « Meshiha Daggala », construit à partir des deux mots, « meshiha » (oint) et « daggala » (faux). De plus, le mot arabe « kadhdhâb » (mensonge), souvent accolé au Dajjal, se retrouve dans l’extrait que nous venons de citer.

En effet, le terme arabe est identique au syriaque « kadavuta » (mensonge) qui illustre les traits des prophètes (« Nabi », au singulier en arabe) du mensonge (« Nbiyye de-kadavuta »). Ici, l'utilisation des deux mots arabes, « Dajjal » et « kadhdhâb » dans la tradition orale ont été fusionnés pour définir un seul et même individu : Masih al-Dajjal (le faux Messie) et Nabi al-Dajjal (le faux Prophète).

L’origine de sa description, de sa physionomie

Saint Éphrem, théologien syriaque du IVe siècle, a inspiré beaucoup d’écrits théologiques orientaux. On retrouve une des descriptions du Daggala dans plusieurs apocalypses apocryphes, ou d’écrits de réflexion essayant de définir sa véritable nature. Un de ces textes, intitulé « Apocalypse de Jean », organisé sous forme de questions et de réponses donne un compte-rendu assez détaillé des événements eschatologiques et prétend être un discours du Christ après sa résurrection. Parfois appelée « Apocalypse du Saint théologien Jean », elle contient la description physionomique suivante de l'Antéchrist :

« Je dis encore : "Seigneur, que se passera-t-il après cela ?"
Et j'entendis une voix qui me disait : "Écoute, ô Jean le juste, en ce temps-là se manifestera le Négociateur, celui qui est banni dans les ténèbres, celui qu'on appelle l'Antéchrist."
Et je dis encore : "Seigneur, révèle-moi comment il est."
Et j'entendis une voix qui me disait : "L'aspect de son visage est sombre (ou crépusculaire), ses cheveux sont comme des pointes de flèches ; ses sourcils sont rudes (ou comme ceux d'une bête sauvage) ; son œil droit est comme l'étoile du matin qui se lève et le gauche comme celui d'un lion. Sa bouche est large d'une coudée, ses dents sont longues d'un empan, ses doigts sont comme des faucilles. L'empreinte de ses pieds à deux coudées de long, et sur son front est écrit : "L'Antéchrist". On l'élèvera jusqu'au ciel et on le fera descendre dans l'abîme, en fabriquant du mensonge." »


Le Daggala est donc un Lucifer cosmique, son œil droit est celui de l’étoile du matin et son œil gauche l’étoile vespérale. L’étoile en question est bien sûr Vénus, planète associée dans les traditions anciennes à la lumière matutinale bénéfique, tandis que la vespérale est maléfique. L’œil gauche s’assimile au monde des morts puisque c’est en ce lieu que le soleil se couche. Il s’agit du territoire maudit, d’autant plus que les mythes anciens évoquent cette contrée comme celle de la destruction gouvernée par le dieu de la mort. Et Vénus y joue un rôle prépondérant. Nous pensons notamment à la déesse Ishtar dont les mythes ont donné naissance aux anges déchus, mais aussi au concept de Lucifer.

Le Dajjal islamique, un condensé de plusieurs traditions

Dans le zoroastrisme, la nature essentielle d'Angra Mainyu (Esprit de Colère) s'exprime dans son épithète principale Druj, « le Mensonge » (Chaos), qui se reflète sous forme de cupidité, de colère et d'envie. Il forme à eux deux un couple antithétique face à leur corollaire Spenta Mainyu (Esprit du Bien) et Asha, « Ordre cosmique » (Cosmos).

Pour l'aider à attaquer la Lumière (Spenta Mainyu, la bonne création d'Ahura Mazda), Angra Mainyu a créé une horde de démons incarnant l'envie et des qualités similaires. Malgré le chaos et la souffrance provoqués dans le monde par ses assauts, les croyants s'attendent à ce qu'Angra Mainyu soit vaincu à la fin des temps par Ahura Mazda. Confinés dans leur propre royaume, ses démons se dévoreront les uns les autres, et sa propre existence sera éteinte. Dans un dualisme ultérieur, Ahura Mazda, toujours le dieu créateur, est lui-même la force du bien, Angra Mainyu est sa contrepartie maléfique et destructrice, et tous deux existent de toute éternité. Cela donnera jour au manichéisme.

Un tour du côté de la Bible hébraïque. Sous l’influence des textes scripturaires de Daniel, l’exégèse biblique voit dans ces récits deux prophètes à venir, le premier étant l’annonciateur du Messie. Selon les rabbins anciens qui les décrivent dans le Talmud, il y a deux Messies, le premier étant le Mashia'h ben Yossef, qui réalise les étapes pratiques, comme le rassemblement du peuple, et le Mashia'h ben David, le Messie spirituel. Le Mashia'h ben Yossef, de la tribu d'Éphraïm, descend de Rachel, tandis que le Mashia'h ben David, de la tribu de Juda, descend de Léa. Ils sont la préfiguration de Jean le Baptiste et du Messie Jésus.

Dans la tradition musulmane, le Dajjal représente le faux Messie, c’est-à-dire celui qui devancera le vrai Messie, d’où son second nom d’Antéchrist. Il est raconté qu’il voyagera à travers la terre et ne quittera aucune ville sans y entrer, à part La Mecque et Médine puisque protégées par des anges gardiens. Les récits prophétiques énoncent qu’il possèdera des pouvoirs magiques pour conquérir le monde et qui imiteront les dons divins offerts par Dieu à Jésus. C’est à ce titre qu’il est dit qu’il sera doté du pouvoir de résurrection ou encore qu’il accomplira des guérisons miraculeuses. Par la ressemblance de ces pouvoirs avec ceux de Jésus, les hommes le confondront avec le vrai Messie.

C’est la raison pour laquelle de nombreuses paroles prophétiques insistent sur son aspect physique afin de ne pas le confondre avec le vrai Christ, car il se fera passer pour le vrai Sauveur. L’épreuve sera si redoutable que ‘Imran Ibn Hossein rapporte du Prophète Muhammad : « Depuis la création d’Adam jusqu’au jour de la résurrection, il n’y aura pas d’évènement plus important que la venue du Dajjal. » (Rapporté par Muslim)

Quant à son aspect physique, nous pouvons relever cette parole prophétique, rapportée par ‘Abd-Allah ibn’ Umar, laquelle donne une description concise mais suffisante sur sa personne : « Le Messager d’Allah a dit : "Pendant que je dormais, je me suis vu exécuter le Tawaf autour de la Ka’ba, quand j’ai vu un homme noir aux cheveux raides, debout entre deux autres hommes, avec de l’eau ruisselant de sa tête. J’ai demandé : "Qui est-ce ?" Ils ont dit : "Le fils de Maryam." Puis je me suis retourné et j’ai vu un homme au teint roux, bien construit, aux cheveux bouclés, aveugle à l’œil droit, l’œil ressemblant à un raisin flottant. J’ai demandé : "Qui est-ce ?" Ils ont dit : "Voici le Dajjal." La personne qui lui ressemble le plus est Ibnu Qatan. » (Rapporté par al-Bukhari)

Par l’influence zoroastrienne, le monde antique a construit deux formes gémellaires de la lumière et deux formes gémellaires des ténèbres. Le Daggala chrétien et le Dajjal islamique condensent toutes ces traditions dont nous avons dessiné les traits les plus essentiels. Dès lors, nous sommes en présence d’un mythe élaboré durant des millénaires et non d’un fait qui survint d’un seul coup.

*****
Daniel Shoushi est auteur, conférencier, thérapeute et fondateur d’Orphélya. De formation philosophique et engagé dans une démarche spirituelle, il est spécialiste de la phénoménologie de l’esprit, du symbolisme et de la pensée antique.

Du même auteur :
L’islam face à la musique : l’influence oubliée mais certaine de la mythologie

Lire aussi :
Messie ou Dajjal ? Messiah, la série de Netflix inspirée de l'eschatologie musulmane





SOUTENEZ UNE PRESSE INDÉPENDANTE PAR UN DON DÉFISCALISÉ !