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Points de vue

Se considérer comme une fraction d'humanité d'essence supérieure aux « gentils » relève pour les juifs d'un essentialisme blasphématoire

Rédigé par Shlomo Sand | Samedi 28 Octobre 2023 à 12:25

           


© Adobe Stock/Biotin
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« Judaïsme, islam et modernités » s'ouvre sur une phrase-clé, qui synthétise la pensée de Yakov Rabkin : « Le judaïsme est monothéiste, mais n'est pas monolithique. » Il n’existe pas un judaïsme, mais des judaïsmes. Cette idée parcourt cet ouvrage tout entier.

Il montre ainsi comment la tradition juive n'est, en réalité, guère opposée au savoir scientifique et comment son histoire témoigne, au contraire, d'approches de la rationalité qui n'ont rien à envier au rationalisme athée. À rebours de ceux qui voudraient les opposer, nombreuses sont les parentés d'attitudes entre les cultures classiques musulmane et juive, notamment à l'égard de la science, et l'auteur rappelle les crises qu'a occasionnées leur rencontre avec le monde moderne. D'une façon générale, il s'efforce d'assembler ce qui est épars tout en réglant leur compte aux oppositions factices et, ainsi, identifie des voies créatrices permettant d'aborder la modernité.

Historien et juif pratiquant, Yakov Rabkin connaît bien quels traitements a subi, durant presque deux millénaires, la minorité juive de la part des religions majoritaires en Europe. À la différence de nombre de penseurs, notamment en France, il ne se gargarise pas du concept frelaté de « civilisation judéo-chrétienne ». De plus, et contrairement à ceux qui, désormais, ne cessent de voir en l'islam la source de tous les malheurs, il manifeste une solide connaissance de l'histoire des rapports entre juifs et musulmans.

À travers des analyses érudites, mais aussi des récits de voyages et de rencontres personnelles, il présente au fil des chapitres un panorama des rapports entre les membres des deux communautés, comblant ainsi une lacune, celle des affinités entre les juifs et les musulmans : domaine ignoré particulièrement dans le climat intellectuel français actuel et qu'il est, pour cette raison, justement plus que jamais essentiel de creuser. En effet, selon lui, la spécificité philosophique judaïque trouve son origine dans l'univers intellectuel musulman plutôt que chrétien : des interfaces religieuses fertiles sont apparues en Orient bien plus et bien avant qu'en Occident.

Voir la vidéo « Juifs et musulmans : une histoire de famille », le film dans son intégralité

Se considérer comme une fraction d'humanité d'essence supérieure aux « gentils » relève pour les juifs d'un essentialisme blasphématoire

« Le collectif juif », tout comme le « collectif musulman », n'est ni une ethnie, ni une race

Le présent recueil est une contribution tout à la fois historique et conceptuelle. Contribution historique, car les écrits de Yakov Rabkin présentent une vision non figée du judaïsme. Ils infirment, d'ailleurs, l'approche de nombreux antisémites, qui assimilent le judaïsme au sionisme, alors qu’a toujours été présente dans la religion juive une dimension morale, que les courants dominants sionistes ont souvent dénigrée, voire ridiculisée. Ils rappellent également que le mouvement développé par Theodor Herzl (1860-1904) est issu, en premier lieu, de certains courants anglophones du protestantisme amalgamés, dans un second temps, à l'interprétation laïcisé du vécu que la minorité juive a connue en demeurant en marge de l'hégémonie chrétienne. Il montre, enfin, comment, ainsi, l’antisémitisme a bien plus nourri le sionisme que l'antisionisme.

Cet ouvrage peut, de ce fait, être considéré comme un complément de son précédent et important essai, Au nom de la Torah — Une histoire de l'opposition juive au sionisme, publié en 2004 et désormais disponible en une quinzaine de langues et dont le moins qu’on puisse dire est qu’il avait beaucoup surpris lors de sa parution. Depuis lors, nombre de juifs tant orthodoxes que libéraux ont articulé des critiques systémiques du sionisme tout en mettant en relief, sans s’y appesantir, les racines profondes de ce phénomène souvent méconnu et encore plus souvent attaqué pour des raisons politiques.

L’auteur rappelle que « le collectif juif », tout comme le « collectif musulman », n'est ni une ethnie, ni une race, mais une oummah, une communauté de croyants qui s'est pérennisée par des pratiques quotidiennes. Considérer les juifs comme une « nation », exilée de sa patrie d'origine, vers laquelle ce peuple serait « revenu » de son propre gré après deux mille ans, relève d'une mythologie moderne en rupture tant avec la tradition juive qu'avec le savoir historique actuel.

Yakov Rabkin argumente ainsi au fil des chapitres une critique de l'instrumentalisation du religieux à des fins politiques en s'appuyant sur la tradition juive, des données historiques et des raisonnements pluriséculaires. Son apport intellectuel s'inscrit dans une lignée de penseurs juifs tels que Martin Buber, Judah-Leib Magnès, Yeshayahou Leibowitz ou encore Ernst-Akiva Simon. Rabkin développe, page après page, une série de points de vue conceptuels, souvent plus ou moins tombés dans l'oubli (certainement pas par hasard !) ou bien délibérément falsifiés, rappelant les valeurs judaïques fondamentales telles que le pardon et l'humilité. Se considérer comme une fraction d'humanité d'essence supérieure aux « gentils » relève pour les juifs d'un essentialisme blasphématoire. C'est sans doute un des nombreux mérites de Yakov Rabkin d'avoir su nous le rappeler.

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Shlomo Sand est professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv. Extrait de sa préface au livre « Judaïsme, islam et modernités », écrit par l’universitaire Yakov Rabkin (Editions I, 2022).

Voir aussi la vidéo de La Casa del Hikma : la oumma, la meilleure des communautés car musulmane ?




Réagissez ! A vous la parole.

1.Posté par Premier janvier le 28/10/2023 21:40 | Alerter
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Je pense que l'on est toujours sur de voir clair. Que penser mieux qu'un autre.
Seulement pour pouvoir penser il faut le faire à partir de quelque chose.
Qui ne peut être que ce qui était déjà là.

2.Posté par François CARMIGNOLA le 29/10/2023 09:49 | Alerter
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On connait les passionnantes thèses de Shlomo Sand, mais hélas, la communauté des croyants juifs n'a jamais eu et c'est peut-être ce qu'on lui reproche, de velléité impériale universelle au niveau de celles des chrétiens et des musulmans.

Au lieu de cela, et cela assez tôt dans l'histoire, se constitua plutôt un sentiment national (et oui, national) strict extrêmement puissant, au point d'être ce qui suscita l'identité, voire la religion juive. Suivant cette théorie, la Bible n'est finalement, c'est que disent bien des archéologues, que l'outil de propagande et de justification symbolique d'une nation hébreue en formation aux alentours du Vème siècle avant notre ère.

On se retrouve donc avec un judaïsme en gros contemporain de la Grèce antique (et pas antérieur), comme religion destinée à justifier la souveraineté nationale hébreue ou juive. Après bien des vissicitudes historiques, le prétexte reste utilisé pour conforter l'État "juif"actuel, établi sur sa (petite) région historique d'origine, le nationalisme en question, tout de même un peu "antique", s'appelant le "sionisme".

Toutes les gestions de perception qui mènent à déconsidérer ce sentiment national là sont en général issues de sociétés en crise qui peinent à établir leur identité et qui se réfugient dans la haine d'une nation particulière faute de pouvoir se contenter de la sienne propre. C'est ce qui se passe en général dans les empires à problèmes, le Russe à la fin du XIXème, l'Allemand, l'Austro Hongrois et l'...  


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