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Points de vue

Russie : le ton monte entre musulmans et orthodoxes

Par Nathalie Ouvaroff

Rédigé par Nathalie Ouvaroff | Samedi 1 Janvier 2011 à 00:00

           

Depuis quelque mois, la coexistence pacifique entre chrétiens et musulmans, qui faisait la fierté de la Russie, laisse peu à peu la place à une situation de « guerre froide ». Certes, en apparence, rien n'a changé : les deux grands muftis siègent au Conseil de la Fédération aux côtés du Patriarche de Moscou. Il n'y a pas de violence pour le moment, les crimes raciaux n'ont pas augmenté de façon notable, mais, de part et d'autre, la fébrilité est palpable. Et on sent qu'un rien pourrait mettre le feu aux poudres et mettre à mal « l'exception russe ».



Mosquée, à Moscou.
Mosquée, à Moscou.
Moscou est la plus grande ville musulmane d' Europe. Personne ne connaît le nombre exact de musulmans vivant dans la mégapole, qui varie du simple au double selon les chiffres avancés par les musulmans ou par les chrétiens. Pour les premiers, il y en aurait 4,5 millions, alors que les seconds pensent qu'il y en a moins de 2 millions, ou même seulement 500 000 selon Roman Silantiev , professeur au Centre de géographie des religions.

En Russie la coexistence entre les fidèles de deux des trois religions du Livre ne date pas d'aujourd'hui : les musulmans ne sont pas de nouveaux venus en Russie comme certains nationalistes voudraient le faire croire. L'islam est arrivé en Russie en 1312, avec la Horde d'or qui l'avait alors déclaré religion d'État. Il reste des traces de cette époque dans les rues de la capitale, dont certaines portent des noms à consonance tatare.

Certes, pendant la période tsariste, de nombreux musulmans soucieux d'assumer les plus hautes charges de l'État sont devenus chrétiens, mais il n'y a eu ni conversion de masse ni encore moins de conversion forcée. Et ceux qui le désiraient ont pu continuer à confesser leur foi sans problème.

Après la révolution de 1917, les communistes, prônant l'athéisme d'État, n'ont pas fait la différence réprimant de la même façon chrétiens, musulmans, israélites.

Le 19 septembre 1997, le gouvernement promulgua une loi sur la liberté de conscience et accéléra le processus de la restitution des églises, mosquées et synagogues aux fidèles. Dans le même temps, les grandes villes russes et en particulier Moscou connurent un afflux important de musulmans. Ce phénomène créa une certaine tension dans les relations intercommunautaires.

Les chrétiens craignent les actes terroristes, surtout après les attentats du métro de Moscou, s'inquiètent du pourrissement de la situation dans le Caucase, qui se transforme peu à peu en une véritable guerre civile dont personne ne peut prédire l'issue.

Quant aux musulmans ils soulignent l'attitude inamicale et parfois franchement agressive d'orthodoxes qui font de plus en plus ouvertement du prosélytisme. Les musulmans s'interrogent sur leur avenir, après le limogeage de Youri Loujkov, maire de Moscou très proche du Conseil des muftis, qui avait géré avec beaucoup de doigté la question des musulmans dans la capitale.

Le problème des mosquées

En dehors du Caucase, de la Bachkirie et du Tatarstan, Républiques à majorité musulmane, le nombre de mosquées en Russie est notoirement insuffisant. A Moscou, qui en compte seulement cinq , lors des grandes fêtes, les fidèles sont contraints de prier dans la rue, quelle que soit la saison.

Conscients de l'acuité du problème, les hauts dignitaires musulmans ont « lancé un pavé dans la mare » pour tenter de secouer l'inertie générale.

Début septembre, Fatikh Garifuline, mufti de la ville sibérienne de Tioumen, a fait officiellement savoir qu'il avait écrit une lettre au Patriarcat de Moscou pour demander d'autoriser les musulmans vivant dans de régions où il n'existe pas de mosquées à prier dans les églises après avoir recouvert d'un rideau croix et icônes.

Peu après, l'idée a été reprise par l'imam de la Grande Mosquée de Moscou, Ildar Aliatounidov. Ce dernier, après avoir fait remarquer que les chrétiens exigent la construction de 200 églises, réclame la mise en chantier de 100 mosquées de la taille de la cathédrale du Christ Sauveur, la plus grande église orthodoxe du monde, qui peut contenir jusqu'à 10 000 fidèles. Son message se conclut par cette citation d'un verset du Coran : « Si l'équilibre que Dieu a instauré sur la terre est rompu, églises, synagogues, mosquées seront détruites » (1), allusion transparente aux événements qui avaient suivi la révolution d'Octobre.

Enfin, Ravil Gaïnoudine, président du Conseil supérieur des muftis, va encore plus loin. Il s'étonne que les musulmans soient obligés de prier dans la rue, en raison du manque de mosquées, alors que la capitale est remplie d'églises vides où deux ou trois babouchki surveillent les cierges. Et de conclure : « Le Coran est le troisième testament et devrait être lu par les chrétiens qui devraient honorer Muhammad comme un prophète. »

La sonnette d'alarme est tirée

Selon Farid Asadouline, président du Centre d'information et d'analyse près du Conseil des muftis de la capitale, « il ne faut pas prendre ces demandes au pied de la lettre, les dignitaires musulmans savent parfaitement que les chrétiens ne leur prêteront pas leurs églises. Il s'agit d'une petite provocation, dont l'objectif est seulement d'attirer l'attention des pouvoirs publics sur la situation de la communauté musulmane et, par-delà, de mettre en garde les chrétiens. »

Alexeï Malachenko, expert au centre Carnegie et spécialiste du Caucase et de l'islam, partage cette interprétation : « Dans le monde musulmans le religieux sert de vecteur aux autres revendications politiques, économiques, sociales », explique-t-il.

D'ailleurs, la réaction des chrétiens qui ont compris le but de la manœuvre n'a pas été aussi virulente qu'on aurait pu s'y attendre. Les hauts dignitaires ont gardé un silence prudent. Seul Serge Rybko, l'higoumène (abbé, NDLR) du monastère de la Pentecôte, est monté au créneau en qualifiant la demande des musulmans d'« inacceptable et de sacrilège » et en rappelant que, selon la loi coranique « un musulman qui pénètre dans une église chrétienne se souille ».

Roman Silantiev, directeur du Centre de géographie des religions, a évoqué un « chantage vis-à-vis des autorités » et « une menace pour les chrétiens ». Enfin, Elena Tchoudinova, auteur du roman La Mosquée Notre-Dame-de-Paris (traduit en français et publié en 2009 par les Ed. Tatamis, NDLR), qui a eu en Russie un grand succès, estime que les 5 mosquées existantes suffisent pour les musulmans en situation régulière ; quant aux autres, les autorités n'ont pas à se soucier de leurs besoins spirituels.

Cette opinion est partagée par une partie de médias. Dans son émission hebdomadaire, Ioulai Latyninia , journaliste à la radio libérale Echo de Moscou, a provoqué un petit scandale : interrogée sur les problèmes des musulmans, elle a expliqué que la plupart d'entre eux « constituaient une mafia ethnique qui ne survit que grâce au trafic de stupéfiants », avant de conclure : « Les actes terroristes font la joie des musulmans et les universités islamiques sont des pépinières de terroristes. »

Ces derniers temps, la tension est encore montée d'un cran. Le 12 octobre, des heurts se sont produits entre musulmans et forces de l'ordre qui leur barraient le passage d'accès à la mosquée à cause d'un match qui avait lieu dans le complexe sportif à deux pas de ce lieu de culte. Par ailleurs, les habitants du quartier Tekstiltchiki, soutenus par des groupes nationalistes, ont signé une pétition contre la construction d'une mosquée pourtant programmée dans le plan de la ville par la mairie et ont eu finalement gain de cause.

Devant cette situation, certains experts ont tiré la sonnette d'alarme : « Il ne faut pas laisser pourrir la situation, il faut construire des mosquées », explique dans une interview au journal en ligne Vzgliad Alexeï Malachenko. Il ajoute : « Nous avons la chance que les musulmans soient dispersés dans toute la ville : il faut maintenir cette situation et surtout ne pas laisser se créer des ghettos, comme dans les autres capitales européennes, avec les conséquences que nous connaissons. »


Note
1. Ce texte se trouve dans la sourate 22, verset 40 : « Si Allah ne repoussait pas les gens les uns par les autres, les ermitages seraient démolis, ainsi que les églises, les synagogues et les mosquées où le nom d'Allah est beaucoup invoqué. » (trad. Muhammad Hamidullah) « Si Dieu n'avait pas repoussé certains hommes par d'autres, des ermitages auraient été démolis, ainsi que des synagogues, des oratoires et des mosquées où le Nom de Dieu est souvent invoqué. » (trad. Denise Masson) Le verset 40 ne peut se comprendre sans le verset 39 (« Autorisation est donnée à ceux qui sont attaqués (de se défendre), parce que vraiment ils sont lésés ; et Dieu est certes capable de les secourir »). Dans ce cas, Dieu défend tous les croyants : le verbe être est d'ailleurs au conditionnel, observe Patrick Haenni, que nous remercions pour ces précisions (NDLR).






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