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Points de vue

Mohammed Arkoun : « La nécessaire mémoire du passé »

Par Bernadette Sauvaget*

Rédigé par Bernadette Sauvaget | Mardi 5 Octobre 2010 à 12:24

           

Historien, grande figure intellectuelle, Mohammed Arkoun a dirigé l’ouvrage « Histoire de l’islam et des musulmans en France, du Moyen Âge à nos jours » (Éd. Albin Michel). En hommage au Professeur disparu le 14 septembre dernier, Saphirnews publie cet entretien paru dans l'hebdomadaire protestant « Réforme ».



Mohammed Arkoun : « La nécessaire mémoire du passé »

Pourquoi vous être investi dans cet ouvrage ?

Mohammed Arkoun : C’est un projet que j’ai depuis très longtemps. Comme historien, je souhaitais apporter des informations et une réflexion sur les moments significatifs où la France, la pensée, la politique et la culture françaises ont été amenées à traiter avec l’islam et les musulmans. Il s’agit de montrer que ces moments d’Histoire sont absolument essentiels pour placer l’islam à l’intérieur du parcours historique de la France comme être historique. Inversement, il est tout aussi nécessaire d’insérer la France et le parcours historique français dans l’être historique de ce qu’on appelle maintenant l’islam, devenu une sorte de mot-valise.

A travers ce livre, je voulais aussi montrer que ce que nous appelons islam est une diversité sur laquelle nous avons absolument besoin de revenir pour comprendre ce qui nous arrive aujourd’hui. Tous nos conflits reposent sur des ignorances accumulées − je ne dis pas malentendus. Les ignorances sont devenues institutionnelles, transmises et cultivées à l’école, à l’Université et dans la pratique politique.

Quelles sont les conséquences de ce manque d’informations et de culture ?

Mohammed Arkoun : Chaque événement chasse l’autre et constitue une coupure dans la conscience historique des deux côtés. Cette coupure se matérialise, par exemple, dans la manière dont on rend compte de la première guerre du Golfe, de la guerre au Liban… Il est nécessaire d’attirer l’attention sur cette mémoire trouée et de porter un regard critique, de part et d’autre, sur les dangers de cette Histoire fragmentée qui refoule l’événement et ses significations.

Je suis ainsi convaincu que notre ouvrage devrait entrer dans les prisons auprès des personnes incarcérées. Cela pourrait leur expliquer d’où elles viennent, l’être historique auquel elles appartiennent. Dans une prison, cela serait très libérateur.

Seule la connaissance peut apaiser la mémoire douloureuse ?

Mohammed Arkoun : Sans la connaissance, les politiques ne peuvent que bricoler des réponses conjoncturelles à des conflits éruptifs. Les émeutes de banlieues expriment le fait qu’une jeunesse n’a aucun horizon d’avenir. C’est très dangereux de ne pas avoir la mémoire de son passé et une relation critique à la mémoire de son passé, ni une espérance dans un futur proche et lointain.

Aurait-il été nécessaire de créer en France une faculté de théologie musulmane ?

Mohammed Arkoun : Je ne le pense pas. Il y a une dizaine d’années, j’avais suivi le projet d’Étienne Trocmé à Strasbourg. L’idée était généreuse. J’en ai discuté avec lui et je l’ai convaincu que dire « faculté de théologie musulmane » ne correspondait à rien. Dans l’état actuel de la pensée islamique, nous ne trouverons aucun enseignant capable d’enseigner une théologie, ne serait-ce qu’une Histoire de la théologie musulmane, d’une manière scientifique, critique et contraignante comme dans les facultés de théologie protestante et catholique. Viendraient seulement enseigner des fondamentalistes qui traînent une ignorance de leur propre Histoire, qui ignorent aussi ce qu’est l’acte théologique.

Que faudrait-il faire, alors, selon vous ?

Mohammed Arkoun : La première chose serait de créer un espace ouvert et citoyen, un institut d’études islamiques ou une école nationale d’études islamiques. Tous les citoyens pourraient y recevoir une information ouverte, comme celle que nous donnons dans l’ouvrage. Cette information ouverte pourrait réactiver la pensée critique à l’intérieur même de la pensée islamique. Ce type d’institut serait un espace de parole, laïc et républicain.

Avec, à l’époque, l’appui de François Mitterrand, j’avais soumis ce projet à Lionel Jospin, alors ministre de l’Education nationale, qui l’a refusé. Il a torpillé une seconde fois le même projet qui avait été porté au gouvernement par Jean-Pierre Chevènement. Voilà comment le gouvernement français traite l’islam et une politique créative pour installer l’islam chez lui. C’est une réponse que nous attendons toujours.



* Bernadette Sauvaget est journaliste à l'hebdomadaire protestant Réforme, correspondante en France de l'agence Ecumenical News International et présidente de l'AJIR (Association des journalistes d'information religieuse). Article publié avec l'aimable autorisation de l'auteure, reproduction interdite sauf accord exprès de l'auteure, première parution sur Réforme, n° 3196, le 26 octobre 2006.






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