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Points de vue

La normalisation des relations avec Israël, l'exemple du grand écart permanent du PJD au Maroc

Rédigé par Haoues Seniguer | Jeudi 7 Janvier 2021 à 11:00

           


La normalisation des relations avec Israël, l'exemple du grand écart permanent du PJD au Maroc
S’il est un point commun à tous les mouvements politiques qui participent un jour au pouvoir, en particulier lorsqu’ils sont structurés par une forte idéologie, c’est le spectre du désenchantement. Celui-ci finit bel et bien par arriver, à un moment ou à un autre de leur mandat. C’est inéluctable. En cela, l’islamisme institutionnel en général et le Parti de la justice et du développement marocain en particulier ne sont en rien des exceptions. La référence à l’islam n’y change rien, sinon qu’elle peut aggraver la crise en son sein parce que tout ce qui touche au sacré l’amplifie et l’exacerbe nécessairement.

C’est précisément le cas sur la Palestine, la cause palestinienne et le rapport à Israël, tout à la fois d’ordre profanes et sacré aux yeux des militants islamistes, sunnites comme chiites. En 1948, à l’occasion de la première guerre israélo-arabe, des contingents Frères musulmans étaient partis d’Egypte pour combattre auprès des frères palestiniens. Aussi, la normalisation, depuis décembre 2020, des relations du royaume chérifien avec l’Etat hébreu sonne comme une trahison, en plus de mettre à rude épreuve la cohérence idéologique du PJD qui participe au gouvernement de sa Majesté depuis 2011.

Trois causes majeures de l'écartèlement qui traverse le PJD

Nous avons beaucoup écrit au sujet du Parti de la justice et du développement, que ce soit à l’occasion de notre thèse de doctorat en science politique soutenue publiquement en 2012 à l’université Lyon 2 (1) et, par la suite, ou, plus récemment, dans un article scientifique co-signé avec un collègue marocain. (2)

Il en ressort clairement que, depuis son entrée à la Chambre des représentants en 1997, le PJD est travaillé par deux tendances ou logiques contradictoires qui l’écartèlent en permanence : d’une part, une logique d’affirmation identitaire, soit le souci de maintenir coûte que coûte l’intégrité de l’idéologie matricielle, nourricière en quelque sorte des visions du monde social (ce que cadres et militants du parti appellent « le référentiel islamique »), et d’autre part, une logique de compétition électorale, de participation parlementaire et gouvernementale, qui nécessite, en vertu des spécificités d’un champ du pouvoir bicéphale, des compromis, qui peuvent susciter de profonds tiraillements, moins politiques qu’idéologiques. Ceux-ci sont sources de débats vifs mais également de divisions internes pouvant potentiellement déboucher sur des positions irréconciliables. Quelles sont au juste les causes majeures de cet écartèlement ?

Nous en repérons au moins trois, récentes et moins récentes : primo, des causes structurelles eu égard à la nature semi-autoritaire ou semi-démocratique du régime dont le souverain reste un acteur clé ; partant, il devient effectivement difficile de s’opposer frontalement à lui sur tout une série de questions stratégiques (politiques, diplomatiques et économiques) ; deuxio, une participation gouvernementale dont l’efficacité est limitée par un jeu d’arbitrages, de coalitions perpétuelles (y compris incohérentes), de distribution et de répartition de portefeuilles ministériels, qui empêchent, ce faisant, toute velléité d’autonomie ou d’autonomisation du parti, lequel n’est qu’une pièce parmi d’autres sur l’échiquier ; tertio, des contraintes conjoncturelles (c’est le cœur même de l’activité politique) où il faut articuler, constamment, le moralement souhaitable et le politiquement possible.

La normalisation des relations avec Israël, l'exemple du grand écart permanent du PJD au Maroc

Quand le pragmatisme l'emporte

Aussi, la normalisation des relations diplomatiques avec Israël, voulue et initiée par Mohammed VI, véritable chef de la diplomatie marocaine, est un exemple paroxystique ou emblématique (sans être évidemment le seul) du conflit majeur entre l’idéologie du parti islamiste, pour lequel l’Etat hébreu est le diable incarné en raison de sa politique expansionniste et répressive à l’égard des Palestiniens (ce qui, au demeurant, est une réalité objective), et ce que d’aucuns qualifient Realpolitik l’attitude du chef de gouvernement, par ailleurs secrétaire général du PJD, Saadeddine al-Othmani, lequel est placé devant le fait accompli, contraint et forcé en quelque façon de parapher la décision royale, sans broncher.

Ephémère ministre des Affaires étrangères entre 2012 et 2013, il avait été « démissionné » au lendemain du coup d’Etat d'Abdelfattah al-Sissi, le 3 juillet 2013, contre le Frère musulman Mohamed Morsi ; n’évoquant justement jamais de « coup d’Etat », la monarchie avait au contraire félicité le maréchal-Président lors de sa victoire aux présidentielles de 2014 malgré les soupçons de fraude et la forte répression des forces d’opposition dans le pays.

Bien sûr, en pragmatique, al-Othmani pourra toujours se défendre de plusieurs façons, pour en quelque sorte « désislamiser » le renoncement ou au contraire l’islamiser : il pourra dire que cette signature n’est pas vraiment la sienne, le fait du secrétaire général du PJD mais celle d’un ministre au service de l’intérêt général et non la caution de calculs partisans ou personnels.

Il pourra arguer du gain pour l’ensemble du royaume et des Marocains, car la normalisation avec Israël pourrait apparaître comme une sorte de monnaie d’échange utile contre le soutien important des Etats-Unis d’Amérique à la souveraineté du royaume sur le Sahara occidental (avec, en sus, une victoire diplomatique contre le voisin algérien) ; enfin, « islamiser » cette normalisation en expliquant que, en islam, « nécessité fait loi » et que, au nom de la maslâha (intérêt public) et des finalités de la charia, il est possible et même souhaitable de nouer des accords, y compris avec ses ennemis, en attendant le bon moment, et un rapport de forces plus favorable, pour les retourner…Il n’est pourtant pas sûr que tout le PJD et le Mouvement de l’unicité et de la réforme, sa branche religieuse, le voient de cet œil !

(1) La thèse porte le titre suivant, Haoues Seniguer, Genèse et reconfigurations de l’islamisme marocain : itinéraires d’activistes de la Jeunesse islamique au Parti de la justice et du développement/Mouvement unicité et réforme, 7 décembre 2012.
(2) Haoues Seniguer et Hassan Zouaoui, « De la « modération » chez des cadres du Parti de la justice et du développement au Maroc : réhabiliter la religion/l’idéologie dans l’analyse de l’islamisme », L’Année du Maghreb [En ligne], 22 | 2020, mis en ligne le 10 juillet 2020, consulté le 01 janvier 2021. Ici

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Haoues Seniguer est maître de conférences en science politique à Sciences Po Lyon et chercheur au laboratoire Triangle, CNRS, UMR 5206, basé à Lyon. Il est l’auteur de L’islamisme décrypté (L’Harmattan, IReMMO, 2020).

Du même auteur :
Face à l’islamisme radical, gagner la bataille de l’émancipation par la conviction et le débat, non par la contrainte





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