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Société

« L’islam n’est pas un problème à l’hôpital »

Entretien avec C. Bertossi

Rédigé par | Lundi 12 Septembre 2011 à 12:07

           

Alors que les débats publics se sont un temps focalisés sur la question de la laïcité et de la place de l’islam dans la société, cette question n'est pas perçue comme prioritaire par les professionnels sur le terrain selon la nouvelle étude « La "diversité" à l'hôpital : identités sociales et discriminations » du Centre Migrations et Citoyennetés de l’ l’Institut français des relations internationales (IFRI). Plus encore : l’islam est un « non problème » pour le personnel de soin, qui doit subir l’impact des débats publics non sans conséquence. Interview avec Christophe Bertossi, directeur du Centre et un des auteurs de l’étude.



Hôpital d'Avicenne, à Bobigny (Seine-Saint-Denis)
Hôpital d'Avicenne, à Bobigny (Seine-Saint-Denis)

Saphirnews : Qu’avez-vous souhaité mettre en avant dans votre rapport ?

Christophe Bertossi : L’objectif était relativement simple. Au moment où le débat sur la « laïcité » et la « burqa » s’est emballé, un débat formulé dans une approche très identitaire qui construit l’islam comme le problème public numéro un, j’étais persuadé qu’aborder ces questions de manière très abstraite ne permet pas de comprendre ce qui se passe aujourd’hui. Si on veut vraiment faire le point sur la question de la diversité, des inégalités, des discriminations, de la laïcité, il faut regarder ces questions dans leur contexte concret. Parmi ces contextes, on trouve les institutions, dont l’hôpital.

Par ailleurs, au moment des auditions de la Commission Stasi en 2003, l’hôpital est apparu comme le nouveau théâtre du « problème » de la laïcité. Ce problème de l’hôpital s’est récemment cristallisé lorsque le ministère de l’Intérieur a déclaré que l’hôpital est la nouvelle scène de la « croisade laïque » : ce serait le problème des femmes musulmanes refusant de se faire soigner par des hommes ou des infirmières voilées qui refusaient de respecter le principe de laïcité... J’ai voulu confronter ces arguments avec la réalité. Quand on est parti sur le terrain pour analyser la situation, on a choisi quatre établissements de la région parisienne dans lesquels on y a travaillé pendant 18 mois. Le résultat est sans appel : grâce aux 18 mois d’observation et aux analyses fondées sur des entretiens auprès de 116 personnes rencontrées, on a conclu que les praticiens ne considèrent pas que l’islam soit un problème sur le terrain.

La laïcité telle que vécue par les praticiens est loin d’être celle imaginée par l’opinion publique…

C. B. : La laïcité telle que soulevée dans les débats publics n’est pas celle de 1905 qui était avant tout fondée sur la neutralité institutionnelle et l’égalité entre les religions. Les débats d'aujourd’hui font de la laïcité un principe identitaire plutôt raciste qui désigne l’ennemi dans un groupe religieux afin de promouvoir l’assimilation.

Cette laïcité « identitaire » n’est pas perçue par les professionnels de santé sur le terrain comme opérationnelle car elle empêche la rencontre avec le patient, la discussion permanente entre le personnel et leurs familles, pour deux raisons : d’abord, à force de stigmatisation cela peut creuser une distance sociale et culturelle entre soignants et patients. Or l’enjeu du soin, c’est précisément que le soignant et le patient sache travailler ensemble à la guérison. Ensuite cela conduirait à ne pas prendre en considération les pratiques ou le contexte socio-culturel des patients, ce qui empêche le soin puisque l’on s’empêche de mesurer ce qui peut concerner aussi la pathologie et la thérapie. Le personnel hospitalier a une approche universaliste mais pour bien soigner les corps malades, ils sont obligés de respecter les convictions religieuses des patients et d’inclure à un moment donné toutes les différences pour pouvoir fabriquer de la santé.

Sont-ce alors les débats publics et leur politisation qui créent des situations de conflits ?

C. B. : Oui, je pense vraiment que l’institution hospitalière fonctionne très bien avec la diversité religieuse. La construction de l’islam dans le débat public n’est pas l’islam que les praticiens connaissent en rencontrant les patients, cet islam du débat n’est pas l’islam de France. Mais le personnel subit l’impact du débat public et des réactions peuvent subvenir.

Christophe Bertossi, chercheur à l'IFRI
Christophe Bertossi, chercheur à l'IFRI

Comment ces réactions se manifestent-elles ?

C. B. : Les professionnels de santé interviewés disent qu’ils ne rencontrent aucun problème sur le terrain avec l’islam lorsqu’ils sont dans une interaction très concrète avec un patient musulman et sa famille, même dans les cas « extrêmes » et rares où le mari demande à avoir accès à une femme médecin pour soigner sa compagne. Les praticiens trouvent toujours une solution : soit une femme médecin est disponible et ira la soigner ; soit les familles acceptent qu’un médecin masculin l’ausculte. Les professionnels vont montrer dans leurs pratiques une tolérance et une absence de racisme envers le patient musulman.

Par contre, pour certains praticiens, dès qu’on aborde avec eux l’islam de manière plus générale, on retrouve tous les éléments du débat public : cette religion ne peut pas ne pas être problématique, ce que leur suggère le débat sur l’islam, présenté comme « l’ennemi des principes de la République ». Ils vont alors évoquer des revendications de musulmans qui n’existent pas et nous dire par exemple que si les patients demandaient à prier dans les couloirs, ils refuseraient. Or, lorsque les musulmans prient à l’hôpital, ils le font dans leurs chambres et cela se passe bien. La chambre de l’hôpital est un espace privé, la question de la pratique religieuse ne doit donc pas se poser. On peut dire que les récents débats sur la laïcité face à l’islam peuvent avoir un impact.

Les leaders d’opinion, journalistes ou responsables politiques, semblent avoir besoin d’une lecture de l’islam comme un problème à l’hôpital, en dépit de ce que dise les personnes qui y travaillent ou les chercheurs qui, comme nous, sont allés sur le terrain pour analyser le sujet. Il y a un refus de l’évidence : dans la réalité, les choses ne ressemblent pas aux fantasme des débats. Or, ce qui se passe à l’hôpital est aussi ce qui se passe dans la société française. Cet islam du sens commun, du débat public ne ressemble pas à la réalité sociologique, culturelle et religieuse de l’islam en France et ce décalage se retrouve à l’hôpital.

Les praticiens subissent l’assaut du débat public et pour le moment, résistent avec leurs éthiques professionnelles. Mais ils sont obligés, pour résister, de se justifier, par exemple, sur l’acceptation par le personnel, quand le service le permet, que certaines patientes soient auscultées par des femmes ou sur des accords tacites entre membres d'un service concernant le port de la charlotte comme substitut au voile ou à la kippa. Si vous lisez ces concessions à partir de ce qui est dit publiquement, l’opinion va en conclure que l’hôpital est « débordé » par l’islam alors qu’en fait, l’hôpital fait cela pour gérer au mieux la diversité et pour bien fonctionner. Ces négociations ne sont pas dysfonctionnelles. Les empêcher au nom de grands principes abstraits, par contre, empêche le fonctionnement normal des services. Aujourd’hui, lorsque celles-ci se font vis-à-vis des populations perçues ou réellement musulmanes, ces négociations peuvent être perçues comme une rupture du dialogue républicain, ce qui met les praticiens sous pression. Si l’islam n’était pas construit comme un problème en France, le personnel pourrait sans doute mieux travailler.

Vous avez travaillé sur la question de la diversité dans l’armée. Quelle comparaison faites-vous entre cette institution et l’hôpital en la matière ?

C. B. : Plus que dans d’autres institutions, il est beaucoup plus difficile d’être raciste à l’hôpital parce qu’il existe une forte diversité religieuse, sociale et culturelle dans le personnel comme parmi les patients, ce qui crée une forte négociation et diminue les situations de discriminations. C’est aussi l’éthique que les professionnels hospitaliers ont dans leur travail, du brancardier au chef de service, qui fait qu’ils refusent toute forme de discriminations. Ce refus se définit par ce qui fait la définition de l’hôpital, c’est-à-dire un endroit où l’on soigne tout le monde sans exception.

Il est plus difficile d’être raciste mais le phénomène existe bien…

C. B. : C’est sans doute moins raciste qu’ailleurs mais cela ne signifie que le racisme n’existe pas. Il vient rarement des professionnels vis-à-vis des patients, il s'agit surtout d'un racisme inverse. On a un hôpital qui s’est diversifié plus vite que la représentation que la société française a d’elle-même. Il y a des « Français de souche », des « natifs de natifs », qui vont avoir un comportement raciste à l’égard des soignants issus de l’immigration ou des DOM-TOM.

Pourtant, ce racisme s’est banalisé car les médecins, dans leur volonté de soigner, préfèrent éluder le problème. Comment l’expliquez-vous ?

C. B. : Les Français ont du mal avec la question de la discrimination mais c’est encore plus compliqué à l’hôpital. Parce qu’il y est plus difficile d’être raciste qu’ailleurs, il est plus difficile de lutter contre le racisme. Qu’ils soient témoins ou victimes de discriminations, les soignants n’ont pas le temps de faire remonter l'information vers la direction lorsqu’ils sont confrontés à ces situations. Ces dernières se gèrent dans les couloirs entre les membres de l’équipe. Les responsables d’établissements n’imaginent pas qu’il peut exister des discriminations à l’hôpital notamment parce qu’ils ne sont pas au courant des pratiques dans les services.

Comment la politique de lutte contre les discriminations telle que préconisée dans le rapport peut-elle être efficace dans ce cas ?

C. B. : Elle peut être efficace lorsque toute l’institution prend conscience de l’existence du problème. Il faut arracher le voile d’ignorance qui pèse sur les situations de racisme et mobiliser les acteurs, notamment les directions d’établissements. S’ils savent que leurs employés peuvent être confrontés à des difficultés et qu’on arrive à les sensibiliser, cela pourrait entraîner la mise en place d’une politique efficace de lutte contre le racisme. Mais il faut que cela soit défini par les professionnels de santé en partenariat avec le Défenseur des Droits par exemple. On a également rendu notre rapport à la Fédération Hospitalière de France (FHF) et la Fédération de l’Hospitalisation Privée (FHP), deux grosses fédérations hospitalières afin qu’il puisse trouver un écho sur le terrain.



Rédactrice en chef de Saphirnews En savoir plus sur cet auteur



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