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« Il y a eu des mensonges dans cette affaire »

Rédigé par Propos recueillis par la rédaction | Mardi 2 Mai 2006 à 16:59

           

Avocats à la cour de Paris, Jean Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman ont choisi de défendre les trois jeunes, victimes d’une électrocution en octobre dernier. Après avoir porté plainte contre l’Etat, pour non-assistance à personne en danger, une nouvelle plainte pour faute de service vient tout juste d’être déposée. Dans leur livre « L’affaire Clichy, morts pour rien », ils reviennent avec Saphirnews, sur ces dramatiques évènements.



Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman
Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman
Quels dysfonctionnements de notre système cette affaire a-t-elle révélé ?

Jean-Pierre Mignard/Emmanuel Tordjman :
Sur le plan policier et judiciaire, le premier dysfonctionnement c'est le temps normal qui s'écoule sur des faits graves puisqu'il s'agit du décès par électrocution, de deux adolescents et d'un troisième, grièvement brûlé et de l'ouverture d'une information judiciaire qui n'a eu lieu que huit jours plus tard. Or les conditions du décès de ces jeunes sont contestées, discutées et ont été l'occasion d'émeutes urbaines, au sens politique. Un garde des sceaux (Pascal Clément) qui n'intervient qu'après que les familles aient déposé plainte avec constitution de parties civiles ce qui entraîne les réquisitions du procureur de la République pour ouvrir une information judiciaire. C'est donc un temps anormalement long durant lequel plusieurs thèses successives et contradictoires vont apparaître et être des causes de profondes perturbations de l'opinion publique et notamment de l'opinion des jeunes. Voilà le premier dysfonctionnement. Il y a eu des mensonges dans cette affaire. La question est de savoir qui ment et à quels niveaux. Est-il cautionné au plus haut niveau ou repris dans l'ignorance à des niveaux intermédiaires ? Cela, nous ne le savons pas. Ce qui est certain, c'est que quant on a prétendu qu'il y a eu tentative de cambriolage et qu'il n'y avait pas eu de course poursuite, on a menti, et tellement menti qu'il y a ce témoignage du jeune survivant selon lequel quatre équipe de police au moins avait entouré le site EDF avec la volonté manifeste d'arrêter les adolescents.

Effectivement, quand vous évoquiez le mensonge, on pense aux propos du procureur relatés dans le livre et qui prétend que le jeune Muytin conteste la course poursuite !

E.T : C'est vrai que c'est un peu le mystère qu'on découvre. D'ailleurs, nous n'avons pas de réponse. Le procureur de la république donne une version totalement opposée à celle de Muytin dans des conditions qui nous sont apparus pour le moins inhabituelles et qui étaient susceptibles de mettre en danger sa vie puisqu'il est entendu le lendemain dans des conditions qui ne respectent pas les règles minimales de sécurité pour un grand brûlé. A ce sujet, et par l'intermédiaire du député et sénateur Claude Evin, nous avons saisi la justice et la commission de déontologie de la police.

J.P M : L'information judiciaire devra répondre à une question déterminante : les policiers savaient-ils que les jeunes avaient pénétré sur le site ? Et si oui, pourquoi n'a-t-elle pas alerté les secours pour tenter de mettre les garçons à l'abri du danger ?
Ce qui nous semble caractéristique, c'est que nous sommes à Clichy sous bois, une ville où il n'y a pas de commissariat. Ce sont la BAC et le commissariat de Livry-Gargan qui vont intervenir. On peut penser qu'avec une police de proximité, nul besoin pour des fonctionnaires de courir après des adolescents comme Bouna Traoré qui habite depuis quinze ans dans la ville pour savoir qui ils sont. Cela a amené à une situation absurde et injuste. Et pourquoi courir après les jeunes avec un tel déploiement de forces ? Cela est dangereux et on en voit bien les conséquences dramatiques.

Quel rôle la presse a-t-elle joué dans cette affaire ?

J.P.M/E.T :
Chez les journalistes, il y a ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent pas. Dans cette affaire, la presse a été le pire et le meilleur. Le pire, quant elle a relayé la communication officielle qui a été, dans les premiers jours, partiale, unilatérale, vindicative et inutilement insultante vis-à-vis des jeunes de cité et de leurs familles. Et il y a eu une autre presse qui ne s'est pas contenté de cette communication mais a investigué de manière plus silencieuse et efficace, sur le terrain. C'est avec cette presse que nous avons travaillé. Dans des affaires comme celle-ci où nous savons que le pouvoir a toujours tendance à donner raison à la police et à sa version, les journalistes ne doivent pas se satisfaire des discours officiels dans le pays de Descartes.

En quel sens la compétition entre Villepin et Sarkozy a-t-elle bloqué le jeu des institutions ?

J.P.M/E.T :
Souvenez-vous, lorsqu'une grenade de la police a été tirée en direction de la mosquée, à la suite de cela, les familles de victimes ont été invitées par le ministère de l'intérieur. Elles ont refusé. Ces familles ont ensuite organisé une conférence de presse à la mosquée où elles ont souhaité rencontrer Dominique de Villepin. Cela a été un grand inconvénient pour le ministre de l'intérieur qui a décidé d'expliquer ce choix politique des familles par mon influence personnelle d'avocat de sensibilité de gauche. C'est une double déstabilisation insupportable des familles et de la fonction d'avocat. D'ailleurs, concernant un journaliste qui a repris complaisamment ces propos du ministre de l'intérieur, j'ai saisi un juge d'instruction.

Que vous évoque la différence d'univers entre la banlieue discriminée et le monde institutionnel ?

J.P.M/E.T :
La situation vécue par les gens de quartier renforce leur sentiment d'exclusion. Pour être une victime, il faut huit jours. On parle de parents qui ont perdu des enfants de 15 et 17 ans. Certes, des personnalités politiques comme Bernadette Chirac ou Bertrand Delanoë ont rendu visite aux victimes. Mais on n'a pas senti de lien entre ces personnes, qui ont déjà l'impression de vivre dans un autre monde, et la République. Rien d'important qui puisse les empêcher de se sentir totalement exclu du système. Exclu du statut de victime, exclu du reconnaissance sociale, voire d'une réflexion personnelle. N'oublions pas que la première réaction de la police a été de dire qu'il n'y a pas eu de course-poursuite. Peut-être que l'administration a menti au ministre, mais alors, qu'il le dise.

Vous parlez à ce sujet d'une véritable stratégie du ministre de l'intérieur avec la presse ?

J.P.M/E.T :
On est dans un monde inconnu pour un juriste, pour un citoyen. Cette situation tout à fait invraisemblable où c'est le ministère de l'intérieur qui informe, qui investigue, qui donne son opinion sur les faits, qui les décrit et qui en tire les conclusions. C'est tout à fait inhabituel.

Que restera t'il de l'affaire Clichy et qu'a-t-elle changée ?

J.P.M/E.T :
Elle a changé la vie d'au moins trois familles. Elle a entraîné une secousse de brutalité. Elle a été aussi l'occasion d'un rapprochement entre des catégories de populations très différentes. On a 950 jeunes de Clichy sous bois qui se sont inscrits sur les listes électorales, soit 10 % du corps électoral. Ce que j'ai constaté, c'est que les jeunes de Clichy, d'origine arabe, noire ou turque, ont déjà surmonté cette trans-ethnicité et les oppositions ethniques, et ils sont, de ce fait, déjà inscrits dans la modernité. La réalité des cités est beaucoup plus vivante qu'on ne le croit et ceux qui les connaissent savent qu'elles ne se prêtent pas aux visions réductrices.




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