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Gérard Noiriel : « Chocolat faisait rire, mais rares étaient ceux qui le considéraient comme un véritable artiste »

Rédigé par Assmaâ Rakho-Mom | Vendredi 6 Avril 2012 à 14:38

           

Qui, de nos jours, connaît Rafael Padilla, alias le clown Chocolat ? Très peu de monde. Même le milieu du spectacle, dans lequel il a évolué et triomphé, l'a « oublié » et a occulté le rôle précurseur qu'il a eu dans nombre de domaines. Pourtant, le duo qu'il a formé un temps avec le clown anglais Footit a connu un succès phénoménal. Dans son ouvrage « Chocolat clown nègre »*, l'historien Gérard Noiriel revient sur le parcours du premier artiste noir de la scène française, tout en contextualisant cette trajectoire hors normes. Un ouvrage passionnant qui se lit d'une traite ! Entretien avec l'auteur.



Gérard Noiriel : « Chocolat faisait rire, mais rares étaient ceux qui le considéraient comme un véritable artiste »

Gérard Noiriel, historien et directeur d'étude à l'EHESS
Gérard Noiriel, historien et directeur d'étude à l'EHESS

Buzzlim.fr : Pourquoi avoir choisi d'écrire sur le clown Chocolat ?

Gérard Noiriel : Ce livre est né d’un projet initié par l’association DAJA (dont je suis président) visant à sensibiliser les jeunes à la question des discriminations.
Au départ (mars 2007), il s’agissait d’une conférence théâtrale où j’intervenais avec un comédien et un musicien. Nous l’avons présentée dans un grand nombre de centres socioculturels, d'établissements scolaires, etc.
Le but était à la fois de rendre hommage au premier artiste noir de la scène française, tout en s’interrogeant sur la question du rire.

Est-ce délibéré de votre part d'avoir choisi d'employer dans le titre le terme de « nègre » ?

G. N. : Oui, j’ai repris ce terme de « nègre » dans mon titre, car c’était le terme le plus fréquemment utilisé à l’époque pour désigner les Noirs.

Pourquoi, alors qu'il a eu une carrière retentissante, n'a-t-il fait l'objet d'aucune recherche ni publication sérieuse jusqu'ici ?

G. N. : J’ai essayé d’expliquer dans le livre les raisons pour lesquelles on a refoulé de la mémoire collective républicaine le rôle majeur que Rafael, l’esclave cubain devenu le clown le plus populaire de France à la Belle Epoque, a joué dans la vie artistique parisienne. En gros, je dirais qu’après l’affaire Dreyfus (qui débouche sur la création de la Ligue des droits de l’homme) les Français ont eu honte des raisons pour lesquelles ils avaient célébré Chocolat.
Il symbolisait pour eux le pauvre nègre primitif, battu mais content.

Pourquoi ne peut-on pas parler de racisme s'agissant du traitement qu'il a subi tant médiatiquement qu'artistiquement ?

G. N. : Le mot « racisme » n’existait pas dans la langue française avant l’affaire Dreyfus. Je déplore le fait que ce mot soit aujourd’hui banalisé et utilisé pour désigner des comportements et des discours très différents, ce qui conduit à la dépolitisation du combat antiraciste, au profit de simples jugements moraux. Etant donné que les préjugés à l’égard des Noirs étaient partagés quasi par tous à cette époque, on peut en conclure que tous les Français étaient « racistes ». Mais une fois que l’on a dit cela, on n’a rien expliqué. Dans mon livre, je me suis efforcé de distinguer des niveaux de responsabilités, en fonction de la position sociale des individus.

En quoi l'affaire Dreyfus a-t-elle mis fin à la carrière de Rafael, le clown Chocolat ?

G. N. : L’affaire Dreyfus aboutit à la politisation de la question raciale et à l’émergence d’un courant antiraciste. Du coup, le stéréotype qu’incarnait Chocolat (même si ce n’était pas le seul rôle qu’il jouait sur scène) n’est plus accepté. On ne peut plus montrer sur une scène française un Noir frappé par un Blanc. Cela ne signifie pas que les stéréotypes sur les Noirs aient disparu, mais ils se transforment.

Chocolat est le premier à avoir introduit le rire comme « thérapie » dans les hôpitaux pour enfants. De quoi est-il encore le précurseur et pourquoi toute cette amnésie autour de ses apports ?

G. N. : Rafael a été aussi danseur. Je pense qu’il a été le premier artiste qui a familiarisé le public parisien avec une gestuelle issue de la culture des esclaves afro-américains, qui triomphe en France avec le cake walk au début du XXe siècle, et que l’on retrouve aujourd’hui, sous une autre forme, dans le hip-hop.
J’ai évoqué plus haut les raisons politiques qui expliquent que Chocolat ait été oublié. Il y a aussi des raisons d’ordre artistique, mais je ne peux pas les détailler ici. Je renvoie à mon livre.

Gérard Noiriel : « Chocolat faisait rire, mais rares étaient ceux qui le considéraient comme un véritable artiste »

Que signifie selon vous ce « silence », cet « oubli » historique du clown Chocolat ? Comment l'interpréter ?

G. N. : Un grand nombre de facteurs entrent en ligne de compte pour expliquer cette amnésie collective. Parmi ceux-ci, j’insiste plus particulièrement sur les facteurs sociaux. Le cirque n’est pas considéré comme un art légitime par les élites. Il n’y a pratiquement aucune étude sérieuse sur l’histoire du cirque (et des clowns) à l’époque contemporaine.
Il faut également souligner les préjugés sur le monde noir, en rapport avec l’histoire coloniale.
Chocolat faisait rire, mais rares étaient ceux qui le considéraient comme un véritable artiste.


* Chocolat clown nègre, de Gérard Noiriel, Ed. Bayard, 2012.






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