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Points de vue

Décès d’Alexeï Navalny en Sibérie : une mort de plus sur la conscience du régime russe

Rédigé par Dagun Deniev | Lundi 19 Février 2024 à 12:25

           


Le célèbre opposant russe à Vladimir Poutine, Alexeï Navalny, emprisonné dans une colonie pénitentiaire en Sibérie, est décédé vendredi 16 février à l’âge de 47 ans. © Flickr/Mitya Aleshkovsky
Le célèbre opposant russe à Vladimir Poutine, Alexeï Navalny, emprisonné dans une colonie pénitentiaire en Sibérie, est décédé vendredi 16 février à l’âge de 47 ans. © Flickr/Mitya Aleshkovsky
Le 16 février dernier, Alexeï Navalny, l’opposant le plus connu du dirigeant russe, est mort en prison à l’âge de 47 ans. Il a été arrêté en 2021 à son retour d’Allemagne, où il était soigné après son empoisonnement par les services secrets russes. En niant la responsabilité de ces derniers, Vladimir Poutine, leur ancien collègue et patron, déclarait en décembre 2020 : « Si on l’avait voulu, l’affaire aurait été menée à son terme. » Quatre ans plus tard, la volonté aidant, « l’affaire » aura donc été mené à son terme ultime.

Car peu importe finalement si la mort du militant anti-corruption résulte d’un nouvel empoisonnement dont le Kremlin a le secret, qu’elle soit la conséquence des séquelles laissées par l’empoisonnement de 2020 ou encore le résultat des conditions de détention d’Alexeï Navalny : dans tous les cas, ce sont les autorités russes qui en portent la responsabilité. C’est d’ailleurs l’avis unanime des opposants de Poutine non seulement parmi les figures politiques à l’étranger, mais aussi au sein de l’intelligentsia russe émigrée en Europe.

Le critique de cinéma Anton Doline déplore ainsi un « assassinat » singulièrement « inhumain ». Le chercheur Andreï Illarionov, qui fut un temps conseiller économique de Poutine, parle d’« une soif inextinguible (de ce dernier) pour tuer ». Stanislav Tchernychov, le co-auteur, avec sa femme, d’une des méthodes de russe les plus populaires parmi les professionnels de l’enseignement, fait aussi un constat sans concession : « Les tchékistes l’ont achevé. » Un pro-démocrate né en URSS et témoin de son effondrement, le concepteur de manuels, se veut néanmoins optimiste : « (Poutine) va s’auto-élire, comme c’est de coutume dans les dictatures. Mais pas éternellement. J’ai eu la chance de voir la fin du régime, c’est avec joie que j’assisterai de nouveau à sa chute. »

Un barbouze au sommet de l’État

Le 20 décembre 1999, à la veille de son ascension au pouvoir suprême, Vladimir Poutine se fendait d’une plaisanterie révélatrice devant une assemblée d’agents du Service fédéral de sécurité (FSB, anciennement KGB et NKVD), dont il était chef avant d’être bombardé Premier ministre puis dauphin du président russe sortant : « Je tiens à vous informer, chers camarades, que le groupe d’agents du FSB que vous avez envoyé en mission pour infiltrer le gouvernement s’en sort bien avec la première étape (de l’opération). »

Il n’a pas précisé en quoi consistait la deuxième étape de « l’opération » et combien celle-ci en comportait au total, mais le goût pour les blagues douteuses s’affermissait déjà pour ne jamais se démentir par la suite. C’est ce même goût qui fera dire à Poutine en 2016 : « Les frontières de la Russie ne se terminent nulle part. » « Et ne commencent nulle part non plus », taclera en mars 2023 le publiciste russe converti à l’islam Haroun Sidorov, en allusion à l’incursion des volontaires russes pro-ukrainiens dans la région russe de Briansk, limitrophe de l’Ukraine.

Hélas, la société russe dans sa quasi-totalité, y compris sa partie libérale, a accueilli à bras ouverts l’ancien tchékiste qui, certes, se démarquait avantageusement du président sortant Boris Eltsine, un alcoolique cacochyme à diction épouvantable, mais apparaît aussi, avec du recul, comme un homme somme toute pâle, banal et dénué du moindre charisme (à la différence, pourrait-on dire, d’un Poutine d’aujourd’hui qui dégage au moins maturité et assurance). « Dix ans après I’implosion de I’URSS, la Russie est-elle déjà rattrapée par ses vieux démons ? », se demandait en 2000 le correspondant suisse à Moscou Jacques Allaman. Et de poursuivre : « Force est de constater qu’une majorité de Russes ne se pose même pas la question élémentaire de savoir s’il est bon de donner les pleins pouvoirs à un homme qui, durant presque toute son existence, fut l’un des rouages zélés d’une police politique rendue tristement célèbre pour ses crimes et ses reniements. » (Jacques Allaman, La guerre de Tchétchénie ou l’irrésistible ascension de Vladimir Poutine, Genève, Georg Éditeur, 2000)

La naissance d’un Frankenstein

Selon Anton Doline, la seule personnalité à avoir ouvertement critiqué le tout nouveau maître du Kremlin fut Sergueï Kovalev, ancien prisonnier politique de l’URSS devenu célèbre défenseur des droits de l’Homme dans la Russie post-soviétique. En 1995 déjà, en pleine guerre russo-tchétchène, Kovalev constatait un « recul de la démocratie » clair et net en Russie, notamment la pression sur les médias à laquelle ces derniers avaient « largement cédé ».

Dans son entretien à l’Esprit en 2004, il alertait sur cette même tendance sous Poutine : « Un modèle d’État autoritaire, centralisé, est en cours de construction – par plusieurs aspects différent du modèle soviétique –, mais édifié selon les mêmes méthodes. Notre président n’hésita pas à répondre, dans un livre d’entretiens qui lui était consacré, que le pouvoir emprisonnait bien sûr les dissidents, mais qu’on utilisait aussi bien d’autres méthodes... Le lieutenant-colonel a ainsi défini la façon de gouverner tchékiste du pouvoir actuel. (...)

Que se passe-t-il pendant ce temps dans le monde extérieur ? La Tchétchénie est oubliée, placée au rang des efforts de coopération antiterroristes. Quelqu’un à l’Ouest a-t-il demandé ce qui était arrivé à la télévision russe ? Personne. Souvenez-vous de Haïder (patron de l’extrême droite) en Autriche ; son succès désespérant avait mis le monde hors de lui. Mais dans notre immense pays, un gendarme joue les premiers rôles et vos leaders font la queue pour lui serrer la main. Imaginez qu’en Allemagne un ancien officier SS devienne chancelier, qu’un journaliste l’approche, lui demande comment il juge son ancienne institution et réponde : je suis fier d’elle. C’est ce type d’analogie que l’on peut faire avec Poutine au KGB. Par crainte ou par lâcheté, on refuse de regarder en face ce qui se passe dans ce pays. L’Ouest fabrique ainsi lui-même un problème auquel il sera inévitablement confronté. »
Paroles prophétiques s’il en est.

Les basses œuvres du KGB

À quel genre de « méthodes » employées contre les dissidents pouvait faire allusion Poutine ? Les mémoires d’Alexandre Iakovlev, diplomate puis « l’éminence grise » du dernier dirigeant soviétique, en donnent une idée : « Les services secrets soviétiques ont abondamment eu recours aux assassinats politiques. Ils ont commencé sous Lénine, se sont poursuivis sous Staline et ne se sont pas arrêtés sous Khrouchtchev et Brejnev. Je ne citerai que quelques exemples de ces assassinats sur commande. En 1921, A. Doutov, chef de l’armée cosaque d’Orenbourg, est abattu en Chine. En 1922, le général tsariste L. Pokrovski est assassiné en Bulgarie. En 1926, le leader des nationalistes ukrainiens V. Petlioura est assassiné à Paris. La même année, les généraux B. Anenkov et N. Denisov sont kidnappés en Chine et fusillés à Semipalatinsk.

En 1928, le général P. Wrangel est empoisonné à Bruxelles. En 1930, le général A. Koutepov, kidnappé à Paris, meurt lors de son transfert à Novorossiysk. En 1937, le général E. Miller est kidnappé à Paris et fusillé. En 1939, sur les instructions de Beria et de son adjoint Koboulov, (les cadres bolchéviques) Radek et Sokolnikov sont secrètement assassinés. Comme le montrent les explications des anciens agents du NKVD (...), lorsque le NKVD préparait ces deux assassinats, Kobulov exigeait que ce soit fait de façon impeccable, soulignant que Staline était au courant.

En 1939, au Caucase, des agents du NKVD tuent, dans un wagon de chemin de fer, l’ambassadeur de l’URSS en Chine Bovkoun-Lougants et son épouse. Pour cacher les traces du crime, un accident de voiture est simulé, et des funérailles solennelles, organisées. En 1940, l’épouse du maréchal Koulik, Koulik-Simovitch, est kidnappée et fusillée, après quoi, à des fins de camouflage, un avis de recherche national est lancé et pendant 10 ans elle est recherchée comme "personne portée disparue". En 1940, des préparatifs sont menés pour assassiner secrètement l’ancien commissaire du peuple aux Affaires étrangères de l’URSS Litvinov. En 1940, L. Trotsky est assassiné. En 1959, à Munich, S. Bandera est assassiné. En 1946, Raoul Wallenberg, employé de la mission diplomatique suédoise en Hongrie, est fusillé à Moscou. En 1979, le président afghan Amin est assassiné au palais Tajbeg. En 2004, le Tchétchène Iandarbiev est assassiné au Qatar.

Le NKVD disposait d’un département spécialisé en terrorisme, dirigé par le général Sudoplatov. Il suivait les instructions personnelles de Staline. Fin 1938, un laboratoire de toxicologie est organisé dans ce même département pour étudier les effets des poisons et des substances somnifères et narcotiques sur le corps humain. Des poisons étaient testés sur des personnes condamnées à mort. Entre 1939 et mi-1941, une centaine de personnes sont ainsi tuées. »

Les mémoires de Iakovlev ont paru pour la première fois en 2003, puis, en deuxième édition, en 2005, l’année où Iakovlev s’est éteint. S’ils étaient publiés aujourd’hui, leur auteur aurait certainement mentionné, entre autres, les assassinats, ou tentatives d’assassinats, d’Alexandre Litvinenko et d’Anna Politkovskaïa en 2006, de Boris Nemtsov en 2015, de Vladimir Kara-Mourza en 2015 et 2017, de Sergueï Skripal en 2018, de Zelimkhan Khangochvili en 2019, d’Alexeï Navalny en 2020... Ce martyrologue est loin d’être exhaustif. Selon Roman Dobrokhotov, rédacteur en chef du site d’investigation russe Insider, les services secrets russes ont toute une liste de Tchétchènes à abattre et executent chaque année en Europe, en Turquie et ailleurs une ou deux personnes figurant sur cette liste, comme Zelimkhan Khangochvili abattu à Berlin par l’agent du FSB Vadim Krasikov. (1)

Quant aux raisons pour lesquelles tous ces Tchétchènes inscrits sur la liste noire de Moscou sont tués, Roman Dobrokhotov suppose qu’il s’agit pour le FSB de « jouer au Mossad traquant les nazis, sauf qu’en l’occurrence, les criminels nazis sont au Kremlin et le FSB élimine, au contraire, ceux qui ont lutté contre le Kremlin lors de la guerre de Tchétchénie : à chacun son jeu de rôle, tel est celui du FSB », conclut le journaliste.

Faut-il chercher une logique dans la folie meurtrière ?

Certains commentateurs croient au caractère accidentel de la disparition de Navalny, car celle-ci arrive « à un moment inopportun pour les autorités ». Pourtant, on pourrait tout aussi bien soutenir le contraire : dans un pays en guerre, résigné, bâillonné, abruti par la propagande omniprésente et déjà isolé sur le plan international, une mort de plus, même celle d’un opposant de renom mondial, a-t-elle de quoi « secouer la barque », pour reprendre la formule consacrée ?

Visiblement non. D’après le correspondant de Radio France à Moscou Sylvain Tronchet, même si beaucoup de Moscovites ont éprouvé un « choc » à l’annonce de la mort de Navalny, « pour la plupart des Russes, il faut bien le dire, cette journée (du 16 février) va être une journée comme les autres. Beaucoup de Russes ignoraient Alexeï Navalny, parfois même jusqu’à son existence ».

Les micro-trottoirs effectués dans les rues de Moscou confirment ces réactions mitigées. « C’est le destin, il n’y a pas à chercher de la politique là-dedans », « on ne peut pas connaître toute la vérité, de toute façon », « il ne s’est rien passé de particulier, c’était un homme comme un autre », entend-on dans la bouche des Moscovites en même temps que les condoléances. Un jeune homme affiche même sa satisfaction : « Je crois qu’il faut régler leur compte aux adversaires de notre pays. Plus vite on le fait, mieux c’est. Gloire à notre monde, à notre liberté et à notre président ! » Il est symptomatique que ce partisan du régime, contrairement à d’autres sondés réfugiés, eux, dans le déni, n’a apparemment aucun doute que ce sont bien les autorités qui sont responsables de la mort de Navalny : il aurait même souhaité qu’elles se soient occupées de son cas plus tôt !

Affirmer que Poutine n’avait aucun intérêt à s’en prendre à une personne isolée au bout du monde pour une vingtaine d’années, c’est attribuer la rationalité au système tchékiste qui n’en a jamais eu. Après tout, Staline non plus n’avait pas besoin de tuer Radek et Sokolnikov, évoqués dans le passage de Iakovlev cité plus haut. Ces deux bolchéviques tombés en disgrâce étaient condamnés à 10 ans de prison, au terme d’un procès truqué, et ne représentaient aucun danger pour le tyran rouge. Mais celui-ci les a quand même fait exécuter en catimini, tout en se livrant à des mascarades pour maquiller ces forfaits. Pour reformuler la célèbre citation du poète Fiodor Tiouttchev, la dictature ne se comprend pas par la raison ni ne se mesure à l’aune commune, la violence pour elle a un but en soi.

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Dagun Deniev est diplômé en Master de langue, littérature et civilisation russes à l'Université de Genève. D'origine tchétchène, ce réfugié russe en Suisse est l’auteur de Carnets d'un requérant d'asile débouté (Edilivre, 2020).

(1) Vadim Krasikov est un exécuteur des basses œuvres au service de l’État russe, qui n’a jamais lésiné pour le protéger, y compris contre ses propres organes de police, qui le recherchaient pour sa complicité dans le meurtre de deux entrepreneurs russes, en 2007 et 2013, mais se sont heurtés à une fin de non-recevoir de la part de Moscou. En rendant son verdict à l’encontre de Krasikov (la réclusion à perpétuité), le juge du tribunal de Berlin a conclu en 2021 que l’acte dont l’accusé s’était rendu coupable avait était commis sur ordre de la Russie et que ce n’était « rien d’autre que le terrorisme d’État ».

Récemment, dans sa fameuse interview avec Tucker Carlson, Poutine a, toute honte bue, appelé les Américains à échanger Krasikov contre le reporter du Wall Street Journal Evan Gershkovich, ce jeune journaliste détenu en Russie sans autre fondement que la volonté de se servir de lui dans la perspective de ce genre de marchandages odieux. Il est intéressant de noter que Poutine semble ne guère tenir compte de la souverainté de l’Allemagne en proposant directement à la Maison Blanche d’échanger un dangereux tueur en série russe, condamné à la prison à vie en Allemagne pour un crime commis sur le sol allemand, contre un simple gratte-papier américain sans aucun lien avec le pays de Goethe.

Ancien tchékiste ayant servi un temps en Allemagne de l’Est, Poutine estime que, comme dans le bon vieux temps d’avant la chute du mur de Berlin, Washington et Moscou peuvent décider à leur guise de la destinée du monde, sans demander l’avis de ce dernier. Si, malgré tout, l’échange proposé par Poutine se fait, ce sera « un signal pour tous les despotes du monde, comme quoi ils peuvent ordonner d’éliminer leurs ennemis sans craindre pratiquement de sanctions », prévient l’avocat de la famille de Khangochvili. Plus encore, cela signifiera qu’il suffit de prendre en otâge un étranger innocent, même venant d’un pays tiers, pour délivrer un vulgaire bourreau dont le parcours est jalonné de cadavres.

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