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Religions

Comment l’enseignement public en Allemagne forme des imams (1/2)

Rédigé par Vincent Goulet | Mercredi 24 Février 2021 à 11:00

           

Les actuelles difficultés rencontrées par la mise en place d’un Conseil national des imams et le débat récurrent en France sur la formation des imams incitent à regarder comment les autres pays européens abordent cette question. En Allemagne, la théologie est enseignée dans les universités publiques, il y a des cours de religion dans toutes les écoles. Ce contexte est favorable à une politique publique qui souhaite faire émerger un « islam allemand ».



© Luigi Torreggiani / CC BY 2.0
© Luigi Torreggiani / CC BY 2.0
Comme toute l’Europe, l’Allemagne vit depuis quelques dizaines d’années un processus de pluralisation religieuse, dans laquelle les différents courants de l’islam ont pris une place importante : on estimait en 2015 qu’environ 5,5 % de la population résidente en Allemagne était musulmane (soit entre 4,4 et 4,7 millions de personnes). (1) Comme en France, la plupart de ces musulmans et musulmanes ont des racines géoculturelles bien précises, principalement turques, mais aussi bosniaques, marocaines ou autres.

La diversité culturelle, cultuelle et politique des islams en Allemagne n’a donc rien à envier aux islams de France. En 2006, le gouvernement allemand a voulu organiser le dialogue entre l’Etat et les musulmans à travers la Conférence allemande sur l'islam (Deutsche Islam Konferenz, DIK), qui a un rôle assez proche du Conseil français du culte musulman (CFCM), mais qui semble avoir adopté une perspective plus souple, basée sur le dialogue et le compromis plutôt que l’injonction à désigner des « représentants légitimes de l’islam national ». (2) L’interlocuteur direct de la DIK est cependant le ministre de l’intérieur fédéral, qui souhaite explicitement « libérer l’islam allemand des influences politiques extérieures ».

La question de la formation des imams et de l’enseignement de la théologie islamique

Les sociétés européennes, de culture dominante chrétienne, ont tendance à projeter sur l’islam leurs propres catégories de pensée. L’intégration de l’islam dans la société passerait alors par une reconfiguration de celui-ci sur un modèle proche des églises chrétiennes (catholique, orthodoxes ou protestantes), où un dogme est clairement exprimé et où les croyants sont encadrés dans des paroisses, elles-mêmes animées par des ministres du culte professionnels nommés par une hiérarchie ecclésiale. On peut remettre en question cette vision centralisée de l’organisation des institutions religieuses.

En islam, la théologie n’a pas le même statut que dans le christianisme, le statut et les fonctions de l’imam (qui n’est pas un clerc mais un laïc) ne sont pas celles du prêtre ou du pasteur. Comme on le sait, tout musulman suffisamment savant en matière religieuse peut a priori prétendre à l’occupation des fonctions d’imam, exercées de manière salariée ou bénévole. Il est en principe choisi par les fidèles, en fonction de ses connaissances religieuses et de ses qualités humaines.

Afin de favoriser un islam allemand, la DIK a suivi le modèle traditionnel chrétien. Dans un premier temps, elle a voulu créer des enseignements théologiques dans les universités publiques allemandes. Plus récemment, elle s’est préoccupée de la formation pratique des imams.

Les facultés publiques de théologie islamique

La théologie fait partie de la liberté cultuelle, une liberté fondamentale. Elle n’a donc pas à être prise en considération par l’Etat et relève des communautés religieuses qui ont le droit à l’autodétermination (Selbstbestimmungsrecht). Mais la théologie est aussi un discours à prétention de vérité sur la réalité et la société. L’État ne peut donc s’en désintéresser totalement. De plus, en Allemagne, la théologie est reconnue comme une discipline universitaire, certes différente de la science des religions (Religionswissenschaft), mais également enseignée dans les universités publiques, notamment les plus prestigieuses.

En conséquence, le ministère fédéral de la Formation et de la Recherche (BMBF) a introduit en janvier 2010 l’enseignement de la théologie islamique dans le système universitaire étatique, de façon à former des professeurs de religion, des ministres du culte et des chercheurs. Le but était de donner un cadre intellectuel académique à la théologie musulmane et ainsi de contribuer, sur le modèle des études conduisant à la prêtrise ou au pastorat, à la formation des futurs imams.

Quelques fédérations musulmanes ont été réticentes à l’idée d’une formation dans le cadre universitaire, selon l’avis qu’un imam se rapproche plus d’un catéchiste que d’un prêtre ou d’un pasteur, et n’a donc pas besoin d’un diplôme universitaire. Derrière cet argument, il s’agissait de garder la main sur la formation et la labellisation des imams en exercice dans les mosquées dépendant de ces fédérations. Mais passant outre ces critiques, et en créant dès 2011 les premières facultés de théologie islamique dans des universités publiques, les pouvoirs publics commençaient à définir une norme à laquelle seraient obligés de se conformer tous les acteurs du champ religieux musulman.

Ces centres (ou instituts) d’études islamiques sont actuellement au nombre de sept, répartis sur tout le territoire national, dans les universités de Münster, Erlangen-Nürnberg, Frankfurt, Tübingen, Osnabrück, Paderborn et Berlin (Humboldt-Universität).

Comment l’enseignement public en Allemagne forme des imams (1/2)
En 2016, le BMBF a tiré un bilan positif de l’initiative et a reconduit son soutien financier pour cinq autres années. En cinq ans, plus de 2 000 étudiants avaient été inscrits en Licence et en Master. La plupart sont devenus ensuite professeurs des écoles (et enseignent la matière, Religionsunterricht), salariés dans le secteur associatif ou social ou encore chercheurs.

En revanche, peu d’étudiants sont devenus imams ou se sont investis dans la vie des communautés religieuses locales. Une étude est en cours pour mieux connaitre le devenir des anciens étudiants. Les premiers résultats montrent que les femmes (plus nombreuses que les hommes à suivre ces études théologiques) ont plus de mal à trouver un emploi en rapport avec leur qualification (l’imamat féminin n’est guère plus développé en Allemagne qu’en France). D’autre part, les communautés religieuses ont souvent des moyens financiers trop limités pour salarier du personnel qualifié à un niveau universitaire. (4) Pour de nombreuses mosquées, il est plus économique de recourir à des imams envoyés (et payés) par les pays d’origine des fidèles.

Comme en France, les obstacles à la « carrière » d’imam ne se limitent pas aux problèmes de rémunération, mais aussi à celle de la reconnaissance sociale et du manque de formation pratique à cette fonction à la fois polyvalente et exigeante.

Face à ce constat, les pouvoirs publics ont voulu intervenir plus étroitement dans la formation pratique des imams, rencontrant de nouveaux l’opposition des fédérations, qui estiment que la formation des imams devrait exclusivement relever des communautés religieuses musulmanes. La toute récente création d’une formation publique à l’imamat va cependant faire bouger les lignes.

Comment l’enseignement public en Allemagne forme des imams (1/2)

La création de l’Islamkolleg d’Osnabrück

En début de l’actuelle législature, le ministre de l’Intérieur Horst Seehofer a demandé à la DIK de travailler à la mise en place d’une formation pratique en langue allemande à l’imamat, en dehors de toute influence étrangère. Le 10 novembre 2020, il annonce la création d’une formation publique aux fonctions d’imam. 30 places seront ouvertes à partir d’avril 2021 dans un Islamkolleg à Osnabrück, avec le financement sur cinq ans du ministère fédéral de l’intérieur et du ministère des sciences de Basse-Saxe.

La formation durera deux ans et sera accessible aux hommes et femmes ayant une Licence en théologie islamique. Elle comprendra la récitation du Coran et ses règles, les pratiques du culte, la pédagogie, le travail pastoral, le travail social en particulier vers les femmes et les jeunes, l’éducation politique avec un accent sur l’interreligieux.

Le président de l’Islamkolleg est le Dr. Esnaf Begic, diplomé de la Faculté de sciences islamiques de Sarajevo, ancien imam, actuellement membre de l’Institut für Islamische Theologie de l’université d’Osnabrück. Son directeur scientifique est Bülent Ucar, 43 ans, d’origine turque, professeur de théologie islamique et de pédagogie religieuse à l’université d’Osnabrück : « L’enseignement à l‘Islamkolleg Deutschland aura lieu exclusivement en allemand. Tous les intéressés pourront ainsi accéder à cette formation, quelques soient leurs origines culturels, ethniques ou linguistiques. »

Parmi les fondateurs de l’Islamkolleg, on compte cinq fédérations musulmanes dont le Zentralrat der Muslime et la Islamische Gemeinschaft der Bosniaken, des scientifiques et théologiens islamiques, des personnalités musulmanes. On note l’absence du DITIB. Certains observateurs ont critiqué la présence, parmi les fondateurs de l’Islamkolleg d’organisations surveillées par la Verfassungsschutz (Services et institutions de protection de la Constitution) comme l’ATIB ou la Deutsche Muslimische Gemeinschaft. Ahmed Abdel-Samad, un politologue influent, membre depuis 10 ans de la DIK, a par exemple quitté en décembre 2020 ce forum, en dénonçant son instrumentalisation par l’islamisme politique. (5)

Avec la reconnaissance de la théologie comme discipline enseignée à l’université et une conception moins rigide qu’en France de la séparation entre les institutions religieuses et l’Etat qui permet une coopération entre les entités, le gouvernement a des leviers utiles pour influencer la construction d’un « islam national ». Une partie de la formation des imams lui échappe cependant, puisque privées et contrôlées par les fédérations musulmanes.

La suite de l'article présentant ces formations et la façon dont l’Etat allemand cherche à les encadrer est ici.

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Vincent Goulet, docteur en sociologie, est étudiant du Master Etudes interreligieuses de l'Université de Strasbourg.

(1) Selon le Bundesamt für Migration und Flüchtlinge L’estimation a été estimée selon le pays d’origine et non selon une déclaration des intéressés. Il est probable que le nombre de pratiquants ou de croyants soit bien inférieur.
(2) Le travail n’est pas des plus aisés et la DIK est régulièrement critiquée d’être trop peu efficace, de poursuivre la fiction d’une « unification de l’islam allemand » ou encore de donner trop de place aux courants conservateurs de l’islam.
(3) « Avec une formation universitaire, la barre va être mise trop haut pour les futurs imams », expliquait en 2004 Erol Pürlü, secrétaire général du VIKZ.
(4) "Imame werden die wenigsten", article de Ralf Pauli, TAZ (die Tageszeitung), 29 décembre 2020
(5) Ahmed Abdel-Samad hat Islamkonferenz verlassen: "Eine Ohrfeige ins Gesicht des Staats“, article de Dorothee Krings, Rheinische Post Online, 11 décembre 2020. Ici





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