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Economie

Ramadan en entreprise : manager la diversité

Rédigé par | Vendredi 21 Août 2009 à 19:06

           

Jeûne et travail en entreprise font-ils bon ménage ? Si un nombre croissant d’entreprises adaptent leurs conditions de travail durant le mois de ramadan, arguant respect de la diversité et efficacité managériale sur le long terme, la tendance générale reste au statu quo.



Ramadan en entreprise : manager la diversité
Dans le secteur privé des entreprises, il existe tellement d’aménagements qu’on ne les remarque plus, qu’il s’agisse la proposition de repas halal à la cantine ou de la possibilité de prendre des congés pour fêtes religieuses », laisse entendre Fabien Dechavanne de la HALDE (Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité).

À en croire le sondage IFOP de 2008 réalisé auprès de 393 responsables des ressources humaines et de dirigeants d’entreprise, 44 % d’entre eux ont accordé des jours de congés pour fête religieuse (toutes religions confondues) et 26 % ont adapté les horaires de travail pour raison religieuse.

Le temps des années 1980 semble avoir fait son œuvre, où seuls les ouvriers des firmes automobiles avaient attiré l’attention sur leur demande d’islam en entreprise par des espaces de prière ou des aménagements d’horaires lors du mois de ramadan. Aujourd’hui, le contexte a changé, les personnes de culture musulmane ne se cantonnent plus aux emplois dits subalternes, occupant désormais tous les niveaux hiérarchiques et secteurs d’activité.

« Le jeûne du ramadan est l’une des pratiques de l’islam qui est la mieux acceptée en entreprise, car elle est épisodique. Quand on creuse les représentations, les managers perçoivent le Ramadan comme une pratique liée à une tradition culturelle et non à une religion. C’est pour eux une façon d’accepter les différences, c’est “une pratique des Arabes”, désislamisée », fait remarquer Dounia Bouzar, directrice de Cultes et Cultures Consulting et auteure d’un prochain ouvrage Quelle place pour Allah dans l’entreprise ? (Éd. Albin Michel, oct. 2009).

Pour elle, le constat est clair : « Le Ramadan se gère plus facilement que les autres pratiques. Il y a des entreprises où ça se gère dans le droit commun comme une question de bon sens : les salariés échangent leurs postes. Par exemple, dans le nucléaire, on propose un poste de nuit à celui qui jeûne, pour qu’il ne travaille pas au moment où il fait le plus chaud, à midi. On gère la personne comme quelqu’un qui s’est cassé la jambe ou une femme en début de grossesse, on s’organise dans l’équipe. »

Un cadre légal

Mais pas facile pour les managers de faire la part de choses, entre ceux qui considèrent que le religieux doit être réservé à la seule sphère privée sous couvert de laïcité et ceux qui crient au loup craignant le communautarisme si jamais ils prenaient en compte la variable religieuse au sein de leurs équipes.

Du côté de la loi, les textes sont pourtant clairs : les principes de laïcité et de neutralité ne s’appliquent pas dans le cadre de l’entreprise privée, qui ne peut invoquer la laïcité pour interdire à ses salariés d’exprimer leurs convictions religieuses.

« Légalement, on ne peut pas discriminer les personnes en raison de leurs convictions religieuses et la HALDE a précisé que le principe de laïcité ne s’applique pas aux entreprises privées », explique Inès Dauvergne, une des concepteurs du guide Gérer la diversité religieuse en entreprise, publié début 2009 par IMS-Entreprendre.
« Le principe qui s’applique est celui de la liberté religieuse, mais à certaines conditions. Cette liberté religieuse ne doit pas porter atteinte au bon fonctionnement de l’entreprise ni la désorganiser. La gestion se fait ensuite au cas par cas : Quelle est la demande précise du salarié ? Est-elle en contradiction ou pas avec l’exercice de ses fonctions ? »

Une gestion au cas par cas

En matière de management de la diversité, la tendance est donc de s’attacher à la situation individuelle.
« Dès qu’il y a une revendication collective, une espèce de phobie se met en place », constate Dounia Bouzar. « Le nombre de personnes qui revendiquent s’apparente à un début de communautarisme. Dès que des musulmans se rejoignent, un rapport de forces se crée. Les relations individuelles sont moins diabolisées. En clair : moins c’est revendiqué, mieux ça marche. »

Taki, chargée de médiation dans un établissement semi-public, en a fait l’amère expérience. « Parmi la soixantaine de salariés, une vingtaine est composée de musulmans pratiquants. Nous avons demandé un aménagement d’horaires, à partir une heure plus tôt, puisque nous ne prenons pas la pause de midi. Cela nous a été refusé au motif que nous accueillons le public et que les horaires d’ouverture au public doivent être respectés. Le personnel administratif est composé de 99 % de filles. En revanche, le personnel de service comprend majoritairement des hommes, ce sont des gardiens d’immeuble, des hommes du service d’entretien. Eux ont obtenu des aménagements d’horaires ! Ils peuvent même prier, cela a été une bataille syndicale : pendant que les uns avaient obtenu une pause cigarettes, les autres ont obtenu une pause prière de cinq minutes. »

Injustice ? « Les entreprises qui sont les plus souples au niveau des horaires ne sont pas forcément celles qui ont des représentations les plus positives », tempère Mme Bouzar. « Les entreprises automobiles, par exemple, ont une gestion qui ressortit de la gestion sociale des immigrés. Accepter que les salariés fassent leurs prières ouvertement sur le lieu de travail et bénéficient d’une pause plus longue pour pouvoir rompre leur jeûne est aussi une façon d’acheter la paix sociale, ce n’est pas une preuve d’égalité. »

Une gestion au cas par cas mais qui, souvent, relève des représentations mentales des managers. Il est, par exemple, commun qu’à l’égard des femmes de ménage on facilite la pratique du jeûne et qu’on leur laisse faire la prière pendant le ramadan, comme si l’on ne priait que pendant ce mois sacré ! Une sorte de tolérance est ainsi accordée à ceux qui occupent des postes dits subalternes, persuadé que l’on est de ne pouvoir les changer.

Les cadres, quant à eux, du fait de leur positionnement hiérarchique, peuvent se permettre d’être plus visibles ; leur autonomie dans l’organisation du travail leur facilite l’accomplissement du jeûne, et, parce qu’ils sont cadres, les représentations néocoloniales ou de condescendance sont brouillées. Plus difficile, en revanche, est la situation des classes intermédiaires : les employés et tous ceux qui travaillent en équipe, ceux-là mêmes qui forment le gros bataillon des entreprises.

Des critères non subjectifs

Pouvoir jeûner dans de bonnes conditions ne serait-il alors qu’une question de petit bonheur la chance qui dépendrait du bon vouloir de son supérieur hiérarchique ?

En avril 2009, la HALDE a émis un certain nombre de critères pour que la pratique religieuse soit autorisée. Il faut que la pratique ne constitue pas en soi un acte de prosélytisme, qu’elle réponde aux impératifs de santé ou d’hygiène sanitaire, qu’elle soit compatible avec l’aptitude à la mission et qu’elle n’entrave pas l’organisation de la mission ; enfin, qu’elle ne contrecarre pas les impératifs commerciaux liés à l’intérêt de l’entreprise.

« Avec les six critères de la HALDE, on enlève toute subjectivité dans la gestion des ressources humaines, se réjouit Dounia Bouzar. Toute la question est de savoir où mettre le curseur pour que la liberté de conscience soit garantie tout en n’ayant pas d’entrave au bon fonctionnement de l’entreprise. » Des critères que l’on souhaite transparents, puisés dans le droit international et le droit européen qui garantissent la liberté individuelle et la liberté de culte, et étudiés au plus près des besoins de l’organisation du travail. Si on permet le Ramadan, ce n’est pas une faveur, c’est l’application du droit, serait-on tenté de dire.

Le management de la diversité ne relève pas d’une obligation de l’entreprise, « mais ce qu’on explique aux managers, raconte Inès Dauvergne, c’est qu’il est relativement contre-productif de ne pas prendre en compte la diversité religieuse si elle est présente dans les effectifs. Ce n’est pas tellement que les entreprises ne veulent pas la considérer, c’est souvent parce qu’elles n’y ont juste pas pensé. »
« Le Ramadan est désormais géré comme on ouvre une salle de sport ou une crèche en entreprise, cela fournit un bien-être au salarié
, fait observer Dounia Bouzar. Les managers disent tous que quand ils améliorent les conditions de travail ils sentent que les salariés s’investissent plus : il y a un réel retour sur investissement. »

D’autant que le jeûne, quand il est bien fait (équilibre des apports nutritionnels, gestion du sommeil) n’entraîne en rien les capacités cognitives. Selon Dr Alain Delabos, auteur de La Chrononutrition, spécial Ramadan, « le jeûne donne une acuité cérébrale bien plus aiguë, parce que, comme tous les autres organes − gros consommateurs de sucre en temps normal − sont au repos, le précieux carburant est essentiellement utilisé par le cerveau ».

Il reste que, face à l’adversité supposée ou réelle de l’encadrement, de nombreux salariés préfèrent encore prendre des congés durant le mois de ramadan ou jeûner en toute discrétion. Allier respect de la diversité et performances de l’entreprise, un vœu pieux ?



ÉTUDES DE CAS

Sécurité, hygiène, aptitude à la mission, compatibilité avec l’organisation de la mission, absence de prosélytisme et intérêt commercial de l’entreprise. Tels sont les six critères de la HALDE, à l’aune desquels le manager peut prendre des décisions relatives à la pratique du jeûne. Comment appliquer ces critères ? Voici cinq situations réelles*.

CAS N° 1
Un pilote d’avion de long-courrier doit conduire un avion 14 heures durant. Il doit soit renoncer à sa mission de long-courrier, soit renoncer au jeûne. Mais, en aucun cas, il ne peut porter plainte pour discrimination, car jeûner entraverait la sécurité et n’est pas compatible avec l’aptitude à la mission.

CAS N° 2
Un marin travaillant dans un sous-marin est sélectionné pour ses capacités nerveuses. Il déclare jeûner pendant sa mission. L’amiral refuse qu’il jeûne, car cela entraverait la sécurité et l’organisation du travail et irait à l’encontre de son aptitude au travail pour laquelle il a été recruté. En ce cas-là, c’est le médecin du travail qui tranche et évalue ce type de capacité.

CAS N° 3
Un chef de chantier est chargé de superviser des échafaudages, desquels se dégage une forte odeur de peinture. Les ouvriers qui travaillent sur les échafaudages contestent et ne veulent pas que le chef de chantier qui jeûne remplisse sa mission. Une évaluation des aptitudes requises pour remplir la mission est effectuée par le médecin du travail.

CAS N° 4
60 % des salariés d’une entreprise de téléphonie sont musulmans. À partir de 13 heures, une baisse de rendement de moitié des appels réalisés est constatée. Soit le manager trouve un compromis en incitant ses salariés à prendre leurs RTT ou leurs congés, soit les salariés doivent travailler en remplissant leurs objectifs. S’il n’y a pas d’arrangement, le jeûne met l’entreprise en péril, les salariés peuvent être licenciés.

CAS N° 5
Des salariés imposent que toutes les machines soient éteintes au moment de la rupture du jeûne. Un salarié formule des mails de représailles à un collègue qui prend le café durant le mois de ramadan. Ces comportements prosélytes sont interdits et leurs auteurs sont poursuivis sur le plan pénal.


* Source : enquête réalisée sur la base de 400 interviews auprès de salariés et de managers d'entreprises du CAC 40, par Cultes et Cultures Consulting.


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Journaliste à Saphirnews.com ; rédactrice en chef de Salamnews En savoir plus sur cet auteur


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