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Points de vue

Les récits de pèlerinage à La Mecque : un lieu de mémoire européen ?

Rédigé par Luc Chantre | Mardi 30 Janvier 2024 à 09:00

           


Les récits de pèlerinage à La Mecque : un lieu de mémoire européen ?
Cinquième pilier de l’islam, le pèlerinage à La Mecque (hajj) s’organise autour d’une frontière symbolique entre « musulmans » et « non-musulmans ». Cette distinction est matérialisée par l’existence d’un périmètre sacré autour de la Kaaba - limite que ne saurait franchir le pèlerin s’il n’est pas en état de sacralisation - et plus largement par une tradition narrative propre au monde arabo-musulman (al-riḥla) qui est l’occasion, à chaque voyage, de réaffirmer cette frontière symbolique entre dar al-islam (domaine, territoire de l’islam) et dar al-ḥarb (domaine de la guerre). Cette distinction a longtemps eu pour effet de passer sous silence une autre forme de mémoire écrite, spécifique aux voyageurs et pèlerins européens, dont il n’y a pas lieu de détailler ici l’imposant corpus. On peut toutefois en esquisser une périodisation.

XVIe et XVIIe siècle, les premiers voyageurs et pèlerins européens

Les premiers textes qui nous sont parvenus sont le fait de marchands, à l’instar du Bolonais Ludovico di Varthema dont l’Itinerario fut publié en 1510. Beaucoup de récits de l’époque moderne sont aussi rédigés par d’anciens captifs, que l’on songe aux soldats portugais emmenés sous la contrainte accomplir le hajj après la prise de Mascate par les Turcs en 1552, à l’Allemand Johannes Wild, fait prisonnier par les Turcs en 1604, alors qu’il combattait dans l’armée impériale en Hongrie ou encore au Britannique Joseph Pitts, qui accomplit le hajj avec son maître en 1685.

Seconde moitié du XVIIIe siècle, le « voyage en Arabie »

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le « voyage en Arabie » émerge comme catégorie spécifique du Voyage en Orient. La Description de l’Arabie, publiée entre 1772 et 1778 par l’explorateur et géographe allemand Carsten Niebuhr est alors au voyage en Arabie ce que le Voyage en Syrie et en Égypte de Volney deviendra quelques années plus tard au genre éponyme.

Dans cette catégorie, on peut également ranger le récit du Catalan Domingo Badia y Leblich (Voyages d’Ali Bey el Abbassi en Afrique et en Asie pendant les années 1803, 1804, 1805, 1806 et 1807) publié en 1814 ou encore celui du Suisse Jean-Louis Burckhardt Travels in Arabia (1829) parti rassembler un ensemble de connaissances utiles sur la province du Hedjaz à la demande d’une société savante britannique. Il en va de même du Saint-Simonien Maurice Tamiser dont le Voyage en Arabie (1840) suit les grandes lignes du questionnaire de la Société de Géographie de Paris qui lui a été adressé.

Milieu du XIXe siècle, un nouveau récit épris d’aventure

À compter du milieu du XIXe siècle, un nouveau type de récit émerge, davantage épris d’aventure que d’exactitude scientifique. Centré sur la province du Hedjaz, il constitue comme une forme sécularisée du récit de pèlerinage, à l’instar du Personal Narrative of a Pilgrimage to Al-Madinah and Meccah de Richard Francis Burton (1853) ou d’autres récits dont l’authenticité reste sujette à caution comme celui du Français Léon Roches (publié quarante ans après les faits en 1882) ou de l’Allemand Heinrich von Maltzan (1865).

Dans un contexte de crise sanitaire et coloniale marqué par l’explosion des épidémies de choléra et la progression de l’impérialisme européen dans le monde musulman, le hajj devient un objet de polémique sous la plume d’hygiénistes de renom (Adrien Proust) ou d’administrateurs coloniaux (Paul Gillotte). Accusé d’être le siège de toutes les épidémies et autre complots « panislamistes », La Mecque attire alors des « pèlerins missionnés », officiellement chargés d’enquêter sur l’état de l’opinion du monde musulman, à l’instar de l’orientaliste hollandais Christiaan Snouck Hurgronje (1888 et 1889), du photographe algérois Jules Gervais-Courtellemont (1896) ou encore de l’officier musulman d’Algérie Mohamed Ben Cherif qui accomplit son hajj en 1913 à la demande du gouverneur général de l’Algérie.

Début du XXe siècle, une lecture plus religieuse

La disparition progressive du péril sanitaire comme le contexte géopolitique de la révolte arabe de 1916, quand des délégations officielles des pèlerins des empires sont accueillies en grande pompe par le chérif hachémite Husayn, contribuent, dans l’entre-deux-guerres, à une banalisation du pèlerinage qui fait désormais les honneurs de la presse à grand tirage et de reporters tel Albert Londres (1928). Il n’est pas jusqu’aux pèlerins européens eux-mêmes qui n'abandonnent le genre du récit de voyage pour une lecture plus religieuse du hajj, que l’on songe au peintre orientaliste Etienne Dinet (1929) ou aux Britanniques Eldon Rutter (1927) ou Evelyn Cobbold (1933), accueillis officiellement par le roi Abdelaziz dont les troupes se sont emparées des villes saintes en 1924.

Mis au ban par ses voisins musulmans, le pouvoir wahhabite entend en effet faire prévaloir une certaine orthopraxie du pèlerinage en même temps qu’il vise à en dépolitiser les enjeux pour mieux faire accepter cette nouvelle situation par la communauté musulmane comme par les puissances occidentales. Il souhaite notamment moderniser le hajj en introduisant les véhicules à moteur, ce que ne manquent pas de relever les Européens de passage, tel journaliste autrichien Leopold Weiss - converti sous le nom de Muhammad Assad (1927) - ou encore l’écrivain italien Paolo Paolo Giudicci (1929).

Milieu du XXe siècle, un récit plus officiel

La contestation anticoloniale s’invite au pèlerinage après 1945 sous la plume de l’écrivain et journaliste algérien Kateb Yacine (1949) - qui critique l’ingérence persistante des autorités coloniales françaises - ou grâce à la présence en pèlerinage du raïs Abdel Gamal Nasser. Ce dernier vante, dans son ouvrage Philosophie de la révolution, tout le potentiel politique d’une rencontre annuelle des pouvoirs musulmans (1952).

Il n’en fallait pas tant pour inciter le gouvernement saoudien à imposer son récit officiel du pèlerinage à travers la création de la Ligue islamique mondiale (LIM), l’édition de nombreuses brochures et de traités du pèlerinage. Cette reprise en main passe aussi par l’instrumentalisation des récits de pèlerinage occidentaux : c’est en ce sens que l’on peut relire l’autobiographie de Malcolm X (1965), officiellement invité en pèlerinage par le roi Fayçal en 1964, avant d’être investi de la charge de secrétaire général de la LIM pour les Etats-Unis.

Si cette mémoire officielle s’accommode plus ou moins facilement des discours indépendants (Zeghidour 1989), elle n’en continue pas moins à mettre en valeur un certain narratif européen du hajj comme en témoignent les rééditions successives des récits de Lady Cobbold ou Eldon Rutter (respectivement en 2009 et 2015) par la maison d’édition Arabian Publishing, en étroite collaboration avec la King Abdulaziz Library de Riyad.

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Luc Chantre est historien et maître de conférences à l’Université Rennes II. Il est intervenant au séminaire de recherche « Géopolitique et religions autour de la Méditerranée : entre permanence et recomposition » du Collège des Bernardins.

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