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Points de vue

La taqiyya : fantasme médiatique ou ineptie théologique ?

Rédigé par Tarik Abou Nour | Mercredi 28 Septembre 2022 à 11:00

           


Notre belle France, pays de liberté et de la Révolution qui donna naissance à une nouvelle forme d’intelligence collective, la souveraineté du peuple, se heurte à une ineptie d’un nouveau genre : l’addiction médiatique à l’islam. Tout le monde parle d’islam sur les plateaux sans en être spécialiste, et à charge sans aucun droit de réponse de la partie diffamée. Les spécialistes de l’islam, les savants (oulémas), sont exclus du paysage médiatique et assistent impuissants à un défilé quotidien de bêtises à propos de la deuxième religion de leur pays.

Parmi les éléments clefs avancés par certains médias de la haine lorsqu’ils sont face à une personne qui se présente tout simplement comme un citoyen français musulman aimant et intègre : il fait la « taqiyya », littéralement la dissimulation ! Ainsi, il est facile de faire le procès de l’islam et des musulmans en leur attribuant tout le mal et la barbarie. Dès qu’ils se défendent, ils sont alors des dissimulateurs ! Il n’y a aucune présomption d’innocence et c’est alors que nous sommes tous coupables jusqu’à preuve du contraire. Le pire est que la preuve ne pourra pas être suffisante car elle sera traitée comme de la « taqiyya ».

Nous ne nions pas l’existence d’un discours violent, extrême et dangereux parfois dissimulé sous des airs de « vengeance » ou de « combat contre le mal ». Nous avions affirmé dans une précédente contribution sur Saphirnews que la bonne méthode pour contrer ce discours de la haine et de l’exclusion, c’est la formation et le débat scientifique dépassionné.

Qu’est-ce qu’alors la taqiyya ?

Revenons sur le plan théologique. Etymologiquement, ce terme désigne la « prudence » ou la « crainte » (du verbe tawaqqâ), communément traduit par « dissimulation ». Néanmoins, le terme « taqiyya » n’a aucun sens théologique pour les spécialistes de l’islam. Le Coran et la tradition prophétique (la Sunna) parlent plutôt d’hypocrisie ou de mensonge et ils sont fermement dénoncés. Leur contraire, l’intégrité, la véracité, la sincérité, sont exigés de tout croyant.

Comme exemples de preuves scripturaires, nous pouvons citer le cas des hypocrites désignés comme les ennemis les plus dangereux des croyants : « (…) Quand ils rencontrent ceux qui ont cru, ils disent : "Nous croyons." Mais quand ils se trouvent seuls avec leurs diables, ils disent : "Nous sommes avec vous ; en effet nous ne faisions que nous moquer (d'eux)." » (Sourate 2, verset 14)

« (…) Il y a parmi les gens celui dont la parole sur la vie présente te plaît, et qui prend Allah à témoin de ce qu'il a dans le cœur, tandis que c'est le plus acharné disputeur. Dès qu'il tourne le dos, il parcourt la terre pour y semer le désordre et saccager culture et bétail. Et Allah n'aime pas le désordre ! Et quand on lui dit : "Redoute Allah", l'orgueil criminel s'empare de lui… » (Sourate 2, versets 204, 205 et 206)

Les premiers hypocrites à Médine ont été dénoncés et dévoilés dans la sourate 9, At-Tawbah (Le répentir), appelée aussi « Celle qui dévoile » (al fâdihah). Ils ont continué secrètement leur combat contre l’islam et ont même provoqué la première grande scission en complotant pour l’assassinat du troisième calife, Othmane ibn Affane. Ainsi, nous voyons que la dissimulation – s’il elle devait exister – est associée aux hypocrites et elle est contraire aux valeurs de l’islam.

Pour le mensonge, le Coran le dénonce clairement : « Dieu hait ceux dont les actes démentent les paroles » (Coran 61, verset 3) et « Ô vous qui croyez ! Craignez Allah et soyez avec les véridiques. » (Sourate 9, verset 119).

La dissimulation, un acte contraire aux valeurs de l’islam

D'après Ibn Mas'oûd (que Dieu l'agrée), le Prophète (paix et bénédiction de Dieu sur lui) a dit : « La sincérité mène aux œuvres de bien et les œuvres de bien mènent au Paradis. L'Homme ne cesse de dire la vérité jusqu'à ce qu'on le mentionne auprès de Dieu sous le nom de véridique. Le mensonge mène aux mauvaises actions (à la rébellion contre Dieu) et les mauvaises actions mènent à l'Enfer. L'Homme ne cesse de mentir jusqu'à ce qu'on le mentionne auprès de Dieu sous le nom de menteur. » (Al-Boukhâri, Mouslim).

Nous pouvons conclure en affirmant que les valeurs de l’islam sont des valeurs universelles qui contredisent la dissimulation, le mensonge, et appellent au comportement noble vis-à-vis du prochain qui est son partenaire dans ce grand arche, dans ce grand bateau qui nous réunit ensemble, notre destination commune étant la Paix (intérieure et extérieure). Le Paradis est même appelé dans le Coran « demeure de Paix » et c’est le but ultime de tout croyant sincère.

Ce que nous apprend l’histoire

Les premiers musulmans opprimés puis torturés souvent à mort par les polythéistes ne se sont pas reniés pour autant. Le Coran leur a toléré pourtant devant pareil péril de céder par la parole à leur bourreau pour échapper à la mort, en application d’un principe fondamental parmi les cinq objectifs nobles de la charia : la préservation de la vie. Le Coran rappelle ainsi : « Quiconque a renié Allah après avoir cru (…) - sauf celui qui y a été contraint alors que son cœur demeure plein de la sérénité de la foi – (…) » (Sourate 16, verset 106)

Des héros parmi les compagnons se sont distingués pour leur opposition au mal et à l’oppression, au prix de leur vie, sans jamais se renier. Ce fut le cas de Hussein, petit-fils du dernier Messager (paix et bénédiction de Dieu sur lui) martyr à Karbala, Abdellah Ibn Azubayr, qui fut crucifié par le général omeyyade Al-Hajjâj Ibn Yousouf Attaqafî, ou encore de grands savants flagellés ou emprisonnés par des monarques totalitaires sans jamais céder aux pressions ni dissimuler la vérité comme Malik et Ibn Hanbal.

Néanmoins, il y a eu des moments de l’Histoire où, face à un danger imminent certaines minorités religieuses, que cela soit en terre d’islam ou de chrétienté, ont caché leur foi pour sauver leur vie. L’Inquisition espagnole de 1492 est le parfait exemple de la grande violence de l’intolérance. En effet, musulmans et juifs avait le choix entre trois options : se convertir au christianisme, quitter immédiatement et définitivement leur pays en laissant tout derrière eux, ou alors le bucher, une mort atroce. Une petite minorité a essayé à l’époque de « dissimuler sa foi » ou même de « simuler » une conversion au christianisme. Ils seront pour la plupart démasqués et massacrés ou contraints à l’exode.

D’autres minorités cachaient des concepts hétérodoxes comme le retour de l’imam caché (concernant les chiites imamites) pour ne pas subir les foudres des juristes sourcilleux ou simplement pour ne pas gêner ceux qui ne partagent pas leur croyance. Cela ne s’appelait pas « taqiyya » à l’époque mais simplement une organisation plus intime de certains cultes ou pratiques isolées. Ce fut le cas de plusieurs minorités chiites au Proche et Moyen-Orient, jusqu’à l’arrivée de la secte sanguinaire de Daesh qui lança une terrible épuration ethnique contre à la fois les chiites et les soufis jugés apostats. Il faut mentionner au passage qu’aucun savant sunnite musulman n’a jugé les chiites ou soufis apostats et que l’écrasante majorité des savants sunnites étaient rattachés à des voies soufies pour purifier leur âme et élever leur foi.

Il est utile de signaler qu’en terre d’islam, les minorités religieuses en dehors de l’islam étaient tolérées, libres et vivaient même en harmonie et en paix avec la population musulmane sauf si elles prétendaient au pouvoir ou si elles gênaient l’ordre public établi.

Quand la « taqiyya » est faussement légitimée par « l’islam politique »

Nous venons donc de voir que la seule raison pouvant justifier théologiquement une dissimulation – qui n’est donc pas la « taqiyya » telle qu’on le comprend aujourd’hui – est de préserver sa vie face à un danger imminent. Mais pendant la période contemporaine, des courants politiques communément appelés islamistes ont émergé pour faire croire à un idéal de gouvernance et de justice. Ces idéologies s'appuient sur une base religieuse, utilisent la religion comme tremplin pour gagner l'affection et la sympathie des musulmans.

En réalité, ces idéologies n'ont ni programmes ni compétences adéquates pour les responsabilités sensibles auxquelles ils prétendent. Ils ont juste la soif du pouvoir, cette maladie présentée dans le célèbre Matn d'Ibn 'Ashir comme « l'origine de toutes les calamités ». La preuve, c'est qu’une fois au pouvoir, ils tombent dans les mêmes travers qu’ils avaient dénoncé : la corruption, l’esprit de clan, la partisanerie, le clientélisme… On parle de dissimulation dans ce cas précis, si l’on considère l’intention de ces courants. Il y a bien une forme d’islam ou de prétention de justice et une face cachée qui lui est différente par les islamistes. Or la dissimulation dans ce cas est une forme d’hypocrisie qui n’est pas permise puisqu’ils cachent leur intention de faire de la politique derrière la religiosité. La religion ne devient plus qu’un instrument pour accéder au pouvoir.

La politique au sens noble du terme n'a rien à voir avec sa pratique actuelle. Elle appelle à faire preuve à l’abnégation, au sens de l'intérêt commun, au service désintéressé pour le bien de tous... C'est ce qu'ont pratiqué par exemple les quatre califes des débuts de l'islam en toute humilité avec la justice pour tous, la concertation (shûra) et le sentiment de crainte de faillir à cette lourde responsabilité. Ils n'en voulaient pas mais ont été désignés pour l'assumer pour leur mérite et leur scrupule. C'est ce détachement qui a contribué à cette excellence légendaire dans l'exercice de leur responsabilité.

Nous devons rester apolitiques dans notre religiosité et notre islamité. Un cadre religieux peut s’engager en politique mais sans jamais utiliser sa casquette religieuse dans le cadre de son engagement ni utiliser la mosquée pour exercer de la politique.

Si quelqu'un veut se spécialiser pour exercer un métier, il lui faut la compétence et les formations qu'exige cette fonction. Il ne peut se prévaloir uniquement de sa religiosité. Cette dernière lui donnera certes les valeurs morales précieuses et la force spirituelle intérieure mais n’exonère aucunement de l'acquisition du savoir et du cursus adéquat pour ce métier.

Il en est de même pour la politique ; la personne qui veut s'y engager ne peut pas se cacher derrière sa religiosité pour assouvir sa soif de pouvoir et exercer une fonction qu'il ne maîtrise guère. C'est de l'hypocrisie manipulatrice ! Tout le contraire de la morale islamique. Un cœur souillé par l'amour du bas monde et l'attachement au pouvoir peut commettre toutes les atrocités pour arriver à ses fins : c’était le cas de la secte criminelle de Daesh, entre autres exemples.

Celui qui est aveuglé par le désir du pouvoir fera tout pour assouvir tous ses bas instincts une fois le pouvoir arraché au mépris des valeurs qu’ils prétendaient incarner! C’est ainsi qu’on peut résumer une forme moderne de l’hypocrisie qu’on pourra, par abus de langage et de façon péjorative, désigner comme « taqiyya ».

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Tarik Abou Nour est imam, hafiz, khatib, théologien indépendant, président de l’Institut d’enseignement supérieur islamique de Paris (IESIP).

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