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Monde

Enris Qinami : L’Albanie et la musique soufie au cœur

Saphirnews partenaire du 2e Festival soufi de Paris

Rédigé par | Vendredi 7 Décembre 2018 à 16:30

           

Dans le cadre du 2e Festival soufi de Paris, Enris Qinami a accompagné, avec son luth à six cordes pincées, la première représentation de « Junayd ou la quête de l’arbre de vie », un conte pour adultes de Ferièle Afri, Karine Pollens et Thérèse Benjelloun. Lors de notre rencontre à l’issue de ce spectacle, il nous évoque son amour pour l’Albanie, son pays d’origine, et pour la musique traditionnelle soufie. Portrait d’un parcours de musicien, de Tirana à Paris.



Artiste soufi albanais, Enris Qinami est diplômé de guitare et enseignant de musique. Egalement ethnomusicologue, il est passionné par les traditions de la mystique et des arts de l’islam. Il se produit, notamment, avec l’ensemble Dervish Spirit. © Maison soufie
Artiste soufi albanais, Enris Qinami est diplômé de guitare et enseignant de musique. Egalement ethnomusicologue, il est passionné par les traditions de la mystique et des arts de l’islam. Il se produit, notamment, avec l’ensemble Dervish Spirit. © Maison soufie
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« Durant toute mon enfance et ma jeunesse, passées à Tirana, capitale de l’Albanie que j’ai quittée à 23 ans, je rêvais d’un ailleurs. » Ainsi se confie d’emblée Enris Qinami, Albanien d’origine, professeur de guitare et de formation musicale à l’école de musique de l’Ile-Saint-Denis. « Je lisais beaucoup les auteurs français comme Victor Hugo. Mais tous les poètes spirituels et les livres qui touchaient à la religion étaient interdits. J’ai vécu dans le seul pays athée au monde ! », s’exclame-t-il.

« Officiellement l’athéisme était dans la Constitution et des lois punissaient toute religion apparente ou cachée. C’est ainsi que le patrimoine islamique a été détruit à 98 % dans le pays. Imaginez-vous une ville comme Paris avec seulement 2 % de son patrimoine chrétien ! » Telle est la situation politique que connut le jeune Enris. Toutefois, c’est en 1991, alors qu’il est âgé de 13 ans, qu’advient un grand changement dans tous les pays de l’Est.

Pour la première fois l’appel à la prière

En Albanie, le régime accepte que les lieux confessionnels non détruits soient rouverts au culte. Enris Qinami entend pour la première fois l’appel à la prière, à la belle mosquée ottomane située au centre de Tirana, un des rares vestiges du patrimoine.

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« J’ai vécu pendant dix ans, avant de venir en France, l’évolution de mon pays : un changement radical des relations avec la foi, la propriété privée, les cultures étrangères. Auparavant, aucun Albanais ne pouvait quitter le pays et aucun étranger ne pouvait y venir », déplore-t-il. « Mais cette période de mutation n’a pas étanché ma soif d’ailleurs. J’avais mes cousins, des musiciens, en France. Je les ai rejoints. En Albanie, on a toujours eu une image très positive de la France. Le pays est en partie francophone, nous avons des liens historiques. Napoléon avait de lointains ascendants albanais qui ont émigré au XVe siècle en Italie, en gardant leur langue. Quand il était énervé, il parlait à ses troupes une langue “inconnue” (1). »

Une civilisation islamique antérieure à l’époque ottomane

Sous l’occupation ottomane, 70 % des Albanais étaient musulmans, seuls 20 % sont restés orthodoxes et 10 % catholiques. Mais la civilisation islamique est bien antérieure à l’époque ottomane. Pour Enris Qinami, l’islam a été introduit à l’époque des Croisades : « C’est le duc d’Anjou, cousin du roi de France saint Louis, venu de Sicile, terre multiethnique, avec des Sarrasins d’Andalousie ou du Maghreb enrôlés dans son armée, qui a conquis une partie de la côte des Balkans. Il fut l’introducteur de l’islam dans le pays. »

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« Des sources révèlent de nombreux prénoms musulmans à cette époque. On pense que c’est la première présence pendant un siècle et demi de l’islam en Albanie », raconte Enris Qinami. « Le soufisme, aussi, apparaît alors. Le saint patron de l’islam soufi est Muhammad el-Boukharî, dit Sari Saltik (m. 1297-8), ainsi nommé car il guérissait la jaunisse. C’était un derviche bektashi (2) de Boukhara qui méditait dans les grottes des montagnes. Il possède sept maqams (tombeaux de saints) dans les Balkans. Un pèlerinage chrétien eut lieu après son départ car il était considéré comme une incarnation de saint Georges. Ensuite, les Ottomans l’ont protégé. »

Comme dans tous les Balkans, l’Albanie a connu diverses occupations et bien des influences. Le vivre-ensemble doit tenir compte de l’altérité. « C’est important que chacun écoute l’Histoire de l’autre, il y a différents ressentis. Les Albanais sont très sensibles. »

Goûter la saveur de la musique

Enris Qinami arrive à Paris en 2001, pour passer le concours de guitare au Conservatoire, une semaine avant le 11-Septembre. Pendant qu’il révisait, devant la télévision allumée, il est bouleversé par la vue des tours jumelles effondrées. Cela le fait réfléchir au sens de sa vie : « À cette époque, je ne pratiquais pas. Mais j’ai toujours respecté la tradition, sans le rituel, avec le cœur. »

Il termine ses études au conservatoire en 2005, puis il suit une formation à Rueil pour être professeur de guitare. Là, il redécouvre ses racines, en ethnomusicologue. La musique traditionnelle d’Albanie est essentiellement vocale, accompagnée par le luth oriental sharki à six cordes, son instrument. C’est une musique à la fois populaire et sacrée.

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« La musique garde vivante la mémoire collective. Elle est issue de la Tradition primordiale dont parle René Guénon. D’essence unique, révélée par le Créateur, elle est donnée comme dépôt (amana) à l’humanité sous différentes formes », explique le musicien. « Dans les Balkans, on ne parlait pas de soufisme, le terme est récent. Mais on mentionnait les derviches, les cheikhs, et la musique traditionnelle rituelle », fait savoir Enris Qinami.

« L’art sacré se décline de différentes façons : les ilahis chantés, la psalmodie du Coran, ou l’accompagnement du dhikr avec le nay, le saz (ou sharqi) et le tambour. Très souvent, les musiciens vont aussi animer les fêtes, les mariages… La forme change, mais l’essence est la même. L’arabesque se déploie dans des formes inattendues et échappe au cadre », décrit-il. « L’essentiel est de vivre la musique, c’est un art qui s’adresse aux initiés, à ceux qui ont goûté sa saveur. »

Conte initiatique et musique traditionnelle

Karine Pollens, auteure, récitante et illustratrice du conte initiatique soufi Junayd ou la quête de l’Arbre de Vie, présenté dans le cadre du Festival soufi de Paris, nous explique l’émergence de ce projet pas comme les autres : « C’est le défi d’une écriture en commun conjuguée à distance, entre personnes qui ne se sont encore jamais rencontrées et qui ont travaillé sur des indications, des intuitions, à partir d’indices, et dont les apports se sont réunis afin d’offrir, pour la première fois au public, le fruit de quatre ans de travail. » Et de poursuivre : « Quand le cœur est présent, les rencontres s’accomplissent. Ce processus de création fait écho à l’itinéraire de Junayd, le jeune berger en quête de sens. »

Pour Enris Qinami, qui se produit également avec l’ensemble Dervish Spirit, c’est une première expérience de musicien associé à l’oralité du conte. Il y incarne même un des personnages qu’il a peut-être, qui sait, inspiré. Séduit par le projet artistique, il y a adhéré immédiatement et s’en félicite : « C’est un moment de paix, de quiétude, de dilatation de tous les sens… Nous cherchons tous la rose pour son parfum délicieux, mais nous oublions que notre âme, elle, est éternelle ! »

Notes
1. La langue albanaise est très ancienne. C’est une branche à part de la famille des langues indo-européennes, apparentée à nulle autre.
2. Le bektashisme est un ordre soufi fondé par Hunqar Hajji Bektash (m. 1341), de Nishapour, qui s’est répandu dans les Balkans dès le XIVe siècle.



Clara Murner
Clara Murner est doctorante en langue et littérature arabes à l'Université de Strasbourg, au sein... En savoir plus sur cet auteur


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