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Points de vue

Quels postulats implicites déterminent l’approche des « islamo-identitaires » ? (2/2)

Rédigé par | Samedi 29 Juin 2019 à 11:00

           


Quels postulats implicites déterminent l’approche des « islamo-identitaires » ? (2/2)
Dans la première partie de cet article, éléments permettant de baliser l’analyse du discours « islamo-identitaire » - une catégorie ici définie - révélé par les réactions aux déclarations de Tareq Oubrou ont été posés. Dans les lignes qui suivent, attardons nous sur certaines dimensions idéologiques servant de soubassement aux discours « islamo-identitaires » ainsi qu’à l’absence de prise en compte de certains éléments contextuels dans leurs approches, ce qui contribue à les conduire, dès lors, à des conclusions assez différentes de celles d’un Tareq Oubrou.


Des postulats « islamo-identitaires » implicites

Ainsi, plusieurs postulats, totalement implicites dans le positionnement des « islamo-identitaires », déterminent pourtant leur approche des questions que nous avons évoquées en première partie, postulats dont il importe de souligner les ancrages théologiques et idéologiques très particuliers pour mieux saisir les enjeux de cette polémique.

Par exemple, le fait qu’un « bon musulman ne peut être discret » repose sur l’idée que le-la musulman-e ne peut se fondre dans la masse de ses concitoyens. Porteur-euse d’un message universel, du seul message immaculé reçu d’Allah à destination de toute l’humanité, il-elle se doit d’être visiblement différent-e pour attirer l’attention, être une sorte de point d’interrogation permanent dans la société au sein de laquelle il-elle s’inscrit pour susciter au minimum l’intérêt, voire la conversion dans le meilleur des cas.

Cela implique de se démarquer par son alimentation, par les habits, du port du voile au pantacourt et la barbe fournie teintée au henné, et d’imposer visuellement un rappel de la supériorité morale de la religion à laquelle le-la musulman-e appartient. Ce type de lecture n’est pas neuf, mais il a été particulièrement travaillé au sein de la matrice idéologique wahhabite et salafiste, avec des effets de halo considérables sur le frérisme. On trouve cela à profusion dans une littérature abondamment disponible, sur Internet ou en librairie.

Quels postulats implicites déterminent l’approche des « islamo-identitaires » ? (2/2)
Bien entendu, à cette dimension théologique, s’est greffée, au cours du siècle dernier, une dimension postcoloniale, à savoir que se distinguer par le vêtement, en particulier le port du foulard ou du hijab, devenait un symbole de la lutte contre le colonialisme européen et l’importation des valeurs occidentales dans les pays traditionnellement musulmans, contribuant à forger une identité de résistance qui a trouvé des résonances dans les contextes diasporiques d’après les années 1980.

Dès lors, de complètement annexes qu’elles avaient été auparavant, la consommation halal et la tenue vestimentaire en sont devenues des symboles d’identité d’une part, mais se sont vues assimilées à l’expression de la foi d’autre part : « Plus ta foi est forte, plus tu vas la montrer », ou, inversement, « si tu portes le foulard alors que c’est tellement difficile de s’affirmer ainsi, c’est que ta foi est forte ». C'est une construction théologique (et idéologique) très récente dans l’histoire de l’islam (même pas un siècle), à cette échelle, portée par des oulémas qui s’inscrivent dans la matrice idéologique mentionnée ci-dessus.

Ce discours qui, à nouveau, fait l’impasse sur la multitude d’autres façons d’être musulman-e aujourd’hui et au travers de l’histoire, tente de s’imposer comme la norme islamique éternelle, alors qu’il est très situé historiquement et idéologiquement.

Quels postulats implicites déterminent l’approche des « islamo-identitaires » ? (2/2)

Quand l’être musulman s’enferme dans une identité de combat

Autre postulat implicite, lié au contexte (post-)colonial, c’est l’idée qu’être musulman-e, c’est nécessairement être dans une posture, voire une identité de combat. Etre musulman-e, c’est être contre le pouvoir ou, à tout le moins, non aligné-e sur lui. Être musulman-e, c’est être un-e damné-e de la terre. Être musulman-e, c’est être nécessairement révolutionnaire, c’est dire « non », c’est même affirmer un « non » en permanence à tout ce qui viendrait de l’État perçu comme ontologiquement négatif dès lors que cela concernerait l’islam et les musulman-e-s.

Il est évident que l’on ne peut pas faire abstraction du passé colonial de la France et de certaines tendances lourdes de ses structures institutionnelles, et que l’on ne peut pas faire abstraction non plus du passé de colonisées d’un nombre important de personnes qui se considèrent comme musulmanes aujourd’hui, en France, et qui portent cela dans leurs mémoires transgénérationnelles, ni encore du fait que l’islam a pu servir de grammaire d’opposition au colonisateur à un moment donné. Tout cela fait partie d’un héritage qui, explicite ou implicite, qui conditionne la plupart des positionnements des acteur-rice-s en présence.

Ce caractère d’opposition n’en est pas pour autant une caractéristique essentielle de cette religion. L’islam n’a pas pour vocation permanente d’être un discours anticolonialiste d’opposition à l’État, de même que l’islam n’a pas pour vocation permanente d’être un discours de coercition impériale – ce qu’il a été pendant plus d’un millénaire et qu’oublient un peu trop rapidement les tenant-e-s de l’approche identitaire, focalisé-e-s sur le versant contestataire.

Pour ces dernièr-e-s, tout-e musulman-e qui s’engage dans un dialogue avec les institutions étatiques ou, plus simplement encore, qui ne demeure pas dans une posture de méfiance contestataire, voire en mode « combat postcolonial » vis-à-vis du pouvoir, est un-e musulman-e démissionnaire, un-e vendu-e, un-e traître-sse. Il va de soi, autre point aveugle de ce discours, que cette méfiance contestataire vis-à-vis du pouvoir est le plus souvent à géométrie variable : rarement contre les autorités du pays d’origine de ses propres ancêtres où l’on a encore bien souvent des intérêts (fussent-ils purement estivaux), et où l’ingérence pour le coup directe et sans gêne dans les affaires religieuses musulmanes par les autorités n’est quasi jamais questionnée.

L’angle mort du discours « islamo-identitaire »

Enfin, il est important également d’attirer l’attention sur l’angle mort, mais tellement déterminant, du discours « islamo-identitaire » : la matrice idéologique qui a porté au pinacle la question de l’identité musulmane et qui l’a tissée dans un discours religieux rigoriste que nous avons déjà évoqué. Le cœur nucléaire de l’affirmation identitaire dans le monde arabe est sans conteste la confrérie des Frères Musulmans depuis le début des années 1930.

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En tant que mouvement initialement anticolonial et de réappropriation politique et sociétale de l’universel islamique en opposition à la déliquescence perçue chez les pouvoirs en place qui se sont succédés sous tous les régimes, en Égypte d’abord, puis dans le reste du monde musulman, les Frères Musulmans ont joué un rôle fondamental dans la construction de cette identité musulmane moderne : identité d’opposition anticoloniale devenue largement imbibée de rigorisme salafiste, et diffusée à large échelle, y compris au sein des diasporas.

En Europe, le frérisme sera en compétition avec d’autres mouvements de réislamisation tels que la Jam’at-e Tabligh, puis le salafisme lui-même. Tous ces mouvements sont cependant situés, avec quelques nuances, sur le même segment du spectre en matière de construction de l’identité musulmane, de vision morale de la société, et d’orthopraxie. Sans aucun doute, leur impact sur des « communautés » musulmanes en structuration progressive ira bien au-delà des limites strictes de leurs adhérent-e-s.

Quand on transpose ces valeurs de départ dans des catégories politiques contemporaines – insistance sur une identité globalisée et unique (« nous, les musulmans », « l’islam dit que », excluant toute interprétation autre que la leur) ; valeurs morales individuelles et sociétales conservatrices, voire rigoristes ; crainte ontologique d’une « grande dissolution », sorte d’exact miroir inversé du « grand remplacement » des identitaires blancs, par et dans une société française construite comme largement islamophobe et antireligieuse – on se rend compte que cette « islamo-identitarisme » partage un même univers de sens avec le populisme de droite, voire l’extrême droite nativiste à laquelle il s’imagine pourtant s’opposer. Rappelons par ailleurs que les « islâmiyyûn » (islamistes) sont classés par les politologues du monde arabe précisément dans ces deux catégories politiques et certainement pas au sein des gauches inspirées par une quelconque théologie de la libération.

S’il y a certes des divergences certes majeures sur l’appréciation de la diversité ethnique voire culturelle entre l’extrême droite nativiste et les « islamo-identitaires », il n’en reste pas moins que les mécanismes idéologiques et leurs conclusions sur la nécessité de la préservation de son groupe à tout prix, notamment par sa visibilisation permanente et contestataire, sont résolument similaires. Cela devrait tirer la sonnette d’alarme pour toutes celles et ceux, parmi les « islamo-identitaires », qui s’estiment néanmoins progressistes, car voilà le marigot idéologique dans lequel, à l’insu de leur gré, ils risquent de s’enfoncer.

Ironiquement, peut-être que prendre conscience de ce copinage idéologique permettrait d’ouvrir une passerelle de dialogue constructive avec la gauche identitaire et laïciste sur laquelle ils et elles concentrent souvent leurs attaques au prétexte que cette gauche aurait renoncé à ses valeurs nodales. Mais au fond, leurs approches respectives ne seraient-elles pas profondément identiques ?

Articuler droit et dynamiques sociales

Je terminerai sur ce qui me semble un impensé majeur du discours « islamo-identitaire », à savoir l’articulation entre droit et dynamiques sociales. Il s’agit effectivement d’une question complexe, probablement impossible à trancher. Là où des « islamo-identitaires » font, à raison, appel au droit français et européen qui offre de larges espaces de liberté individuelle en matière de comportements de toute nature et devrait, en toute logique, permettre aux musulman-e-s de s’habiller et de consommer comme ils l’entendent, Tareq Oubrou, quant à lui, place son curseur sur les dynamiques sociales, pour l’instant de plus en plus restrictives à l’égard de certains comportements liés à l’islam (attention, pas à l’encontre de tout l’islam, ni de tou-te-s les musulman-e-s comme tente de le suggérer le discours globalisant « islamo-identitaire » pour les besoins de sa cause).

Or ce sont les dynamiques sociales qui contribuent à faire émerger de nouveaux droits ou à restreindre la portée de droits existants. Dès lors, il ne s’agit pas de dire qu’un côté aurait plus tort que l’autre, mais de comprendre, stratégiquement, où se situe le rapport de force et comment y faire face. En l’occurrence, après 30 ans de débats incessants sur le foulard qui, en France, n’ont mené qu’à renforcer l’exclusion de femmes portant le foulard d’un nombre grandissant de secteurs, sans qu’aucune victoire juridique n’ait pu inverser cette tendance lourde, bien au contraire, l’insistance perçue par certains segments de la société majoritaire à vouloir revendiquer son droit à le porter (constitutionnel, sans aucun doute) dans un nombre grandissant d’espaces, a encore renforcé cette tendance.

Ayant été de ceux qui, au début des années 1980, comme Tareq Oubrou l’a lui-même déclaré, étaient dans ce trip « islamo-identitaire » et ont notamment appelé au port du foulard, avant d’en revenir dans les années 1990 face au mur qui s’est dressé dans la société française sur cette question, on peut comprendre l’appréciation négative de Tareq Oubrou sur les dynamiques sociales actuelles et leur impact de plus en plus restrictif sur le droit. Droit qui, rappelons-le, n’a pas été conçu au sortir de la Seconde Guerre mondiale, avec les pratiques musulmanes à l’esprit, car ce n’était pas envers elles que le devoir de respect et de liberté s’imposait alors à la population française métropolitaine.

Quels postulats implicites déterminent l’approche des « islamo-identitaires » ? (2/2)
Sans vouloir chercher d’excuses – le droit doit justement être prévu pour s’appliquer à des cas similaires non existants au moment de sa rédaction – on ne peut faire l’impasse sur cette donnée fondamentale de la psyché collective française sur son rapport au droit, et en particulier aux libertés fondamentales que ce dernier a consacrées au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Il y a là un impensé puissant par rapport à certaines pratiques religieuses (pas uniquement musulmanes d’ailleurs) qui nourrit ces dynamiques sociales. Le droit et la jurisprudence ne sont que de piètres outils dans de telles circonstances, dès lors que l’appareil judiciaire ne vit pas en abstraction de ces dynamiques sociales.

Faut-il pour autant abandonner le combat légal ? Certes non, c’est un droit, mais penser que son application, même intelligente et bien comprise, pourrait inverser, ou même simplement stopper, des dynamiques sociales telles que nous les constatons aujourd’hui peut paraître très naïf. Que Tareq Oubrou décide de réfléchir et de proposer des voies d’apaisement qui tiennent compte de ce cadre paraît dès lors parfaitement légitime, même si on est en désaccord complet avec les conclusions qu’il en tire.

Ces éléments mis bout-à-bout soulignent l’extrême difficulté d’un dialogue intramusulman, pour ne même pas parler d’un dialogue sociétal, sur des pratiques qui ont été surinvesties, politiquement, théologiquement et idéologiquement, comme consubstantielles à l’islam, à l’islamité et à la présence musulmane en Europe. Les questionner revient à poser des enjeux existentiels pour de nombreuses personnes et à remettre en cause des décennies de sacrifices dont peu imaginent les coûts humains, émotionnels et psychologiques qu’ils ont entrainés et dont nous devrons gérer collectivement les conséquences pour quelques générations encore.

S’il faut pouvoir accueillir avec bienveillance cette dimension existentielle de cette problématique, bien souvent invisibilisée, voire niée par celles et ceux qui s’expriment publiquement à son propos – représentant-e-s politiques, responsables communautaires, activistes de tous bords – et qui pourtant conditionne toute sortie par le haut de cette crispation identitaire profonde, cela ne doit pas empêcher d’interroger les fondements de ces pratiques, les univers de sens dans lesquels elles s’inscrivent et d’en soupeser justement les conséquences sur le bien-être individuel et la cohésion sociétale. Faute d’inventaire aussi objectif que possible, le risque est grand de resserrer encore cette crispation sociétale, avec toutes ses conséquences désormais de plus en plus prévisibles.


Michaël Privot
Michaël Privot est islamologue et collaborateur scientifique du Centre d'étude de l'ethnicité et... En savoir plus sur cet auteur



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