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Points de vue

Pourquoi la pensée musulmane est-elle en panne ?

Rédigé par Ousmane Timera | Jeudi 12 Février 2015 à 06:00

           


Pourquoi la pensée musulmane est-elle en panne ?
Minoritaires mais spectaculaires, les groupes néo-fondamentalistes jihadistes, à l’œuvre au Moyen-Orient et au Sahel, interrogent par leur existence, à plus d’un titre, l’état du monde musulman, particulièrement après l’événement planétaire que fut le soulèvement des peuples arabes.

L’espoir suscité par cet événement et l’arrivée des islamistes légalistes au pouvoir après les élections qui suivirent ont laissé place à une sourde déstabilisation de toute la région. L’idéologie islamiste, au vu de ces faits et de l’avancée spectaculaire des groupes néo-fondamentalistes, semble montrer au grand jour ses limites paradigmatiques telles qu’annoncées par le livre L’Echec de l’islam politique, d’Olivier Roy. Le néo-fondamentalisme n’est en effet que le symptôme de la dégradation de l’islamisme et du salafisme traditionalistes et, au-delà, de la salafiyya réformiste dont ils sont issus.

L’idéal mobilisateur de la résistance des nations musulmanes

Née au cours du XIXe siècle, la salafiyya réformiste dont est issu l’islamisme et le salafisme, avait en effet trois objectifs :
• libérer le monde musulman de la domination occidentale ;
• permettre l’unité de la oumma Islamique ;
• moderniser la société musulmane pour rattraper et tutoyer l’Occident dans le leadership mondial.

Pour ce faire, la salafiyya a pensé l’état de retard et de domination des musulmans à travers le prisme des cadres de l’islam tel qu'il fut élaboré par les pieux prédécesseurs (salaf salih) du IIIe siècle de l’Hégire, cela afin de revenir à une compréhension et pratique épurée de l’islam. Le retour à ces derniers devait permettre l’enclenchement de la renaissance (nahda) civilisationnelle de la nation musulmane, et l’utilisation des avancées scientifiques de l’Occident de façon adaptée aux valeurs musulmanes.

En effet, afin de trouver les moyens de se libérer du joug colonial, les leaders du réformisme musulman ont ainsi dû mobiliser la sève islamique de la société. Faisant du passé glorieux, du mode de pensée et de vie des salafs salih, confondu avec les principes de l’Islam, l’idéal mobilisateur de la résistance intellectuelle, culturelle et politique des nations musulmanes.

De ces trois objectifs, aux dimensions socio-politiques, que prendra en charge l’islamisme, et théologico-culturel, que prendra en charge le salafisme, seul le premier a été atteint. Les indépendances ont en effet concrétisé les années d’effort et de résistance (jihad) contre la colonisation. L’unité du monde musulman et la modernisation des sociétés musulmanes n’ont par contre aucunement étaient atteints.

L’expression d’un vide idéologique plutôt que celle d’une alternative

C’est de ces échecs que semble provenir le néo-fondamentalisme salafiste et jihadiste actuel, qui est plus l’expression d’un vide idéologique que celle d’une proposition d’alternative répondant à la crise profonde du monde musulman. Crise que l’anthropologue Clifford Geertz expliquait comme provenant d’une « rupture entre l’esprit religieux (islam) et la religiosité (islamité) ». Crise que la mobilisation idéologique de la salafiyya n’a pas solutionnée en sa racine. Et ce, en raison de la nature même du mouvement et de ses ressorts.

C’est, en effet, la situation et l’urgence politique qui ont commandé l’action et la pensée réformiste musulmane. Ce qui n’a pas permis une réflexion profonde sur le plan philosophique et théologique, et donc sur le contenu même de la foi et de la vision du monde, susceptible d’opérer un changement de cap radical.

Ainsi la salafiyya réformiste en se contentant d’idéaliser l’islam des anciens (musulmanisme) et de l’idéologiser (islamisme), n’a pas su dépasser la réaction suscitée par l’hégémonie et la colonisation occidentales. Avant tout réactive et défensive, la pensée réformiste salafie, qui est devenue, pour une large part, celle de la pensée musulmane contemporaine tout court, n’a pas pu inventer un nouveau modèle religieux adapté aux nouvelles données cognitives apportées/imposées par la modernité occidentale.

C’est cette absence d’alternative sur les plans paradigmatique, philosophique et méthodologique qui marquera l’évolution de la salafiyya. La création n’ayant ainsi pas pris le pas sur la conservation et la négation, dans cette pensée mère qu’est le réformisme salafi, le néo-fondamentalisme salafiste actuel, qui est volonté de réislamisation (pensée comme désoccidentalisation) de la société par le contrôle des mœurs par l’État, en est la conséquence somme toute logique.

Et ce phénomène semble devoir perdurer tant qu’une alternative profonde n’aura pas produite une « vision religiosité coranique, cosmique et moderne » qui permette le dépassement du « musulmanisme » (qui est le cadre religieux né après le Prophète, devenu un carcan) et du réformisme musulman. Sans pour autant tomber dans un modernisme occidental en crise, dont le post-modernisme et les crises successives nous montrent les limites.

L'interconnexion du monde

En d’autres termes, il s’agit de produire une modernité cosmique et coranique qui soit, d’une part, continuité, rupture et dépassement de l’islam religion par l’islam révélation (adhésion à la paix de Dieu), et, d’autre part, une proposition de réforme et de révolution du modernisme occidental fossilisé et de dépassement du post-modernisme dissolu.

Cette double action de réforme, dans le champ strictement islamique et dans celui universel mondial, corseté par le modernisme (et non la modernité) européen, ne fait en réalité qu’un et concerne l’être humain, en tant que tel, en ce qu’il a de plus fondamental et cosmique.

Aucune alternative concernant une religion, une région, un domaine particulier de l’humanité, au vu de l’interdépendance et de l'interconnexion du monde, ne peut à nos jours en être véritablement une sans le concours et la prise en compte de toutes les dimensions qui fondent l’humanité et le devenir de tous les hommes. Nous ne nous en sortirons pas sans les autres et les autres ne s’en sortiront pas sans nous.

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Ousmane Timera est enseignant et chef de projet en politique de la ville.





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