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Les inégalités ethno-raciales sous l'œil des sciences sociales

Rédigé par Ismaël Ferhat | Mercredi 5 Juin 2013 à 00:20

           


L’ouvrage Les Inégalités ethno-raciales*, de Mirna Safi, chercheuse à l’OSC/Sciences-Po, et spécialiste des populations immigrées en France, vient combler un manque. En effet, les catégories ethno-raciales ont fait une percée spectaculaire et paradoxale en France, tant les travaux savants sur le sujet restent peu nombreux et que l’histoire hexagonale y était rétive.

Les inégalités ethno-raciales sous l'œil des sciences sociales

Les sciences sociales en rupture avec les Lumières

Jusqu’aux années 1970, le sens du progrès a été, pour l’ensemble des idéologies modernes (libéralisme, socialisme, démocratie) profondément enraciné dans l’universalisme. Si les projets de société libéral et marxiste divergent radicalement, ils ne trouvent pas moins leur origine dans les idéaux des Lumières. Pour les deux familles de pensée, les différences ethniques, raciales et culturelles doivent être transcendées : l’espace public n’est composé que d’hommes libres et égaux.

Or, les sciences sociales, à l’instar d’une partie des forces politiques en Occident, tendent partiellement à rompre avec cet héritage depuis plusieurs décennies. A l’origine, elles inscrivaient pourtant leurs travaux dans l’universalisme moderne, Au-delà de la sociologie, l’anthropologie et de l’ethnologie remettaient en cause, à partir du début du XXe siècle, les notions de « peuples primitifs » et conféraient une égale dignité à l’ensemble des sociétés et civilisations.

Mais c’était une autre époque. Depuis les années 1970 en Europe, et plus tôt dans l’espace américain, les sciences sociales ont, dans la théorie, fait éclater le corps social. « Genre », « diversité, » « ethnie », « race », « catégorie », « communauté », « minorité » : leur vision fragmentaire a envahi l’espace public. A tel point que celui qui émettrait des doutes sur la pertinence d’un tel paradigme minoritaire de la société serait à leurs yeux suspect de « racisme inconscient » ou défendrait une vision colonialiste et occidentaliste. L’universalisme n’est plus tout à fait innocent. La modernité, s’en trouve désorientée.

L’ethno-racial : généalogie des « identités ambiguës »

Avec les inégalités ethno-raciales, c’est à un des piliers de ce tournant discursif que s’attaque Mirna Safi. En effet, à l’instar du « genre », qui fait l’objet depuis quelques années d’une stratégie volontariste d’intégration dans les sciences sociales (et de résistances parfois marquées), les inégalités ethno-raciales constituent un sujet sensible et actuel des débats de ces disciplines.

Des catégories qui suscitent la méfiance en France

En France, la tradition politique et culturelle des forces issues de la Révolution française (libéralisme, République, socialisme, communisme), a été celle du refus d’une telle approche.

Les sciences sociales hexagonales, autour de Comte, Durkheim ou Boudon, ont été profondément marquées par la méfiance vis-à-vis de telles catégorisations.

Par la suite, le paradigme ethnique, associé à Vichy et aux excès coloniaux, a été disqualifié par l’histoire et la mémoire nationale. Ainsi, la législation ethnique nationale la plus connue, le décret du 3 octobre 1940 sur le « statut des juifs », a identifié les distinctions ethno-raciales à des politiques de discrimination et de persécution.

Le succès de l’approche ethno-raciale outre-Atlantique

L’auteur explique qu’en revanche, de l’autre côté de l’Atlantique, les catégories ethno-raciales ont connu le succès.

Aux Etats-Unis, ces catégories existent de facto. La société est divisée entre noirs et blancs, mais aussi, entre WASP, blancs non WASP, latinos et asiatiques. Dès lors, la pertinence de ces catégories paraît peu discutable. Avec l’affirmative action développée depuis les années 1960, la législation américaine a d’ailleurs utilisé les catégories ethno-raciales pour des mesures considérées comme réparatrices.

Le tournant des années 1980

Malgré la longe réticence française à faire des catégories ethno-raciale un sujet d’études, certains chercheurs ont fini par intégrer le sujet à leurs travaux. Pour les marxistes, en particulier les tiers-mondistes, l’ethnie et la race peuvent ainsi contribuer à éclairer les rapports de domination.

Le livre d’Etienne Balibar et d’Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe (1988), combine ainsi les deux types d’analyse. A partir de 1992, via les travaux de la démographe Michèle Tribalat, la demande de prise en compte de la dimension ethno-raciale dans les statistiques, devient un débat récurent de la démographie et de la sociologie. La Revue française de sociologie publie ainsi en 2008 un dossier sur « L’usage des catégories ethniques en sociologie ».

Vers une « ethno-racialisation » de l’observation du social ?

L’ouvrage de Mirna Safi met le doigt sur un automatisme inconscient de la catégorisation ethno-raciale : celle-ci est mobilisée quasi-uniquement pour les questions d’inégalités sociales. Accès aux services publics, lutte contre les discriminations, repérages statistiques, l’ethno-racial est le plus souvent synonyme d’inégalité sociale.

L’auteur souligne que cette prise en compte de l’ethno-racial par les sciences sociales est paradoxale.

Ainsi, la citoyenneté qui, légalement, n’a aucun rapport avec l’ethnie ou la race est lue au travers de l’opposition ethno-raciale entre immigrés et citoyens.

Une telle lecture conduit surtout à une contradiction théorique. En effet, les sciences sociales françaises affirment d’une part le caractère « socialement construit » de ces catégorisations alors que d’autre part, une pression croissante s’exerce pour que ces catégorisations soient précisément appliquées comme des réalités incontournables.

Progrès des sciences sociales ou polémique ?

Par ailleurs, l’apport de ces catégories au débat public ne paraît pas évident. Leur utilisation aurait surtout pour effet de susciter la polémique.

Ainsi, en sociologie de l’éducation, certains chercheurs souhaiteraient établir des statistiques de réussite scolaire différenciées selon les communautés ethniques ou raciales, indépendamment des facteurs socio-économiques. Certains y trouveront la preuve que l’école serait marqué par le racisme, d’autres que les groupes ethno-raciaux ne sont pas égaux devant l’éducation. Une telle lecture pourrait conduire à la demande d’une éducation différenciée et à la remise en cause des fondements égalitaires de notre système éducatif, aujourd’hui volontairement aveugle aux questions ethno-raciales.

De même, l’auteur souligne les lectures complexes liées à l’usage de ces catégories, ainsi dans les travaux du sociologue Hugues Lagrange. Prenant au mot la nécessité de prendre en compte l’ethnoculturel, ses études font état des difficultés spécifiques d’intégration des populations subsahariennes en agglomération parisienne [1]. L’aspect « libérateur » de l’usage des catégories ethno-raciales (p. 93) paraît ambigu tant les travaux d’Hugues Lagrange, sociologue respecté, ont suscité de réactions et de débats violents.

Une réflexion inédite sur un sujet sensible

En définitive, l’ouvrage informé, clair et alerte de Mirna Safi propose une réflexion inédite sur l’introduction des catégories ethno-raciales dans les sciences sociales.

Si l’auteur ne nie pas la véracité de données ethno-raciales, elle porte la réflexion à un niveau supérieur en s’interrogeant à juste titre sur leur interprétation et leur réception.

Ses doutes sont scientifiques. En assignant les individus à leur origine ou à leur couleur de peau, ces catégories sont susceptibles d’introduire un biais paralysant dans la compréhension de notre société. L’auteur nous rappelle que ces catégories sont, sinon fictives, du moins largement contingentes.

Par ailleurs, ces catégories pourraient avoir pour effet de remettre en cause l’universalisme de notre projet de société. La tradition progressiste et républicaine dans laquelle, pour l’instant, la France continue de s’inscrire a déposé un « voile d’ignorance » sur la race et l’ethnie. Ce choix français, présenté par certains comme archaïque et dépassé, n’est pas anodin. Il a aussi permis jusqu’ici d’éviter les déchirements et fractures de l’espace public auxquels nous assistons aujourd’hui.

* Mirna SAFI, Les Inégalités ethno-raciales, Paris, La Découverte, 2013, 125 p., 10 €.

Note
[1] Hugues LAGRANGE, En terre étrangère, vie d’immigrés du Sahel en France, Paris, Le Seuil, 2013.

Lire l'introduction de l'ouvrage Les Inégalités ethno-raciales





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