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Points de vue

Approche critique de la production historique coloniale

Rédigé par Girard Youssef | Mercredi 13 Avril 2005 à 00:00

           

A l’heure où se pose de plus en plus abruptement le lègue historique de la colonisation, il nous semble important de revenir sur la production historique qui a été élaborée à cette époque. Comment l’aborder ? Quel présupposé idéologique véhicule-t-elle ? Contient-elle des apports véritablement scientifiques ? Comment peut-on se la réapproprier ?



A l’heure où se pose de plus en plus abruptement le lègue historique de la colonisation, il nous semble important de revenir sur la production historique qui a été élaborée à cette époque. Comment l’aborder ? Quel présupposé idéologique véhicule-t-elle ? Contient-elle des apports véritablement scientifiques ? Comment peut-on se la réapproprier ? 

 

Toute étude historique doit être replacée dans une historiographie plus large qui fait une analyse critique des productions antérieures. S’agissant du travail sur la colonisation, il doit être replacé dans la notion “d’histoire coloniale”. Les travaux de deux historiennes, Sophie Dulucq et Colette Zytnicki [1], ont montré que cette expression recouvre un terme poly-sémantique ; premièrement cela désignerait une histoire de la colonisation ;  deuxièmement, nous serions face à une histoire prônant la colonisation ; troisièmement, ce serait une histoire des peuples colonisés ; enfin cela ferait référence à l’histoire qui fut écrite durant la période coloniale. La plus couramment admise est la dernière explication car elle reviendrait à prendre en compte les autres définitions.

 

Porter un nouveau regard sur l’histoire coloniale

 

Après les indépendances des pays colonisés, par réaction contre une histoire qui apparaissait comme entachée par l’idéologie de la conquête et de la domination, on  a renié toute l’histoire qui s’est écrite durant la période coloniale. Un travail de déconstruction du discours de l’historiographie coloniale a été assez largement mené pour l’orientalisme, notamment par Edward Saïd [2], mais il est relativement récent pour l’Afrique Noire. L’histoire coloniale a été utilisée comme un système épistémologique qui coupait le monde en deux entités strictement distinctes l’Occident et les autres, pour dominer les colonisés. Elle fut largement utilisée comme un instrument des pouvoirs occidentaux  dans leurs processus de domination de l’Afrique et de l’Asie.

 

Aujourd’hui les historiens qui ont de plus en plus conscience de l’absence de rupture entre la période coloniale et la période des indépendances,  portent un nouveau regard sur l’histoire coloniale. Ils se posent la question de savoir comment nous pouvons donner la parole aux dominés ? Ceux qui se réclament des études post-coloniales, veulent briser le cadre de la domination pour faire entendre la voie des colonisés. Inversement en faisant de la colonisation un “mal absolu”, on risque de mettre en avant la toute puissance de celle-ci et d’oublier que les populations dominées ont toujours réussi à lui opposer des modes de résistances diverses. Il faut chercher à comprendre comment l’histoire coloniale a été institutionnalisée afin d’analyser les mécanismes de la marginalisation de l’histoire non européenne.

 

Apporter les Lumières de la civilisation aux « indigènes »

 

Au XVIII° siècle, l’attrait des européens pour les autres mondes, notamment dans le cadre de la première colonisation qui reposait sur l’esclavage et des réflexions menées par les philosophes des Lumières, était important. Les philosophes des Lumières, en mettant en avant les idées de rationalité et d’autonomisation du sujet individuel dans la philosophie occidentale, posaient les premiers jalons qui servirent au discours colonial pour se légitimer. Les Lumières, et ceux qui s’en réclamèrent par la suite, se servirent d’une interprétation évolutionniste de l’histoire comme un discours qui devait démontrer que l’Occident était le terme du “progrès”. La pensée des Lumières fut fondatrice d’un “chauvinisme de l’universel” qui situait la société européenne à la pointe de la modernité lui confiant ainsi une “mission civilisatrice”. Cette hiérarchisation des sociétés humaines servit à la bourgeoisie émergente comme légitimation de l’esclavagisme.

 

Après les guerres napoléoniennes et la perte d’une part importante des possessions françaises d’outre mer, il y eut une baisse d’intérêt pour les études concernant les non extra européens. Malgré cela l’idéologie produite par les Lumières continuait à avoir une influence considérable notamment sur les républicains de gauche. La place dominante tenue par cette idéologie peut expliquer le caractère minoritaire des positions anti-colonialistes tant dans le champ intellectuel que dans le champ politique de l’époque. 

 

Il fallut attendre la seconde moitié du XIX° siècle et la recrudescence des écrits sur les mondes lointains qui étaient principalement des récits de voyages et non des études historiques, pour voir réapparaître un engouement pour ces études. Ce renouveau d’intérêt pour l’étude des mondes non européens était lié à l’expansion coloniale qui battait sont plein. Les “bourgeois conquérants”, comme leurs prédécesseurs, eurent recours à l’histoire et à son interprétation évolutionniste pour légitimer leur domination. La République avait pour mission d’apporter les Lumières de la civilisation aux “indigènes” qui pourraient ainsi accéder au progrès. Dans ce cadre, l’historien devait être autant le défenseur de la “mission civilisatrice” de la République qu’un analyste du passé des sociétés non européennes.

 

Le statut de l’histoire coloniale

 

Les historiens des mondes non européens qui voulurent une reconnaissance institutionnelle, obtinrent dans leur démarche le soutien des milieux coloniaux. L’obtention d’une reconnaissance se fit par la création d’une chaire d’étude coloniale à la Sorbonne en 1893 pour la géographie et en 1903 pour l’histoire. Celle-ci disparut quelques années plus tard pour renaître finalement en 1942. L’histoire coloniale était étudiée essentiellement à l’école coloniale et à l’école navale. En 1921, le collège de France créait une chaire d’histoire coloniale qui était financée par les administrateurs coloniaux et elle était dirigée par un ancien administrateur colonial.

 

L’histoire coloniale qui avait ses revues et ses publications particulières, avait un statut subalterne vis-à-vis de l’histoire européenne. Cela entraînât une réaction des historiens coloniaux qui voulaient une pleine reconnaissance de leur savoir. Leurs sources, qui étaient pour une partie d’entre elles des recueils de témoignages oraux, étaient critiquées par l’école méthodique ou positiviste qui basait l’essentiel de leurs sources sur des documents écrits. Les historiens coloniaux qui dans certains cas étaient face à une absence totale de sources écrites, eurent du mal à définir scientifiquement le contenu de leur travail.

 

L’histoire coloniale était souvent une histoire des colonisateurs en Afrique plus qu’une histoire de l’Afrique. En effet, beaucoup d’écrits étaient l’œuvre d’historiens qui étaient liés aux milieux politiques et économiques. Cette histoire ne pouvait être objective puisqu’elle était l’œuvre de militants qui cherchaient à justifier et à renforcer la colonisation. Les écrits produits par cette histoire sont d’une qualité extrêmement variée et sont entachés d’une suspicion généralisée. Aujourd’hui les historiens doivent porter un regard critique sur cette production afin de séparer ce qui ressort de l’idéologie coloniale et des apports scientifiques.

 

On ne peut négliger certains apports de l’histoire coloniale. Elle fut, dès le milieu du XIX° siècle, la première à collecter des sources orales et des sources anciennes (de type archéologique notamment). L’histoire coloniale en Afrique a été réintégrée dans les traditions locales, il est donc parfois difficile de distinguer l’histoire proprement coloniale de l’histoire traditionnelle.

 

Enfin, elle a remis en cause l’idée dominante de l’anhistoricité des sociétés africaines en particulier et du sud en général. En effet, au XIX° siècle un philosophe aussi brillant que Hegel pouvait aisément décrire, sans craindre de paraître ridicule, l’Afrique comme ce“pays replié sur lui-même (…), pays de l’enfance qui, au-delà du jour de l’histoire consciente, est enveloppé dans la couleur de la nuit” [3]. Autrement dit l’Afrique est un continent sans histoire. Dans le même ordre d’idée l’un de ses principaux disciples, Karl Marx qui avait pourtant un regard si critique sur les rapports de domination en Occident, affirmait doctement : “La société indienne n’a pas d’histoire du tout, tout du moins pas d’histoire connue. Ce que nous appelons son histoire n’est que celle des envahisseurs successifs qui fondèrent des empires sur la base passive de cette société inapte à la résistance comme au changement” [4].  En s’intéressant, par exemple, aux grands empires médiévaux d’Afrique, l’histoire coloniale a prouvé que l’Afrique, comme toutes les sociétés humaines, avait une histoire.

 

Il est vrai que cette histoire est marquée par l’idéologie coloniale et par son environnement culturel mais l’histoire en général est marquée par les idéologies qui dominent la sphère intellectuelle de son temps. Aucun historien n’est totalement neutre et objectif dans son travail malgré toutes les précautions méthodologiques qu’il peut prendre. En France, par exemple, la naissance de la discipline historique avait un objectif idéologique clairement défini puisqu’il s’agissait de cimenter la nation et la république. Il est donc nécessaire de porter un regard critique sur cette production car elle est aussi porteuse de présupposés idéologiques ou d’idées reçues qui ne sont pas forcement remis en cause. Tous discours en général, et historique en particulier, doivent être restitués dans ses “conditions d’énonciations” pour reprendre les termes de Michel Foucault [5].

 

Hassan Hanafi : « de l’Orientalisme à l’Occidentalisme »

 

Après les indépendances et la remise en cause des processus de domination coloniale par les mouvements nationalistes, l’histoire coloniale fut marginalisée. La terminologie “histoire coloniale” fut abandonnée au profit de définition par aire géographique ou culturelle qui apparaissait moins discriminante ; histoire de l’Afrique, du Maghreb ou de l’Asie du Sud.

 

Ces terminologies demeurent problématiques car elles posent d’un côté l’histoire de l’Occident comme centrale et celle des “autres” comme périphérique. Autrement dit il y aurait une histoire majeur, celle de l’Occident, et une histoire mineure, celle des “autres” ; les “autres” étant tous les peuples anciennement sous sa domination directe. Cette prédominance de l’histoire occidentale peut s’observer dans la production historique qui est dominée par l’histoire produite en Occident, sur l’Occident, pour l’Occident. Par exemple, dans l’étude d’un thème comme nation et nationalisme, il n’est bien souvent pas fait référence à l’Afrique.

 

D’autre part, l’imaginaire de l’histoire de l’Afrique ou du monde arabe est encore rempli d’un imaginaire colonial, d’idées héritées directement de l’histoire coloniale. Les dispositifs mis en place par le discours, à des fins de domination, sont toujours présents. Et si l’on veut lutter contre il faut s’attacher sérieusement à les déconstruire. Pour les partisans des études post-coloniales, comme Mamadou Diouf [6], il faut répondre à cette “occidentalo-centrisme” de l’histoire produite par l’Occident, en “provincialisant l’histoire de l’Europe” afin de créer une “histoire plurielle” qui prendrait en compte, sur un pied d’égalité, toutes les civilisations.

Pour d’autres, comme le philosophe égyptien Hassan Hanafi, il faut passer “de l’Orientalisme à l’Occidentalisme” [7]. Selon le philosophe égyptien, la culture occidentale ignore le travail des intellectuels arabes alors que ces derniers ont été nourris par l’œuvre des grandes figures de la culture occidentale. Le fait que “l'Orient a été toujours un objet pour les études sociales, politiques et culturelles pour les Orientalistes. Cela reflète bien la relation dominé –dominant ”. Son projet est de faire l’examen critique de cet orientalisme qui “exprime davantage le sujet qu’il ne décrit l’objet et trahit la mentalité de l’Occident plutôt qu’il ne saisit l’esprit de l’Orient ”. Cet orientalisme classique qui appartient à la 'culture coloniale de l'Occident' continue sous des formes diverses à bloquer le dialogue entre les deux rives. Hassan Hanafi conclut son ouvrage sur “l’urgence de se débarrasser de cet imaginaire (l’Occident)”.

 

Cheikh Anta Diop et l’Egypte ancienne

 

Face à cette hégémonie de la production historiographique occidentale qui a tendance à dévaloriser la culture et l’histoire des non-occidentaux, des voix ont voulu faire entendre une autre version de l’histoire qui donnait à leur civilisation un rôle central dans la production historique d’un universel que l’Occident s’est approprié. En Afrique, Cheikh Anta Diop lutta durant toute sa carrière pour faire reconnaître l’africanité de l’Egypte ancienne que l’historiographie européenne s’était appropriée puisqu’ il était évident pour eux que l’Afrique ne pouvait pas produire une telle civilisation. La démonstration de africanité de l’Egypte ancienne changea complètement le regard porté sur cette antique civilisation dont plus personne ne cherche à nier le caractère africain. En affirmant que l’Egypte fut le “berceau de la civilisation pendant 10 000 ans au moment où le reste du monde était plongé dans la barbarie” [8], Cheikh Anta Diop chercha à réhabiliter une civilisation trop longtemps méprisée. Cette revalorisation de l’histoire de l’Afrique n’était que le début d’une réappropriation culturelle beaucoup plus vaste. Dans son dernier ouvrage, il écrivait : “Pour nous, le retour à l’Egypte dans tous les domaines est la condition nécessaire pour réconcilier les civilisations africaines avec l’histoire”. Il poursuivait en écrivant : “ L’Egypte jouera, dans la culture africaine repensée et rénovée, le même rôle que les antiquités gréco-latines dans la culture occidentale” [9].     

Cependant, il ne faut pas être naïfs. Tous les historiens, loin de là, ne sont pas prêts à faire une analyse critique des travaux de leurs prédécesseurs. Pour ceux-ci les études post-coloniales sont allées trop loin ou se sont tout simplement fourvoyées en attaquant les “valeurs universelles” produites par l’Occident. La critique des notions de “progrès” ou “d’universalisme” ferait selon eux le jeu de “l’obscurantisme”. Mais ces attaques ne cherchent-t-elles pas à perpétuer une domination ? Ils accusent les défenseurs des études post-coloniales d’avoir plus un projet politique qu’un projet scientifique sans jamais se demander si la défense acharnée qu’ils font de certains concepts ne relève, elle aussi, pas plus d’un projet politique que d’un projet scientifique. Certains de ces historiens, comme Daniel Rivet en France ou Bernard Lewis aux Etats-Unis, n’ont ils pas des fonctions de conseiller auprès de pouvoirs politiques qui sont loin de défendre des projets émancipateurs ? Certains marxistes qui ont peut-être mal accepté la remise en cause de l’universalisme de la pensée de Marx, ont accusé les tenants des études post-coloniales de ne s’intéresser qu’aux discours et non à la domination économique ainsi de ne pas s’intéresser aux modes de dominations concrètes.   

 

Au-delà de ces oppositions, la déconstruction du discours colonial pose la question du rapport entre le travail intellectuel et les représentations. Comment sortir d’un discours qui, depuis plus de quatre cent ans, perpétue la légitimation de la domination du monde par une minorité ? Comment faire pour changer un imaginaire marqué par une folklorisation dévalorisante de “l’Autre” ? Peut-on faire une véritable critique du lègue culturel que nous a transmis la “bibliothèque coloniale” ?


Notes

[1] Voire notamment : Dulucq Sophie et Zytincki Collette, Décoloniser l’histoire ? De l’histoire coloniale aux histoires nationales en Amérique latine et en Afrique (XIXe-XXe siècles), Société Française d’Histoire

[2] Saïd Edward, L’orientalisme, L’Orient créer par l’Occident, Seuil, 1980. Voire pour une oppoche critique de la “culture Occidentale de la suprématie” du même auteur : Culture et impérialisme, Fayard, 2000

[3] Hegel Friedrich, La Raison dans l’Histoire. Introduction à la philosophie de l’histoire, UGE 10/18, 1965

[4] Marx Karl, “La domination britannique  en Inde”, article de 1953 (in Œuvres complètes, Edition sociales, 1968) L’article et la citation sus mentionné cherche avant tout à légitimer la domination britannique sur le sous continent indien.   < /o:p>

[5] Foucault Michel, L'ordre du discours, Editions Flammarion, 1971

[6]  Diouf Mamadou  (Sous l a direction de), L’historiographie indienne en débat : Colonialisme - Nationalisme – Postcoloniales, Karthala, 1999

[7] Hanafi Hassan, 'De l'orientalisme à l'occidentalisme' in Peuples Méditerranéens n°50, Revue trimestrielle, janvier-mars 1990, pp. 115-119. Il a publié un ouvrage en langue arabe qui porte le même titre.

[8] Anta Diop Cheikh, Nation nègre et culture, Présence africaine, 1954

[9] Anta Diop Cheikh, Civilisation ou barbarie, Présence africaine, 1981

 

 





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