Connectez-vous S'inscrire

Points de vue

Zidane, récit mythique où le héros n’était pas un dieu

Ethologie d'un coup de boule légendaire

Rédigé par Raphaël Liogier et Rachid Benzine | Jeudi 13 Juillet 2006 à 09:55

           

Ce n’est pas seulement à Materazzi que Zidane a mis un coup de boule à la fin d’une finale qu’on espérait se terminer en apothéose. C’est d'abord à l’image trop lisse, injustement lisse sur laquelle on voulait le voir partir et que les médias ont tissée pour lui, article après article, reportage après reportage. D’une certaine manière, c’est un formidable « non » à cette image taillée pour lui, le refus de se voir momifié qu’il a - plus ou moins volontairement, plus ou moins consciemment - jeté sur nos rêves de perfection et d’idéal. C’est un acte de vie que Zidane a posé, sans doute aussi un « coup de boule » contre un racisme trop répandu en Italie.



Zidane, récit mythique où le héros n’était pas un dieu
Un soubresaut bien humain qui signifiait qu’il ne cherchait pas à être panthéonisé trop tôt, et certainement pas contre son gré et au détriment de sa dignité immédiate. La sur-médiatisation, la presque « divinisation » dont il faisait l’objet tuaient, finalement, la vie qui bouillonnait en lui. Nous sommes dans un monde où l’on érige des emblèmes qui sont autant de substituts à nos rêves déchus. Un monde où l’on fige un être dans ce que l’on voudrait qu’il soit.

Un héros et non un mythe

A 34 ans, la postérité de Zidane était déjà écrite. Mais quel homme peut accepter de voir sa vie se dérober ainsi à lui, même si c’est pour devenir le refuge des espérances de milliers de gens ? Sa passion était devenue son calvaire. Son art, un chemin de croix où il a dû expier nos frustrations contemporaines (désenchantement, sinistrose quotidienne, solitude). Il se devait non seulement de nous faire rêver, mais aussi de se donner en exemple à toute une génération, de redonner confiance aux plus fragiles d’entre nous en leur montrant que la réussite est possible. Il devait, encore, être le symbole d’une France métissée, faire renaître le lien social distendu….

Cet homme, au vrai, est un héros et non un mythe. Un héros, parce qu’il incarne magistralement la tragédie humaine. Son geste est magnifique, et il faut peut-être y voir l’acte manqué d’un individu refusant sa sanctification. Il n’a pas renié son humanité pour une gloire éphémère et illusoire. Il s’est agrippé à la terre quand on l’avait déjà condamné au firmament. Il a dit « Je suis des vôtres » quand on voulait qu’il soit différent de nous, qu’il soit l’idéal de nos rêves. Il nous a fait revenir à nous-mêmes, et c’est le plus grand service qu’il pouvait nous rendre.

Son geste est bienheureux parce qu’il a suspendu l’idéal, qui est une attente, une promesse, un chemin, un devenir… mais l’idéal ne saurait se figer, car sinon il ne serait plus. Il a passé le relais à ceux qui suivront, en leur disant qu’ils sont maîtres de leur destinée. S’il ne nous avait pas trahis (puisque certains disent qu’il a trahi son équipe), il se serait trahi lui-même.

Un geste sacrificiel au profit de la dignité

Ce ne sont pas les dieux qui étaient les plus admirés dans l’antiquité grecque, flottant dans un ciel hors de portée, mais les héros au sang hybride, humains et divins à la fois, entre deux mondes, célestes et terrestres, mortels et éternels, brefs paradoxaux. Le héros doit pouvoir vivre au-delà de lui-même, être humain, trop humain, mais aussi divin dans l’éclat d’une action qui le dépasse. Coup de tête exceptionnel dans le ballon et soudain le but inattendu est marqué, in extremis : nous sommes sauvés. Coup de tête dans le ventre de l’adversaire, et soudain le carton rouge, l’effondrement, les larmes et la sortie du terrain : nous sommes damnés.

Le héros tragique, au-delà des contraires, défit nos attentes. Il se définit, en même temps, dans l’affirmation d’un caractère épique avec des aspérités auxquelles nous pouvons nous identifier, à travers lesquelles nous pouvons souffrir avec lui, mais aussi, parfois, partager sa victoire. Chaque faiblesse nourrit le sens tragique du récit. Le sens tragique ne se construit pas, néanmoins, avec n’importe quel type de déficience. Le geste tragique ne doit pas révéler une vulgaire faiblesse, celle de l’abandon, celle du prisonnier qui, sous la torture, finit par trahir son camp en donnant le plan des prochaines batailles. Le geste de Zidane est aux antipodes d’un tel affaissement, affadissement de l’être. C’est au contraire un geste sacrificiel : Zidane sacrifie la victoire humaine, la réussite immédiate dans le jeu humain, au profit de sa dignité tragique.

De la faiblesse héroïque au récit mythique

Son explication télévisuelle confirme ce geste sacrificiel : il ne regrette rien même s’il s’excuse de tout, ne condescend pas même à rapporter l’insulte qu’il n’a pu supporter. Comme Achille, il s’est lancé dans le combat en sachant qu’il le perdrait, et tout en sachant comment il le perdrait. Sans regret, il s’effondre et s’excuse. Il savait les caméras à l’affût d’un tel coup visible, frontal, et donc par avance condamné à être unanimement condamné, face à l’insulte insidieuse, certes immorale, mais inaudible et dès lors sans conséquences matérielle, de Materazzi.

Comme Antigone, Zidane transgresse la loi des hommes, au vu et su de la postérité. Il transgresse la loi du stade au profit de sa fidélité gratuite, immatérielle, à la dignité morale, invisible, des siens. Antigone transgresse elle aussi les lois de la cité en jetant une poignée de terre sur le cadavre de son frère pourtant interdit de sépulture. Elle fait cela pour le seul honneur de son frère, gratuitement, pour sa seule satisfaction intérieure au détriment de toutes les décences et régulations humaines, se condamnant par avance et définitivement. Elle fait le pari de l’invisible contre le visible. C’est ce sacrifice tragique, irrationnel, qui clôt et constitue le récit mythique d’Antigone.

Le héros est forcément incomplet, touché par un sentiment qui l’attendrit soudain, par la colère qui le met hors de lui, mais cette incomplétude le porte au-delà de lui-même. Ce sacrifice immunise son image contre l’affadissement, l’uniformité, la fermeture du sens. La faiblesse héroïque de Zidane fait toute la force d’un récit mythique qui peut maintenant se raconter. L’épopée s’est ouverte après le carton rouge : peut-être parlera-t-on de la tête de Zidane comme du Talon d’Achille, dimension fragile et mortelle, partie non-finie et donc infinie de leur corps de gloire.

*****
Raphaël Liogier est professeur de sociologie à l'IEP d’Aix-en-Provence. Rachid Benzine est enseignant au master Religion et Société à l'IEP d’Aix-en-Provence).




Réagissez ! A vous la parole.
Du plus récent au plus ancien | Du plus ancien au plus récent

16.Posté par Sergio le 19/07/2006 23:33 | Alerter
Utilisez le formulaire ci-dessous pour envoyer une alerte au responsable du site concernant ce commentaire :
Annuler
« Un geste sacrificiel au profit de la dignité ». Tu parles ! Pour moi la dignité c'est l'indifférence glacée, devant quelqu'un qui provoque, ce n'est pas de lui mettre un coup de boule comme un animal ! Ça fait le jeu de ceux qui pensent que les gens du sud ont un code de l'honneur obsolète, et n'ont pas de maîtrise d'eux-mêmes. Il m'est arrivé de le penser d'ailleurs, car je viens du nord-est : on ne se met jamais en colère c'est une déchéance. La hiérarchie des valeurs et le sens de la dignité varient selon les régions.

Néanmoins je soutiens totalement Zidane, je l'excuse totalement aussi. On ne peut pas demander à un homme d'être un Dieu, et il a assez donné pour ce pays. Merci à lui.

17.Posté par Wesh-Wesh le 20/07/2006 11:57 | Alerter
Utilisez le formulaire ci-dessous pour envoyer une alerte au responsable du site concernant ce commentaire :
Annuler
Bravo pour l'analyse. Moi je suis un peu comme Sergio pourtant je suis du Sud. A force d'entendre des clichets on finit par se dire qu'ils ont du vrai. Mais c'est faux et archi faux. Les gens sont des individus et c'est l'analyse paresseuse globalisante qui nous dit qu'ils sont du Sud ou du Nord ou d'ici ou de là. Mais quand on regarde de près, les nuances s'imposent rapidement.
Le geste sacrificiel, je le vois comme le "sacrifice de l'image du dieu Zidane". Avec son geste, qu'il a choisi librement de poser pour les raisons qu'il a expliquées, le "dieu zidane" a fait place au "héros zidane". Ses qualités sportives sont devenues des qualités humaines et je pense que cela ne le diminue pas aux yeux de ceux qui l'admiraient déjà. Est-ce que ce revirement d'image était calculé? Je ne crois pas. C'est parce que ce n'était pas calculé que le geste est excusable car il est purement humain. On condamne le geste mais il est injuste de condamner tout le bonhomme parce qu'il a répondu à une provocation. Ce serait un jugement correct s'il était un dieu. Mais c'est un jugement trop sévère pour un humain. Wesh donc, zizou! tu restes un boss malgré tout.

18.Posté par tib le 11/08/2006 17:48 | Alerter
Utilisez le formulaire ci-dessous pour envoyer une alerte au responsable du site concernant ce commentaire :
Annuler
A la lecture de ce texte, j’ai compris le sens du concept de «culte de la personnalité». Zidane, le nouvel Achille; le digne héros, ça vaut bien - toutes proportions gardées - le «Danube de la pensée» de Ceaucescu nan ?

Zidane a pris un carton rouge pour avoir mis un coup de boule lors d’un match de foot. L’indulgence dont l’opinion publique fait preuve, bien aidée par les médias, est un phénomène étonnant.
Et Amoros qui met un coup de boule à un Danois en match d’ouverture de l’Euro 84 (souvenir, souvenir), il quitte aussi son enveloppe divine pour retrouver sa dignité de héros et recouvrer sa pleine humanité...
Ah les profs de fac qui parlent du foot, c’est toujours très drôle. C’est comme si avec leur mots à eux, ils voulaient participer à une discussion de comptoir.
Enfin, j’ai bien rigolé à la lecture de ce texte, c’est déjà ça.

19.Posté par courtonne le 09/07/2008 15:41 | Alerter
Utilisez le formulaire ci-dessous pour envoyer une alerte au responsable du site concernant ce commentaire :
Annuler
Comment l'aveuglement des media et des lecteurs et téléspctateurs peut-il laisser passer une analyse aussi pertinenete que la votre qui situe le comportement de Zidane dans l'évolution de l'espèce humaine , et surtout dans ces affrontements au niveau ultime du sport moderne qui symbolisent les nouveaux,affrontements des homosapiens, totalement contrôlés par....
Si vous souhaitez un argumentaire technique, consultez le site Zidane et machiavel.
Au plaisir de vous lire.

1 2

SOUTENEZ UNE PRESSE INDÉPENDANTE PAR UN DON DÉFISCALISÉ !