Société

Vers une République de la délation en marche ? Halte à la surenchère émotionnelle

Rédigé par | Samedi 26 Octobre 2019 à 11:00

Depuis la tuerie survenue à la Préfecture de police de Paris, les débats ont dangereusement glissé de la (nécessaire) lutte contre le terrorisme et la radicalisation au voile dont des élus veulent étendre l'interdiction. Des débats très mal vécus par les citoyens de confession musulmane qui dénoncent une stigmatisation ciblée. A l’indignation légitime se succède néanmoins la surenchère émotionnelle, qui n’est en rien constructive et à laquelle il ne faut pas céder. Notre édito.



L’attaque perpétrée à la Préfecture de police de Paris, en plein cœur d’un appareil d’Etat, a fait resurgir le spectre de « l'ennemi intérieur », de « l’infiltration », et, avec lui, les plus vives inquiétudes quant à la capacité des pouvoirs publics à lutter efficacement contre le terrorisme. Car cette fois, et c'est une première, c'est un fonctionnaire en qui l'Etat avait toute confiance qui a commis l'irréparable. Est-ce le résultat d'un coup de folie, comme le dit Jean-Marc Bailleul, secrétaire général du syndicat des cadres de la sécurité intérieure, d'une véritable radicalisation « islamiste » passée sous les radars ou les deux à la fois ? L'affaire est complexe, Michaël Harpon n'ayant laissé aucune explication sur son geste criminel. Rien ne sert de spéculer, laissons la justice faire son travail, avec la prudence que cela impose.

La lutte contre la radicalisation n'en demeure pas moins primordiale. Quelques phrases d’Emmanuel Macron prononcés lors de l’hommage aux quatre fonctionnaires tués ont ravivé des débats qui divisent en profondeur la société. Promettant un « combat sans relâche » contre l'intégrisme, le président de la République a, en effet, appelé « la nation toute entière » à « faire bloc sans relâche contre l'islamisme, ses idéologies qui ne reconnaissent ni nos lois, nos droits, notre façon de vivre ».

Pour « agir contre la radicalisation » et « venir à bout de l'hydre islamiste », le chef de l'Etat a ainsi souhaité des Français qu'ils se mobilisent pour « savoir repérer à l'école, au travail, dans les lieux de culte, près de chez soi » les signes de radicalisation, désignés par « les relâchements, les déviations, ces petits gestes qui signalent un éloignement avec les lois et les valeurs de la République ».

« Une société de vigilance, voilà ce qu'il convient de construire. La vigilance, et non le soupçon qui corrode, la vigilance, l'écoute attentive de l'autre, l'éveil raisonnable des consciences », a-t-il ajouté. S'il a bien fait de préciser que « ce n'est en aucun cas un combat contre une religion mais bien contre son dévoiement et ce qui conduit au terrorisme » qu'il faut engager, ses déclarations posent de nombreuses questions quant à la traduction concrète de cet appel par les citoyens, d'autant que les « déviations » auxquelles le président fait référence ne sont pas évidentes à appréhender.

L'ère du soupçon généralisée de retour ?

Nombreux sont ceux et celles qui ont vu dans cet appel à ouvrir l'œil la porte ouverte à la délation de personnes sur la seule base de leur appartenance réelle ou supposée, visible, à l'islam. Et le ministre de l'Intérieur n'a nullement rassuré ses concitoyens musulmans du contraire après son audition à l'Assemblée nationale. Interrogés par des parlementaires sur les signes relevant potentiellement d'une radicalisation islamiste, Christophe Castaner a cité le fait de porter la barbe, de ne pas faire la bise à une femme, d’avoir « une pratique régulière et ostentatoire » de la prière ou encore d'avoir une pratique religieuse « particulièrement exacerbée » pendant le Ramadan comme des indicateurs « qui doivent être relevés ».

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Il n’en fallut pas plus pour provoquer l’indignation de nombre de musulmans, qui y ont vu une stigmatisation à leur encontre. « Personne ne fait de lien (...) entre (l’islam), la radicalisation et le terrorisme », a précisé le ministre au Sénat plus tard. Trop tard, le mal est fait pour ses détracteurs, qui rappellent les dérives de l’état d’urgence post-attentats de 2015. Concomitamment, une fiche de « détection » à la radicalisation distribuée aux personnels de l'Université de Cergy a suscité l'ire. Et pour cause : tout ce qui est considéré comme pouvant faire partie de pratiques du culte musulman constitue des signaux à relever.

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Face à la radicalisation, ne pas être dans un « double mouvement de déni et de panique »

On ne le répétera jamais assez : la radicalisation est un phénomène très complexe, protéiforme, qu'il est difficile pour n'importe qui de détecter. Aucune évidence en la matière n'est à conclure. C'est le gouvernement même qui le fait savoir à travers le site Stop Djihadisme.

« L’apparence physique ou vestimentaire ne constitue pas un élément suffisant pour identifier une situation de radicalisation » d'une personne, qui use d'ailleurs « de divers stratagèmes pour ne pas éveiller les soupçons quant à leurs intentions, notamment leur velléité de départ, et pour échapper à la surveillance des services spécialisés de la police ou de la gendarmerie ». En outre, « identifier un processus de radicalisation ne se fait pas sur la base d’un seul indice mais d'un faisceau d’indicateurs. Ces indicateurs n’ont, par ailleurs, pas tous la même valeur et seule la combinaison de plusieurs d’entre eux permet d’établir un constat ».

« Aujourd’hui, dans les services publics, tout le monde a compris que le port du voile et de la barbe ne sont pas, en soi, des indicateurs de radicalisation. Les indicateurs ont été nettement affinés et prennent en compte une dimension essentielle : la rupture avec l’ordre social à partir d’un absolutisme de la norme religieuse », a souligné en juillet au Monde Muriel Domenach, en quittant la tête du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR).

« Le double mouvement de déni et de panique que continue de susciter le terme "radicalisation" est préoccupant, notamment sur les réseaux sociaux. Les marchands de peur, qui considèrent que tout musulman est un suspect potentiel et que tout musulman pratiquant est un danger, comme les marchands de déni, qui refusent de nommer le problème et continuent de considérer les processus de radicalisation comme de simples ruptures adolescentes, se nourrissent l’un l’autre de manière malsaine », fait-elle aussi bien de relever.

Par la complexité du phénomène, ce sont donc d'abord « aux professionnels sociaux de terrain "classiques", comme les professeurs, les éducateurs, les médiateurs, les psychologues et les référents religieux », selon les mots de Muriel Domenach, ainsi que des services de renseignements, qui comptent dans leurs rangs des experts, de faire, avec rigueur, ce travail de « détection » à la radicalisation qui conduit à penser que tel individu pose un danger réel pour la société.

Bâtir une société plus sûre, sans que des libertés fondamentales ne soient rognées, - ce que les rédactions de Saphirnews et de Salamnews appelaient déjà de leurs vœux après les attentats de 2015 dans une tribune - est aussi l'affaire de tous et demande des efforts constants de tous les corps de la nation, y compris des musulmans. C'est un chemin de crête que nous arpentons là ; la difficulté réside dans le fait de ne pas en sortir au risque de tomber dans les dérives sécuritaires que tout Etat de droit, démocratique, doit être en mesure de prévenir. A la société de vigilance, c'est aussi une société de confiance engagée dans la défense de l'inclusion de tous dans la République qu'il faut construire pour lutter contre les communautarismes et créer une meilleure cohésion nationale et sociale.

L’hystérie collective autour du voile

C’est sans compter, malheureusement, l'instrumentalisation politique du tragique événement à la préfecture et, plus globalement, de la lutte contre la radicalisation par des élus, pour, à tout le moins, légiférer en faveur d’une interdiction du voile aux sorties scolaires. Une situation vécue comme une injustice par les musulmans de France car, à nouveau, la masse, très hétérogène en termes de vécus et de pratiques, est confondue avec une extrême minorité d’individus qui dévoient l’islam à des fins criminelles.

« Après l’assassinat de nos quatre policiers, nous ne pouvons pas tolérer cette provocation communautariste », avait, en effet, fait valoir sur Twitter l’élu RN à l'origine de l'action visant la présence d’une accompagnatrice scolaire, en raison de son voile, à une séance du Conseil régional de Bourgogne Franche-Comté le 11 octobre. Une agression verbale médiatisée qui a inauguré depuis une nouvelle séquence de débats houleux autour du voile.

Par ses mots, il assimile honteusement le voile au terrorisme pour alimenter des peurs et, ainsi, mieux justifier une nouvelle interdiction. Ce glissement dangereux, source d'amalgames, se devait d'être dénoncé unanimement, avec force. Ce ne fut pas le cas. Le recadrage du Premier ministre Edouard Philippe en matière de laïcité a été salutaire. Néanmoins, ils sont nombreux à attendre une parole publique forte, ferme mais à la fois rassembleuse, d’Emmanuel Macron sur le sujet.

Voile, laïcité : la mise au point de Macron

« Ce sont des débats importants, il faut les avoir sans que ce soit une réponse à une provocation d’un élu du RN ou à l’humiliation de qui que ce soit », a déclaré le chef de l’Etat lors de son séjour à Mayotte mardi 22 octobre, promettant de revenir sur le débat autour de la laïcité « de manière apaisée quand je considérerai que c’est le bon moment ». « On a parfois tendance à confondre le débat sur la laïcité qui a un cadre, celui de 1905, et la question de l’islam », a-t-il ajouté.

Pour lui, « ce qui est important, c’est que notre pays ne se divise pas », tout en martelant la nécessité de « lutter contre le communautarisme ». Deux jours plus tard, à la Réunion, il s'est voulu plus précis. « Le port du voile dans l’espace public n’est pas mon affaire. C’est ça la laïcité », a-t-il déclaré, esquissant ainsi des lignes directrices de son grand discours sur la laïcité pour lequel il est attendu au tournant.

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Halte à la haine mais aussi à la surenchère émotionnelle

La lutte contre la radicalisation et le terrorisme doivent être sans faille mais une lutte mal menée, avec la stigmatisation d’une partie de la population pour point d’ancrage, conduit à des conséquences dévastatrices non pas que pour les musulmans mais pour les citoyens dans leur ensemble.

Il convient donc d’être, d'une part, attentif face aux dérives – celui, entre autres, de tomber dans « un maccarthysme musulmanophobe » pour Rachid Benzine – et, d'autre part, de dénoncer avec clarté et force les discours de haine. Ceci dit, il importe de ne pas céder pour autant à la surenchère émotionnelle, de nature à accentuer démesurément les peurs et à entretenir la paranoïa et la victimisation qui, eux aussi, font le lit de la radicalisation.

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Parce que les mots sont importants, et qu'il en va de notre responsabilité, la surenchère verbale, nocive, constatée dans chaque camp doit cesser. Tandis que l’extrême droite et autres identitaires nous parlent des mythes du « grand remplacement » et de la « colonisation à l'envers » en France comme de faits avérés, d’autres, dans le camp adverse, avec une même exagération, jurent que la France est aujourd’hui dans une « chasse aux musulmans », comme elle l’a fait par le passé pour les juifs. Laissons cette expression à des situations qui s'y prêtent malheureusement mieux comme pour les Rohingyas en Birmanie.

Prendre du recul face aux réseaux sociaux

Aussi, il importe de ne pas confondre toute critique sur le voile à de « l’islamophobie », au risque d’affaiblir la lutte légitime contre la haine visant les musulmans dont la réalité ne doit pas être niée en France. A quand un débat sain dans un cadre serein sur le sujet du voile, sans instrumentalisation de l'antiracisme, de la laïcité ou encore à visée liberticide ?

Les réseaux sociaux dont l'usage a envahi notre quotidien ont ceci de mauvais qu’ils sont une vraie machine à alimenter des émotions au détriment, souvent, de la raison. Comment ? En ne voyant dans ses fils d’actualité que ce qui va mal, alimentant une vision tronquée de la réalité sur le terrain. Amplifiée, elle est source de mauvaises analyses de la situation et, au pire, de manipulations variées qui font la bonne santé des fake news. Il faut donc savoir prendre du recul face aux réseaux sociaux pour empêcher qu’ils ne nous affectent durablement dans notre perception de la réalité.

La surenchère émotionnelle est assurément contre-productive, voire dangereuse. Ne rien laisser passer des dérives en sachant raison garder ; savoir construire des réponses fortes en faisant preuve de discernement, c’est le juste équilibre qu’il faut trouver afin de lutter efficacement contre les discours et les idéologies mortifères de tous bords.

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Rédactrice en chef de Saphirnews En savoir plus sur cet auteur